Première partie
Le CICR : entre les agissements et l'indifférence de la France et de l'Algérie CHAPITRE I
Le CICR dans la guerre d'Algérie et ses suites
Lorsque, le 11 octobre 1962, à Genève, le Conseil de la présidence du CICR se penche sur les turbulences créées par la fin de la guerre d'Algérie, le sort tragique réservé aux harkis domine presque exclusivement le débat. Le rapport d'une mission de cinq jours, effectuée par Pierre Gaillard en Algérie avant cette réunion du Conseil, préoccupe vivement les membres dirigeants du CICR. Ceux-ci, estimant que les harkis sont des victimes directes d'un conflit interne, déclarent qu'ils relèvent du mandat du CICR, et qu'il est de leur devoir de leur venir en aide et de leur apporter une forme de protection{48}. Les membres du Conseil connaissaient le sort réservé par l'Armée nationale de libération (ALN) aux supplétifs de l'armée française pendant la guerre : « Il ne faudrait pas oublier non plus le sort tragique des musulmans qui combattent aux côtés de la France et qui tombent aux mains du FLN, lequel a pour tradition, semble-t-il, de les égorger sur le champ{49}. »
Le Conseil rappelle qu'il n'est pas garant des accords d'Évian et qu'il appartient à la France de se préoccuper de la violation de ce contrat par le gouvernement algérien. Ce jour-là, les membres du Conseil abordent le sujet des camps de détention de harkis, camps gérés par les autorités militaires{50}, dont la situation en quelques mois, va s'avérer inextricable. Ils révèlent avoir abordé le problème avec les autorités algériennes, principalement avec le ministre de l'Intérieur – Houari Boumédiene –, le chef des armées et la Sûreté nationale. Selon le Conseil, les autorités algériennes ne contestent pas l'existence des camps, mais cherchent plutôt à en rejeter la responsabilité sur les responsables de wilayas. Avant la clôture de la séance, les membres du Conseil votent, entre autres, la décision no 2 qui déclare : « Vu la situation tragique des anciens auxiliaires musulmans attachés à l'armée française, dénommés “harkis”, et leurs familles, le Conseil prie la Direction de continuer ses efforts en leur faveur, aussi bien à Paris qu'à Alger{51}. » Le ton est donné : les délégués vont s'engager activement au service de cette cause, sur la base des principes humanitaires de leur Comité international.
Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR)
Comprendre l'engagement humanitaire du CICR, c'est en premier lieu revenir sur son histoire.
Le Comité international de secours aux militaires blessés : la genèse du CICR
En juin 1859, Henry Dunant, colon de la Compagnie genevoise près de Sétif en Algérie, part à la recherche de Napoléon III pour tenter de trouver une solution législative à ses problèmes d'entrepreneur : les autorités coloniales tardent à lui fournir l'autorisation d'exploiter une chute d'eau qui ferait fonctionner des moulins. Ce voyage l'amène en Italie, où l'empereur, à la tête de son armée, se bat pour libérer le nord de la péninsule. À Solférino, la bataille opposant l'armée française et l'armée piémontaise d'une part à l'armée autrichienne d'autre part est d'une très grande brutalité. « Trente à quarante mille hommes blessés sont sans assistance médicale. Une des batailles les plus meurtrières depuis Waterloo [...]{52} », insiste François Bugnion. Arrivé quelques heures seulement après la fin du combat, le futur prix Nobel de la paix se trouve confronté à l'horreur absolue qui le détourne de son projet. Henry Dunant s'émeut : « Le soleil du 25 juin éclaira l'un des spectacles des plus affreux qui se puissent présenter à l'imagination [...]{53}. »
De retour à Genève, Henry Dunant écrit et publie en 1862 son témoignage Un souvenir de Solférino. Dans l'ouvrage, l'auteur suggère de former des sociétés de secours pour soigner les soldats blessés et avance l'idée d'une convention internationale pour garantir leur protection. La publication connaît un très grand succès. Spontanément des notables genevois proposent leur concours.
Le 26 octobre 1863 est créé le « Comité international de secours aux militaires blessés », qui deviendra le « Comité international de la Croix-Rouge » en 1875. Il est composé de cinq personnalités suisses. Ces derniers organisent une Conférence internationale à laquelle assistent seize nations, dont la France. La Conférence adopte la proposition de créer des sociétés nationales et décide qu'une croix rouge sur un fond blanc sera le signe distinctif du personnel sanitaire (plus tard le croissant rouge, adopté par les pays « musulmans », sera utilisé pour la première fois en 1929 par la Turquie). Quatre emblèmes sont actuellement reconnus par les conventions de Genève : la croix rouge, le croissant rouge, le lion-et-soleil rouge en Iran et le cristal rouge en Israël{54}.
Le CICR : des dates et des chiffres
L'engagement du CICR, homologué auprès des Nations unies depuis le 16 octobre 1990, en fait un acteur à part entière des problématiques internationales, bien plus qu'un simple observateur aux principes multiples et complémentaires. Basé en Suisse, rue de la Paix à Genève, le CICR dispose d'un budget de près d'un milliard de francs suisses (environ 833 millions d'euros) ; ses comptes font l'objet d'un rapport annuel. Les gouvernements, les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, le secteur privé et les particuliers, par des legs, sont ses principaux donateurs. Une contribution importante en termes de personnel spécialisé est également apportée par les Sociétés nationales. Plus de 1 400 personnes, spécialistes et généralistes, sont actuellement déployées à travers le monde, en mission sur le terrain pour le compte du CICR. Elles travaillent avec quelque 11 000 employés locaux, et leurs activités sont soutenues et coordonnées par 800 collaborateurs, originaires de pays variés, et basés au siège, à Genève{55}. Le CICR est membre fondateur du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, au même titre que la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge créée en 1919, et les 186 Sociétés nationales de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge. Toutes ces institutions sont strictement indépendantes les unes des autres. Le Mouvement international, à travers ses sociétés nationales, est composé de 97 millions de membres et volontaires et emploie 300 000 personnes dans le monde{56}.
Des crises et des regrets
Le Comité international a connu plusieurs crises au sein du mouvement mais également sur l'échiquier des relations internationales, au cours des premières années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Une des plus mémorables reste le boycott de la conférence internationale de Toronto en 1952, des Sociétés nationales de la Croix-Rouge de l'URSS et des autres pays du bloc soviétique. La raison invoquée : le CICR fait partie des organisations invitantes. Ces pays lui reprochent son manque d'impartialité durant la période de la guerre froide. Ils sont allés jusqu'à rejeter les nouveaux statuts du mouvement du fait que ceux-ci confirmaient les attributs du CICR. Selon deux anciens cadres du CICR, les Croix-Rouge de ces pays avaient emboîté le pas à leurs gouvernements{57}.
Aujourd'hui encore, le CICR est marqué par son attitude face aux camps nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Si l'institution n'est pas restée complètement passive, elle ne va pas jusqu'à les dénoncer. L'historien genevois Jean-Claude Favez est sévère : « Malgré toutes les explications fournies, malgré sa satisfaction d'avoir pu au moins apporter quelques secours, force est de reconnaître que [le CICR] aurait en effet dû parler{58}. » Le 26 janvier 1995, à Cracovie, Cornelio Sommaruga, président du CICR, exprime ses regrets lors de la commémoration du cinquantième anniversaire de la libération d'Auschwitz. Il parle « d'échec moral de notre institution face à l'Holocauste{59} ».
Quatre conventions de Genève, de multiples protections
La Croix-Rouge est à l'origine de quatre conventions conclues à Genève. Ces traités internationaux contiennent les principales règles fixant des limites à la brutalité de la guerre. Elles protègent les personnes qui ne participent pas aux conflits (notamment les civils et les organisations humanitaires) ainsi que celles qui ne prennent plus part aux combats, comme les prisonniers et les blessés. Le 22 août 1864 est adoptée la première des conventions « pour l'amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne ». Elle deviendra, en 1949, la première convention de Genève « pour l'amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne ». La deuxième convention de Genève, adoptée en 1949 et prolongeant une disposition de 1907, est conçue principalement « pour l'amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer ». La troisième convention de Genève, adoptée également en 1949, remplaçant et complétant une convention de 1926, est « relative au traitement des prisonniers de guerre ». Cette convention définit le « prisonnier de guerre » comme un soldat d'une armée, un membre d'une milice, ou encore certains civils comme les résistants. C'est cette même convention qui permet au CICR de rendre visite à tous les camps de prisonniers de guerre sans aucune restriction, ainsi que de s'entretenir avec eux sans témoin. Elle fixe également des règles au traitement général des prisonniers, comme l'obligation de les traiter humainement et la stricte interdiction de toute torture et de tout acte de pression physique ou psychologique. Des obligations sont définies, qu'elles soient d'ordre sanitaire, telles l'hygiène ou la nourriture, ou d'ordre moral, tel le respect de la religion des prisonniers. La quatrième convention, adoptée également en 1949, définit les dispositions « relatives à la protection des personnes civiles en temps de guerre{60} ».
Durant la guerre d'Algérie, le CICR a été constamment sollicité pour intervenir en faveur des très nombreuses victimes du conflit : les prisonniers des deux camps, les réfugiés aux frontières marocaines ou tunisiennes, les deux millions de « déplacés », les disparus, etc. Ne s'agissant pas d'un conflit international où l'une des parties reconnaissait la partie opposée (« Dans le droit international public, tels que les Européens l'avaient développé et imposé au reste du monde, une colonie n'avait pas de personnalité juridique distincte de celle de la métropole{61} »), les services du CICR ne pouvaient s'appuyer que sur l'article 3 qui est commun aux quatre conventions de Genève du 12 août 1949{62}.
Dans la continuité de son action, dès la proclamation de l'indépendance de l'Algérie, le Comité international utilise donc l'arti...