Chapitre 1
La création du journal et ses relations avec le mouvement socialiste (1904-1914)
« Le nom même de ce journal, en son ampleur, marque exactement ce que notre parti se propose. C'est, en effet, à la réalisation de l'humanité que travaillent tous les socialistes. L'humanité n'existe point encore ou elle existe à peine. À l'intérieur de chaque nation, elle est compromise et comme brisée, par l'antagonisme des classes, par l'inévitable lutte de l'oligarchie capitaliste et du prolétariat. Seul le socialisme, en absorbant toutes les classes dans la propriété commune des moyens de travail, résoudra cet antagonisme et fera de chaque nation enfin réconciliée avec elle-même une parcelle d'humanité. [...]
Cette nécessaire évolution sociale sera d'autant plus aisée que tous les socialistes, tous les prolétaires, seront plus étroitement unis. C'est cette union, que tous ici, dans ce journal, nous voulons travailler. Je sais bien quelle est aujourd'hui, dans tous les pays, l'âpreté des controverses et des polémiques contre les socialistes. Je sais quel est le conflit des méthodes et des tactiques ; et il y aurait enfantillage à prétendre couvrir ces oppositions d'une unité extérieure et factice. L'union ne peut naître de la confusion. Nous défendrons toujours ici, en toute netteté et loyauté, les méthodes d'action qui nous semblent les plus efficaces et les plus sûres. Mais nous ne voulons pas aggraver, par l'insistance des controverses et le venin des polémiques, des dissentiments qui furent sans doute inévitables, et que le temps et la force des choses résoudront certainement. Socialistes révolutionnaires et socialistes réformistes sont avant tout, pour nous, des socialistes. S'il est des groupes qui, çà et là, se laissent entraîner par passion sectaire à faire le jeu de la contre-révolution, nous les combattrons avec fermeté. Mais nous savons que dans les deux fractions socialistes, les dévouements abondent à la République, à la pensée libre, au prolétariat, à la Révolution sociale. Sous des formules diverses, dont quelques-unes nous paraissent surannées et par conséquent dangereuses, tous les socialistes servent la même cause. Et l'on verra à l'épreuve que, sans rien abandonner de nos conceptions propres, nous tâcherons ici de seconder l'effort de tous.
Nous voudrions de même que le journal fût en communion constante avec tout le mouvement ouvrier, syndical et coopératif. [...]
Mais tout cela ne serait rien et toute notre tentative serait vaine ou même dangereuse si l'entière indépendance du journal n'était point assurée et s'il pouvait être livré, par des difficultés financières, à des influences occultes. L'indépendance du journal est entière. Les capitaux, dès maintenant souscrits, sont suffisants pour nous permettre d'attendre le développement espéré du journal. Et ils ont été souscrits sans condition aucune. Aucun groupe d'intérêts ne peut directement ou indirectement peser sur la politique de l'Humanité. [...] Faire vivre un grand journal sans qu'il soit à la merci d'autre groupe d'affaires, est un problème difficile mais non pas insoluble. Tous ici, nous donnerons un plein effort de conscience et de travail pour mériter ce succès : que la démocratie et le prolétariat nous y aident. »
Jean Jaurès, « Notre but », l'Humanité, 18 avril 1904.
Au moment de la sortie du premier numéro de l'Humanité, le 18 avril 1904, la situation de la presse française est à son apogée. Quatre titres dominent l'ensemble des quotidiens nationaux : Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin et Le Journal. La presse militante se développe également, libérée de certaines contraintes administratives ou financières. Différents mouvements créent des journaux ou des revues. Leur périodicité est variable et leur publication est souvent éphémère.
Édité sur quatre pages, l'Humanité ressemble à d'autres titres de la presse de gauche. Rapidement, ce nouveau journal devient un enjeu politique et intellectuel au sein du mouvement socialiste, divisé puis réunifié. La personnalité de son fondateur Jean Jaurès est alors au centre de l'actualité de la République et du socialisme{26}.
Les relations entre le journal et le mouvement socialiste sont essentielles pour appréhender l'évolution de l'Humanité. Ces liens permettent notamment de comprendre le fonctionnement et le développement du journal. Les rapports entre le journal et le parti renvoient à la perception du temps par l'une et l'autre des parties. L'Humanité ne peut pas se soustraire au quotidien. Le journal a l'obligation de paraître alors que le Parti socialiste peut décider de ses interventions en fonction des événements.
Les rapports entre le journal et le mouvement socialiste de 1904 à 1914 s'articulent autour de trois étapes. Elles scandent la cession progressive de la propriété du quotidien en proie à des difficultés financières au parti. À chacune de ces étapes, il s'agira de montrer la nature des relations entre l'Humanité et le Parti socialiste unifié (PSU). Nous verrons quelles en sont alors les conséquences dans le fonctionnement du journal et dans la composition de la rédaction de l'Humanité de 1904 à 1914.
Un quotidien autour de l'unité socialiste (1904-1905)
À la fin du mois de décembre 1903, Jean Jaurès quitte la rédaction de La Petite République. Il est en désaccord avec les opérations commerciales de son rédacteur en chef, Léon Gérault-Richard, et de son directeur, Maurice Dejean. Le prétexte est la publicité en faveur du magasin de confection les « 100 000 Paletots » où les couturières sont particulièrement exploitées. Jean Jaurès a déjà exprimé le souhait qu'un journal soit « la propriété exclusive du Parti socialiste tout entier{27} ».
Dans les années 1900, le Parti socialiste français (PSF) envisage à plusieurs reprises la création d'un tel organe. En 1900-1901, dans le cadre des discussions sur l'organisation et l'unification du parti, Albert Tanger propose au nom de la commission de propagande la « création d'un journal quotidien du parti sur les bases coopératives{28} », tandis que Pierre Renaudel souhaite que la direction du parti ait un mandat pour étudier « un projet d'organisation d'un journal officiel du parti{29} ». Aristide Briand plaide en faveur d'un journal qui appartienne « tout entier, rédaction et administration, au parti », constatant que les socialistes disposent de journaux qui « donnent certaines garanties morales » mais pas toutes. Jean Longuet croit possible un accord avec la CGT qui envisage depuis longtemps de créer un journal quotidien. En mars 1902, Albert Orry présente au premier congrès du Parti socialiste français (Tours, 2-4 mars 1902) un projet qui vise à la création « d'un journal indépendant de toute attache financière, dont l'existence ne puisse être subordonnée en aucune façon aux difficultés morales et matérielles auxquelles sont astreints les journaux administrés par les capitalistes{30} ». Au IIIe congrès (Saint-Étienne, mars 1904), Jules Nadi estime que l'absence d'un organe officiel du parti est l'une des causes des divisions au sein du PSF{31}. Il se prononce en faveur d'un organe administré et dirigé par le parti, seules garanties absolues, et il propose de renvoyer la question à l'examen du comité interfédéral qui la mettra à l'ordre du jour du prochain congrès. La création d'un organe socialiste quotidien est un véritable serpent de mer.
À la fin de l'année 1903, le projet de rachat par le PSF de La Petite République échoue. Jean Jaurès, fort de son expérience de codirection à La Petite République depuis 1899, dessine alors pendant les premiers mois de l'année 1904 « les grands traits du journal en gestation{32} ».
Un projet éditorial
En décembre 1903, la parution prochaine d'un journal dirigé par Jean Jaurès est sérieusement envisagée par les services du ministère de l'Intérieur{33}. On lui prête comme titre La Lumière{34}, Lumières{35}, La Vie sociale{36}, XXe siècle{37}, l'Avenir social{38}. Lucien Herr – d'après Charles Andler – lui trouve le nom de l'Humanité{39}. Dès la fin du mois de décembre 1903, Jean Roché, secrétaire de la fédération socialiste du Tarn, organise une collecte au profit du journal l'Humanité{40}. En mars 1904, le journal n'aurait pas encore recueilli les capitaux nécessaires{41}.
Ce journal ressemblerait à l'Aurore{42} qui publia le fameux « J'accuse » d'Émile Zola en janvier 1898. Il serait d'obédience « radical-socialiste voire socialiste{43} ». Selon le quotidien parisien Gil Blas du 18 mars 1904, l'objectif est de publier un journal « politique, littéraire et d'informations » dont les collaborateurs représenteront « toutes les notabilités du Parti démocratique et socialiste ». Aristide Briand et René Viviani, engagés dans la réorganisation de La Petite République, semblent hésiter à soutenir le projet de Jean Jaurès{44}. Gil Blas annonce pourtant leur participation et ajoute celle des socialistes Léon Blum, Eugène Fournière, Gustave Rouanet, Francis de Pressensé et de l'écrivain Anatole France. Jean Jaurès précise à Jean Longuet que « le journal sera authentiquement et activement socialiste et [qu'] il cherchera à faire la conciliation à gauche{45} ». Il annonce la participation de Jean Allemane.
L'objet de la première société est la création d'un « journal politique quotidien républicain-socialiste{46} ». L'emploi des termes « républicain » et « socialiste » en qualité d'adjectifs et accolés par un trait d'union mérite d'être souligné. Ce premier article des statuts de la société rappelle l'intention du projet et celle de son principal initiateur. C'est une sorte de profession de foi de l'entreprise de presse créée en avril 1904. Le journal n'est pas exclusivement socialiste : son ambition est de représenter également les idées républicaines.
Dans son premier éditorial – véritable manifeste en faveur du journalisme, souvent cité encore aujourd'hui –, Jean Jaurès affirme sa volonté de créer un journal qui soit « en communication constante avec tout le mouvement ouvrier, syndical et coopératif » et non pas l'organe officiel du PSF (cf. p. 23-24). Il indique par avance qu'il sera « heureux d'...