Chapitre 1.
Des enjeux de taille
Plus de 98 % des entreprises françaises comptent moins de cinquante personnes. Ces « petites entreprises » emploient plus d'un salarié sur deux du secteur privé et ont été le principal moteur de la création d'emplois ces dernières années. Leur poids socio-économique reste sous-estimé et leurs besoins spécifiques sont peu pris en compte dans l'élaboration des normes, alors qu'elles se trouvent confrontées à de nombreux défis nécessitant une approche collective. Un dialogue social mieux organisé, plus soutenu et plus efficace, au niveau de l'entreprise, de la branche, de la filière ou du territoire, peut les aider à les relever.
Quel rapport y a-t-il entre une boulangerie, une auto-école, un atelier de serrurerie, un restaurant, un abattoir de volailles, une exploitation maraîchère, une agence d'architecture, une association d'aide à domicile, une imprimerie, un artisan plombier, un salon de coiffure, une boutique de vêtements, un cybercafé ? Premier point commun entre ces activités en forme d'inventaire à la Prévert : leur petite, voire leur très petite taille. Deuxième point commun : ces activités sont présentes, de manière diffuse, partout sur notre territoire. Elles sont la toile de fond de notre vie quotidienne. Enfin, troisième point commun, les intérêts de ces petites entreprises et de leurs salariés sont sous-représentés dans le débat économique. Aux yeux de l'opinion comme des décideurs, l'enjeu spécifique qu'elles représentent est faiblement perçu.
Un poids prépondérant dans l'emploi
Dans « TPE » et « PME », il y a un P qui veut dire « petites ». Le champ des TPE et des PME couvre selon la nomenclature officielle les entités de moins de onze salariés (TPE) et celles de onze à deux cent cinquante salariés (PME), soit les deux tiers de l'emploi salarié du secteur privé en France. L'autre tiers des salariés travaille dans de grandes entreprises. D'emblée, les membres du comité de pilotage en ont convenu : traiter comme un tout homogène les entreprises de un à deux cent cinquante salariés – selon la définition européenne de la PME – n'est guère pertinent{4} au regard du sujet traité, en l'occurrence le dialogue social.
La limite des cinquante salariés, sur laquelle ils sont tombés d'accord, n'est qu'un point de repère, non un absolu. Le critère est relatif et un peu arbitraire : un sous-traitant de la mécanique avec cinquante salariés est une petite entreprise dans sa filière, souvent cantonnée sur son territoire et peu autonome stratégiquement. Un cabinet de conseil avec cinquante collaborateurs dont quarante-cinq consultants est un poids moyen, sert des clients dans le monde entier et dégage une valeur ajoutée sans commune mesure avec l'entreprise de mécanique.
Toutefois, ce critère des cinquante salariés qui borne notre champ d'analyse relève de trois types de raisons.
Une réalité sociologique assez homogène
Jusqu'à environ cinquante personnes – même si cela dépend des secteurs – l'entreprise fonctionne le plus souvent de manière simple, univoque, centralisée. Selon les données de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), 95 % des TPE sont patrimoniales{5}, autrement dit dirigées par leur patron-propriétaire. Dans la tranche de onze à cinquante salariés, c'est 90 %. Le dirigeant joue le rôle de chef d'orchestre et de pilote. La hiérarchie est légère ou inexistante, la relation employeur/salariés directe, l'entreprise vit le plus souvent sur un marché local ou de niche{6}, avec un seul métier, et fonctionne avec un encadrement réduit.
« C'est mon entreprise, ma boutique, mon argent, mon patrimoine », « c'est moi qui prends les risques, c'est chez moi », disent souvent les patrons. « Le mot le plus important pour comprendre le comportement de ces dirigeants, c'est “proximité”, ajoute Olivier Torrès, professeur à l'Université de Montpellier et à l'EM Lyon. Ils s'adressent à des marchés proches. Ils vont spontanément chercher des fournisseurs près de chez eux. Leur banquier, leur assureur, leur expert-comptable sont des amis. » Comme ses salariés, le dirigeant s'identifie fortement à son métier. Il est cuisinier, développeur informatique, ambulancier ou électricien comme ses compagnons. Il est l'un d'eux. Qu'il soit paternaliste ou féru de dialogue social, le « patron » vit dans une grande proximité avec ses collaborateurs. « Il faut se souvenir que le salaire d'un dirigeant de petite entreprise est de l'ordre de 4 000 euros par mois, signale Bernard Van Craeynest, de la CFE-CGC. L'écart salarial avec un salarié, même payé au SMIC, n'a rien à voir avec celui qu'on observe dans la grande industrie. »
Un critère de segmentation des politiques publiques
Mesure après mesure, le législateur et les partenaires sociaux ont fait de cette taille d'effectif un critère pour la mise en œuvre de diverses dispositions fiscales, aides ou obligations (voir annexe, page 102). Un certain nombre d'aides sont réservées aux entreprises restant sous ce seuil. Un certain nombre de taxes, de mesures fiscales ou d'obligations, dont certaines ont trait à la représentation du personnel, se déclenchent au-dessus.
La moitié des emplois privés
Sur les vingt dernières années, en France, la structure des emplois a connu une évolution « en sablier ». Les postes de travail ont migré simultanément vers les entités de plus de mille salariés et vers celles de moins de vingt salariés, tandis que le réservoir d'emplois des entreprises de taille moyenne se vidait.
Aujourd'hui, les entreprises de moins de cinquante salariés représentent plus de la moitié de l'emploi privé ; elles ont été ces dernières années le principal agent de son développement.
À rebours des représentations courantes, en France, l'« entreprise » est majoritairement une petite organisation. Un découpage par taille d'effectifs dans le secteur privé donne la segmentation suivante :
• 12 % des salariés travaillent dans des micro-entreprises de un à quatre salariés ;
• 12 % dans celles employant de cinq à neuf salariés ;
• 12 % encore dans celles de dix à dix-neuf salariés ;
• 17 % dans la tranche des vingt à quarante-neuf.
Avec leurs 9 millions de salariés, les petites entreprises réalisent 36 % de la valeur ajoutée, 30 % des investissements et 10 % des exportations{7}. Un poids certes plus faible que celui des entreprises de taille intermédiaire et des grands groupes, mais beaucoup plus important que ne le laissent supposer les titres de la presse économique, centrés de façon quasi exclusive sur les ventes d'avions ou de centrales nucléaires, les restructurations dans l'automobile, les risques psychosociaux dans les tours de La Défense, ou encore l'entrée ou la sortie de tel grand groupe de l'indice CAC 40.
Renverser les priorités
« Penser autrement, c'est légiférer en pensant d'abord aux 98 % des entreprises françaises qui ont moins de cinquante salariés », déclarait Jean Lardin en présence de François Fillon lors du dernier congrès de l'Union professionnelle artisanale (UPA), en octobre 2011. L'UPA, qui défend les intérêts de quelque 1,2 million d'entreprises de l'artisanat et du commerce de proximité, se bat pour un renversement des priorités au niveau des politiques publiques. « Il faut faire en sorte que la France mette véritablement en œuvre le small business act européen. Ensuite, il sera beaucoup plus facile d'adapter les règles définies pour l'immense majorité des entreprises françaises aux entreprises les plus grandes, soit les 2 % restantes. Et non de faire l'inverse comme c'est trop souvent le cas aujourd'hui. Cela veut dire aussi que, dans tous les ministères, qu'ils soient sur les champs économiques, fiscaux, de l'emploi, de la formation professionnelle ou les champs sociaux, on doit aborder les sujets sous l'angle de nos catégories d'entreprises », affirme-t-il.
« Les petites entreprises ne jouent pas seulement un rôle économique », plaide Anne Midavaine, gérante d'une société de laque d'ameublement qui emploie huit personnes et membre du « Comité TPE/PME/ETI{8} » du MEDEF, au sein duquel elle porte la voix des TPE. « Nous remplissons une mission sociétale. Nous formons des jeunes, nous transmettons des savoir-faire, nous créons ou nous maintenons un lien social. » Aujourd'hui, les petites entreprises forment par exemple 80 % des apprentis.
« Les PME ne sont pas le seul moteur de notre économie, mais elles en sont assurément le moteur central et potentiellement le plus puissant », affirme Michel Meunier, président du CJD.
Les interlocuteurs patronaux et syndicaux rencontrés pour préparer ce livre sont tous d'accord : l'enjeu considérable représenté par les petites entreprises n'est pas assez pris en compte par les décideurs nationaux, en partie parce qu'ils méconnaissent le sujet.
En 2007, Oseo a demandé à Olivier Torrès d'analyser la production académique sur les PME. « En réalité, 95 % de toutes les thèses recensées en économie et gestion portent sur les grandes entreprises », précise le chercheur. Il est sans doute plus facile de questionner les 100 000 salariés d'une grosse entreprise via un formulaire en ligne sur un intranet que de sonder 100 000 salariés du bâtiment. « Les petites entreprises et leurs salariés restent largement méconnus. Ils font l'objet de peu d'études et sont difficilement suivis par l'appareil statistique », confirme un rapport du Comité d'orientation de l'emploi (COE). Cette situation commence toutefois à évoluer.
« Laurence Parisot m'a demandé de présider un comité TPE-PME qui a vocation à intervenir de manière transversale, en appui de toutes les commissions du MEDEF pour qu'on y tienne compte des besoins spécifiques de ces entreprises, explique Étienne Bernard, président du Comité TPE/PME/ETI du MEDEF. Le fait de ne pas “ghettoïser” nos entreprises est un signe très positif. Un vrai changement d'état d'esprit. »
De leur côté, toutes les organisations syndicales travaillent actuellement à accroître leur présence sur ce terrain et à y susciter des adhésions de salariés.
Sortir de la caricature
S'intéresser aux petites entreprises et à leurs acteurs, c'est frôler en permanence deux types d'écueils. D'un côté, le misérabilisme, qui peut prendre diverses formes : la plainte (« L'État, les élus et les médias ne s'intéressent qu'aux grands groupes »), la stigmatisation (« c'est un monde archaïque, ringard, une zone de non-droit ») ou la condescendance (« Les petites entreprises ont besoin qu'on les aide »). La Commission européenne parle à propos des PME d'« actions positives », employant la même expression que celle utilisée pour promouvoir les droits des minorités. Paradoxal quand il s'agit, justement, d'une large majorité !
L'autre écueil, opposé, est celui du « small is beautifull » : les petites organisations seraient des lieux de convivialité, des paradis entrepreneuriaux, à taille humaine, loin de l'horreur économique du capitalisme financier. Les politiques publiques, lorsqu'il s'agit de se pencher sur les « petites entreprises », pensent en priorité aux start-up de haute technologie alors que les entreprises à fort potentiel de croissance appartiennent majoritairement aux secteurs dits « traditionnels »{9}.
Dialogue social et petites entreprises : de quoi parle-t-on ?
Parler des « petites entreprises dans le dialogue social », c'est désigner deux niveaux de réalité :
• D'une part, la façon dont les salariés et les employeurs, sur le terrain, dans chaque entreprise, vivent le dialogue social formalisé.
• D'autre part, la façon dont sont prises en compte – ou pas – les spécificités de ces entreprises dans l'élaboration des normes collectives qui les concernent. Ces normes pouvant être légales ou conventionnelles.
« Nous dialoguons tous les jours avec nos salariés. Cela se fait tout naturellement, affirme Geneviève Roy, vice-présidente chargée des affaires sociales à la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPME) et gérante d'un hôtel à Paris. Le boulanger qui fabrique son pain ou le restaurateur derrière ses fourneaux échangent en permanence avec leur personnel. Je dirige un petit hôtel et je fais de même. »
Dans « dialogue social », il y a certes « dialogue ». Mais ce n'est pas parce que l'on se parle au quotidien, plus ou moins facilement, entre patron et salariés, que l'on pratique pour autant le « dialogue social ». Il ne faut pas confondre « relations humaines » et « relations sociales ». Nous ne parlons dans ce livre que des secondes, sans ignorer que la qualité des premières joue un rôle important dans la qualité de vie au travail.
Dans l'entreprise, le dialogue social peut se définir comme l'échange, organisé dans un cadre structuré, entre la direction et les représentants des salariés. Il s'agit d'aborder des sujets déterminants pour les collectifs de travail : performance économique, emploi, conditions et organisation du travail, rémunérations, etc. Le dialogue social revêt une dimension collective qui passe par des mécanismes d'intermédiation. Un ou plusieurs représentants, syndiqués ou non, sont les porte-parole de leurs collègues. L'objectif est de trouver des règles, des normes, des modes de fonctionnement, des solutions applicables et profitables à tous, qui mettent en synergie la dimension économique et la dimension sociale. Le fait d'aller dans le bureau du patron demander une augmentation personnelle ne relève pas du dialogue social.
Le dialogue social ne se pose pas dans les mêmes termes selon que l'on se trouve, ou pas, sous ...