La démocratie anesthésiée
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La démocratie anesthésiée

Essai sur le nouveau visage du politique

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La démocratie anesthésiée

Essai sur le nouveau visage du politique

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À propos de ce livre

Quel objectif poursuit la démocratie aujourd'hui? Un point de croissance supplémentaire? Une meilleure gouvernance avec de meilleurs professionnels de la politique? Un taux de chômage plus bas? Plus de temps de loisirs disponibles pour se divertir plus longtemps? Faut-il se satisfaire d'un tel rabaissement consumériste et désenchanté?Sans qu'on y prête attention, en trente ans, le projet émancipateur fondé sur la capacité des êtres humains à se libérer de leurs servitudes s'est peu à peu effacé. Le sauve-qui-peut de l'emploi à n'importe quel prix a remplacé la mise en valeur du travail. Sous la pression des intérêts financiers, l'économie est devenue une fin en soi. Le divertissement a pris le pas sur la culture. L'obsession de la gouvernance est venue cacher le renoncement au partage des pouvoirs.Revisitant les apports des philosophes, Bernard Vasseur livre le diagnostic lucide et décapant d'une démocratie anesthésiée au nom de la modernité. Il est temps de réveiller les dynamismes créateurs dont sont porteurs les citoyens pour travailler à l'avènement d'une société où le libre développement de chacun soit la condition du libre développement de tous.Un livre profond qui peut nourrir le débat politique. Professeur de philosophie, Bernard Vasseur est directeur de la maison Elsa Triolet-Aragon. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux arts (Rodin, La ville et les artistes, Erro, Baselitz, Klasen...) aux éditions Cercle d'Art.

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Informations

ISBN
9782708243804
Chapitre 1.
Le travail refoulé sous l'emploi
On l'a vu, cherchant par quels chemins détournés l'aristocratie pourrait bien ressurgir au cœur même de la démocratie, Tocqueville commence par examiner les mouvements survenus à son époque dans l'industrie : c'est là qu'apparaissent des pratiques qui peuvent fonder l'existence de « classes particulières » dont l'une semble née pour obéir et l'autre pour commander. La politique commence donc là : ni dans les doctrines ni dans les institutions, mais dans la discipline et le contrôle des corps des hommes au travail, dans les rapports qui s'y tissent et dans les rôles qu'ils y tiennent. Et elle se modifie du fait des traits nouveaux que lui donne le travail industriel.
Or, force est de le constater, le mot « travail » est aujourd'hui un mot disparu, un mot sinistré du débat politique : il est remplacé par celui « d'emploi ». Gauche et droite rivalisent d'ardeur pour promouvoir l'emploi, élaborer des programmes de création d'emplois, se jeter à la face – à tour de rôle – leur bilan en matière d'emplois, et l'emploi est, nous assure-t-on, « le problème numéro 1 du Français ». Lorsque, comme aujourd'hui, la droite est au pouvoir et tente de noyer le poisson, pour faire oublier sa gestion calamiteuse de l'emploi, en allumant des contre-feux sécuritaires (les banlieues, la délinquance et les agressions, le voile et la burqa, l'immigré et le sans-papiers, les musulmans et les mosquées, les Français dits « de souche » et les Français dits « d'origine étrangère », les « Roms », etc.), la gauche – sans se taire sur ces sujets – la rappelle à ce qui est jugé essentiel : la dégradation de la situation économique que les Français ressentent durement. Et la publication chaque mois des statistiques « emplois » de l'INSEE nous ramène au même cérémonial bien rôdé : « Vous échouez. Vous ne faites rien, tandis que nous, nous allons enfin agir ». Et c'est la même réaction dans l'autre sens. Quand la gauche dirige le pays et s'emploie à enregistrer dans la loi l'évolution des mœurs et des mentalités (le pacs, les fameuses « lois sociétales », etc.), la droite lui remet le nez dans le « cambouis » de l'économie : « Vos mesures ne créent pas d'emplois, elles accompagnent socialement le chômage, elles sont coûteuses et inefficaces, elles encouragent les chômeurs à ne pas chercher un emploi et à préférer vivre durablement de la charité publique et de l'assistance. » Jeu répétitif et bien huilé : « Je vous passe la casse, passez-moi le séné ! », comme écrivait Balzac dans La Cousine Bette{20}.
Avec un peu de recul, on se dit que la droite inscrit durablement son action dans une guerre économique qu'elle encourage et stimule. « Comment faire autrement, assure-t-elle ? » Elle a ses valeurs (Ah ! les chères valeurs de droite !), d'après lesquelles c'est la compétition – et on n'y peut rien si elle est sauvage – qui conduit les humains à donner le meilleur d'eux-mêmes, en se faisant les prédateurs concurrents les uns des autres. Elle les contraint à s'inscrire dans un système global ne garantissant nullement une place à tout le monde, mais seulement aux plus forts, aux plus aptes, aux mieux adaptés, à ceux qui jouent le jeu du système. C'est le principe de réalité, nous assure-t-elle : « Ouvrez les yeux : les gros poissons mangent les petits, c'est la loi de la vie, Darwin l'a bien montré ! »
Quant à la gauche de gouvernement, affirmant son impuissance à changer la nature et les conditions de la « guerre économique », avouant l'inscription de son action dans un monde qu'elle n'a pas choisi même s'il ne lui plaît pas, elle y dispose quelques ambulances et hôpitaux de campagne. On soigne les blessés, on ramasse les morts, on met un peu de justice, de morale et d'humanité, dans ce monde sauvage, ce qui n'est pas rien. On crée un peu d'emplois publics, on encourage l'emploi privé avec des avantages fiscaux si l'on a un peu de marge, on donne un peu de salaire, mais pas trop, sinon les capitaux s'en vont et l'emploi se dégrade. Cercle vicieux. On l'a bien vu en des temps plus favorables : François Mitterrand avait été élu pour « changer la vie », mais, passées les mesures sociales de ses deux premières années à l'Élysée, « il a dû renoncer ». Trente ans après, tout a été repris ou presque, et le Président reste dans les mémoires pour avoir « libéralisé » l'audiovisuel et supprimé la peine de mort ! Quant à « la vie », elle ne s'est pas arrangée, loin s'en faut ! Pas d'autre choix : Il faut accepter l'économie de marché, c'est-à-dire l'économie moderne et le monde tel qu'il est. Et de deux choses l'une, nous assurent les dirigeants socialistes : Ou l'on reste stérilement à dénoncer le pouvoir de droite sans rien faire, en attendant le « grand soir », en préférant le confort de l'opposition à tous crins, c'est-à-dire de l'impuissance autoproclamée ; Ou l'on essaie d'aller au gouvernement en y faisant ce que l'on peut. Vieux débat entre idéalistes et réalistes, entre « révolution » et « réforme », entre la stérilité « protestataire » et l'ambition de l'action, quels qu'en soient le prix et les limites.
Face à face troublant et figé entre deux partis dominants, jeux politiques de puissances qui se battent pour alterner au pouvoir en se répondant sur le même terrain et sur les mêmes bases. Pas d'alternative véritable en vue pour le moment. Et tous les meilleurs esprits vous le disent : « C'est ça ou l'Union soviétique qui s'est effondrée ! Pas d'autre voie ! » Alors ? Alors, silence gêné dans les rangs : « Donc, c'est ça ! » Et en attendant, toute une rhétorique unique mobilise les attentions et les discours, à droite comme à gauche : « Battons-nous pour l'emploi », puisque c'est là-dessus que nous serons jugés pour aller au pouvoir, y rester ou y revenir !
Dans toute cette agitation, pas un mot sur le travail humain.
Le travail, c'est bien plus que l'emploi
Cette disparition du terme « travail » dans la vie politique et les commentaires qui l'accompagnent est troublante. Car enfin on se lève tous les matins pour « aller au travail » (pas à l'emploi !) et le « fruit d'un mois de travail » n'est pas le salaire en argent obtenu au terme de cette période, mais tel ou tel effet réalisé (œuvre, ouvrage, produit, recherche, service, etc.) avec des moyens de toutes sortes qui peuvent être simples ou très complexes, au sein de son groupe de travail (son collectif, son bureau, son atelier, son équipe, sa division, etc.). Le travail, c'est l'essentiel de son temps éveillé et donc tout un « temps de vie » qui peut être beau ou ennuyeux, épuisant et sans intérêt ou génial et épanouissant. Rien de tout cela n'apparaît dans le mot « emploi », au point que l'on a parfois le sentiment que créer des emplois, pour les politiques, ce serait mettre sur le marché suffisamment de « cases » – comme pour les appartements des tours et des barres urbaines des années 1960 en banlieue – afin d'y entreposer à la va-vite des « gens » qui, ayant obtenu un emploi et un salaire, se devraient de leur en être reconnaissants et satisfaits pour ce bonheur enfin trouvé !
Mais le travail, c'est tout autre chose et bien plus ! Et les mots les plus courants le disent ! Il y a les « bourreaux de travail », ceux qui sont débordés par le travail, ceux qui se crèvent au travail, ceux qui souffrent au travail, ceux qui travaillent de jour et ceux qui sont condamnés à travailler la nuit, ceux qui se blessent au travail. Le travail peut être la corvée, le chagrin, la besogne, le labeur, la tâche, le boulot, etc., selon qu'il est pénible ou passionnant, selon qu'on s'y épuise ou qu'on s'y réalise. « Et voilà le travail ! » dit celui qui est fier de son résultat en le montrant à d'autres. Il y a toutes sortes de travail, avec ses métiers et ses professions (dans l'industrie, les services, l'administration, le commerce, la conception, la recherche, etc.). Il y a les travaux de la terre, les travaux d'urbanisme, les gros travaux, les travaux publics... et le petit travail, le travail au noir. Il y a les travaux pratiques, les travaux dirigés, les travaux imposés, jadis les travaux forcés... Il y a le travail à la chaîne, le travail à mi-temps ou à temps partiel, les travaux ménagers. Il y a l'arrêt de travail, la réduction du temps de travail, les rapports aux autres dans le travail (la solidarité de l'équipe, la coopération au sein d'un « travailleur collectif »), le monde du travail... En somme, c'est toute une dialectique humaine, avec ses contradictions – des plus belles aux pires – qu'il faudrait convoquer. Car c'est bien le même mot qu'on utilise pour désigner deux réalités que tout oppose si frontalement : d'une part, la beauté du « travail artiste » dont un Rodin propose le modèle à tous les métiers{21}, d'autre part, la monstruosité inhumaine du camp de travail qu'évoquent à jamais, pour nous, un Primo Levi devant Auschwitz{22} ou un Vassili Grossman devant le goulag{23}.
On pourrait continuer cette liste quasi à l'infini tant l'ingéniosité populaire n'a cessé de parler du travail, de l'imager, de le rêver, de le penser, de le subir, jusqu'au fameux « Le travail, c'est la santé, rien faire c'est la conserver ! » Et cela se comprend : c'est toute sa vie qui en dépend ! S'ouvre alors tout un pan d'interrogations : le sens du travail (celui qui libère ou qui aliène, qui opprime ou qui rend heureux) ; le travail dont on se sent fier, mais aussi celui où l'on se sent un moins que rien, comme le travail exploité, parcellisé ou « le travail sans qualités{24} » ; l'éthique du travail ou son absurdité : se faire une vie digne et réussie grâce à lui ou perdre sa vie à la gagner ; les formations qui préparent au travail et à ses différents métiers ; la finalité et le sens du travail : pourquoi se lève-t-on tous les matins si tôt pour y aller ? ; l'intérêt pris à son travail : le « goût pour le travail bien fait », « la fierté ouvrière » ou « le rejet d'un travail de m... ». Sans même parler de toute la séquence du « temps hors travail » qui en dépend si fort : s'agit-il là d'un temps vraiment libre, pour se régénérer et s'épanouir, ou d'un temps « vide » que l'on remplit pour oublier le travail et ses malheurs, en « se nettoyant la tête » de ses angoisses ?
« Être sans emploi » signifie être privé de ressources, de salaire et, de toute possibilité d'accès aux marchandises à consommer. C'est déjà beaucoup. Mais « être sans travail », c'est encore bien davantage ! Tous les psychologues vous le disent : être sans travail, c'est très vite être privé de repères (ne plus se lever le matin, et conduire ainsi à ce que ses enfants ne le fassent pas non plus et manquent l'école), sombrer dans l'angoisse, se refermer sur soi-même, perdre pied peu à peu et abandonner sa dignité sans même plus y songer. C'est ne plus pouvoir tenir ses engagements, ne plus se sentir utile, ne plus pouvoir « apporter sa pierre », ne plus recevoir et ne plus transmettre. Car le travail renvoie aux générations humaines qui vous ont précédé ou qui vous suivent, et s'il vient à faire défaut, c'est toute une filiation dans laquelle on ne s'inscrit plus, pour se vivre comme superflu, « en trop », étranger à toute vie sociale. Et c'est une terrible fracture générationnelle qui voit le jour aujourd'hui et s'installe durablement, avec ce nombre sans cesse croissant de jeunes qui commencent leur vie par le désœuvrement, sont inscrits dans une précarité persistante qu'on les invite à considérer comme un « commencement normal de la vie active » et qui les vouent à la détestation des travailleurs plus âgés.
L'emploi n'est donc qu'une toute petite facette du travail. C'est le travail abstrait, sans autre précision, le travail en général en tant qu'il vous rapporte un gain, un salaire, et rien d'autre. Quand on dit « j'ai un bon emploi », on ne dit rien sur son travail, on veut dire « j'ai un bon salaire ». Tout autre chose que lorsque l'on dit « j'ai un bon travail », ce qui ouvre à ce que vous en parliez comme intéressant, de telle nature, dans tel secteur, dans telle branche, etc.
L'emploi et son théâtre d'ombres
On dira peut-être : « querelle de mots, de grammairien obtus et sourd à la plainte du monde ? » Pas du tout. Albert Camus disait que « mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde ». Les mots commandent les regards sur les choses, donnent des points d'appui sur le réel ou les font manquer. Et l'important est de voir qu'à travers le mot et le discours imposé sur l'emploi, c'est tout un théâtre qui se lève et se met en place, avec ses personnages et ses évidences.
L'emploi apparaît d'abord comme une « marchandise », présente ou non, sur un marché (le marché de l'emploi, à côté du marché des marchandises) selon que des « employeurs » le décident ou non. Le futur employé s'y trouve en concurrence avec d'autres demandeurs de la même marchandise que lui et il est entendu que seul le « meilleur » offreur sera pris, tant pis pour les autres. C'est la « loi de l'offre et de la demande » et l'on est dans le cadre d'un échange entre individus vendeurs et acheteurs où c'est « chacun pour soi » ! L'employeur, c'est celui qui possède des « emplois », qui peut les créer, les réduire ou les supprimer, les attribuer à qui bon lui semble. Le demandeur d'emploi, c'est celui qui en échange d'un temps d'activité dans l'entreprise de l'employeur recevra un salaire. Tout entre eux se passe par contrat et de gré à gré. Tout s'y déroule comme chez le marchand : je cherche telle marchandise, il y en a ou non, je la prends ou non. Tout s'y noue entre personnes libres de vendre et d'acheter ou non. Tout s'y déroule à égalité : l'employeur a l'emploi et l'argent du salaire, le candidat à l'emploi dispose de la marchandise à vendre, celle qui sera retenue et embauchée et qui sera rétribuée après sa consommation, mais il peut aussi refuser de la vendre si le prix offert ne lui convient pas.
Argent, marchandise, échange entre acheteurs et vendeurs, offre et demande, concurrence, personnes libres et égales, contrat signé ou non par les deux parties : tout semble bien se passer comme sur la scène d'un marché. Remarquons-le : le travail n'y apparaît à aucun moment. C'est seulement ensuite et une fois toutes ces formalités accomplies qu'il se manifestera. Il faut alors franchir la porte de l'entreprise (qui, elle, n'est pas un marché) et surgissent alors la « tâche » (sa nature et son intérêt ou pas), l'équipe (on n'est plus entre individus), les « chefs » (il y a une hiérarchie : il y a ceux qui commandent et ceux qui exécutent, ceux qui « pensent » ou surveillent et ceux qui exécutent sans broncher), le code du travail et le règlement intérieur, avec in fine le pouvoir absolu du patron : si les chefs et le manager ne sont pas contents du travail fourni, c'est la porte et sans discussion !
Quel théâtre merveilleux que celui de « l'emploi », quelle belle « vitrine » : il transfigure en échange sur le marché, entre personnes égales, entre possesseurs au même titre, entre individus libres et souverains (je me vends si je veux, pourvu que je sois meilleur que mes concurrents vendeurs et ça ne dépend que de moi !), ce qui n'a ensuite plus rien d'une transaction à l'amiable et gentille, ce qui peut même vous ruiner la vie. Là, au travail, il faut bosser, être efficace, productif, obéissant et soumis ! Fin du conte de fées !
Tous ces personnages et ce qui se passe entre eux sur le marché de l'emploi appartiennent au vocabulaire classique de l'économie (on va y revenir au chapitre suivant) et ils sont devenus si habituels dans les vies de chacun qu'ils semblent évidents, naturels et tellement aller de soi qu'on n'y trouve plus rien à redire, sinon un « c'est ainsi » désabusé et songeur. Pourtant que de repères se brouillent dans les relations humaines nées au travail, si on les laisse seuls occuper les consciences, comme y invite le langage du management ! Car, voyez un peu : si tout se joue désormais en termes d'emploi, alors tous les emplois se valent. Le patron, le chef d'entreprise, l'ingénieur, le cadre, le « créatif », l'agent administratif, le fonctionnaire, l'employé, l'ouvrier, l'OS, tous occupent des emplois au même titre ! Disparus les métiers, les différentes tâches, produire ou non, commander ou obéir, concevoir ou exécuter, posséder ou non : il n'y a plus que des emplois et les salaires qui vont avec. Finis les « travailleurs » et les différences entre « patron et ouvrier », il n'y a plus que des « salariés » dans l'entreprise. Tous sont déclarés tels, y compris les managers, même si aujourd'hui, à côté du salaire qui leur est versé, ils touchent une partie de leur rémunération en stock-options, ce qui les apparente aux actionnaires et les rapproche d'eux. Et puisque l'on est tous des salariés, alors l'entreprise devient le seul et même « bateau » sur lequel tout le monde se trouve embarqué, côte à côte et coudes serrés !
Il n'y a plus qu'un seul et même maître pour tous, du moins dans les grandes entreprises : les actionnaires. Les actionnaires, c'est-à-dire la multiplicité unie des propriétaires qui, au vu du gigantisme des entreprises actuelles ne peuvent plus, sauf exceptions bien réelles et encore nombreuses, être issus d'un seul et même capital familial. Eux ne sont pas dans l'entreprise, mais loin d'elle. On ne les y croise jamais : ils vivent dans un monde à part. Ils ont l'œil rivé sur la cotation en bourse de l'entreprise, du « groupe » et celle de ses rivaux. Comme l'écrit Pierre Legendre, « le marché universel réalise le rêve des conquistadors de l'Amérique : un Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. La Bourse en continu accomplit ce miracle{25} ». Et pour plaire à ce maître, une seule et même obsession, une seule et même devise : « Être les meilleurs sur le marché, l'emporter sur les autres, sinon on coule tous et tous ensemble. » C'est L'ABC du management, ce dictateur qui fait tout pour apparaître sans dictature. Car les petits chefs et les contremaîtres tyranniques, s'ils n'ont pas disparu, sont devenus moins puissants que ce pouvoir extérieur dévolu aux concurrents et transmis par le « marché ». Tout est fait pour le montrer : le manager obéit lui aussi – comme tous les salariés de la « boîte » – à cette férule puissante mais anonyme : « Pas le choix, mon vieux, il faut être compétitif o...

Table des matières

  1. Page titre
  2. Sommaire
  3. Introduction
  4. Chapitre 1. Le travail refoulé sous l'emploi
  5. Chapitre 2. L'impérialisme de l'économie
  6. Chapitre 3. Le temps des loisirs contraints
  7. Chapitre 4. La comédie démocratique
  8. Conclusion