Ceux de Billancourt
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Ceux de Billancourt

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À propos de ce livre

Ce livre fait entendre des voix rarement écoutées. Dix ouvrières et ouvriers de Renault-Billancourt se souviennent de l'île Seguin, le berceau de Renault, « la forteresse ouvrière ». Venus d'Algérie, du Maroc, de Tunisie, de Côte d'Ivoire, d'Italie, de banlieue et d'ailleurs, ils racontent l'arrivée à Paris, l'embauche, la recherche d'un logement, les cadences, la fierté, la révolte, l'épuisement, l'action syndicale, les brimades, la solidarité, le coeur de leur métier. Leur travail. L'usine de Billancourt a fermé ses portes en 1992. Des dizaines de milliers d'hommes et de femmes y ont passé une partie de leur vie. Qu'en reste-t-il? Des ouvriers et employés se confient, à voix nue. Leur passé est étonnamment présent. Ils disent l'ineffaçable trace de cette vie d'usine et de bureau dans leur existence.Laurence Bagot, enseignante, a rencontré durant quatre ans ces femmes et ces hommes qui, de jour ou de nuit, ont fait Renault-Billancourt.

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Informations

Année
2015
ISBN
9782708244580

Daniel Chausson

Après la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction de la France demanda un effort considérable à la nation et mobilisa le peuple en âge de travailler. Le premier de ma famille à œuvrer au service de la régie Renault fut mon grand-père Joseph, dans un garage à Étampes. Mes parents, natifs de la Beauce, furent les premiers à se déplacer en 1946, et rejoignirent la région parisienne qui était un grand vivier d'emplois.
Mon père se fit embaucher comme OS chez Renault-Billancourt sur l'île Seguin, sur la chaîne. Du cercle familial ne tardèrent pas à suivre des frères, un beau-frère, des cousins d'Île-de-France. Plus tard, les compagnes, beau-père, cousines et moi-même rejoignîmes le gros de la troupe. À mon départ de la Régie en 1988, la famille totalise deux cent cinquante années d'ancienneté, préavis de licenciement compris. Autant dire que c'est une consécration.
Avant d'obtenir un HLM au Petit-Clamart, mes parents connurent des problèmes de logement. Quand ils arrivèrent dans l'urgence à Boulogne-Billancourt, dans un premier temps, n'ayant pas obtenu de logement social, ils habitèrent, de façon précaire, à l'hôtel. Ensuite, ils vécurent à Buzenval en « cité d'urgence » (sorte de bidonville avec un peu plus de confort). Paradoxalement, ma famille garde le souvenir d'une période d'entraide et de solidarité. Enfin, soulagement, la régie Renault nous obtint en 1955 un HLM de type F3/4 trop petit pour nous. Je dormais avec mes trois frères dans l'une des deux chambres ; nous y étions à l'étroit. Faire ses devoirs en silence, c'était loin d'être gagné. De son côté, ma sœur, l'unique fille, se retrouvait seule dans sa chambre. Chaque membre de la fratrie décrocha un diplôme, ou en tout cas un métier qualifié, ce qui n'allait pas de soi.
L'embauche de mon père chez Renault fut une bénédiction dans la mesure où elle nous fit bénéficier des services sociaux, ce qui nous aida beaucoup, surtout avec mon frère aîné, handicapé, atteint de la grave maladie de Marfan qui impliquait l'achat d'un appareillage spécifique en chaussures et en corset dont le coût était très onéreux. L'intégralité des appareils nécessitait d'être renouvelée tous les six mois, ce qui alourdissait le budget de la famille. Mes parents se sentaient accablés par le coût financier qui leur paraissait impossible à supporter. Sans les services sociaux de la Régie, ainsi que les associations, la famille n'aurait pas pu subvenir à ses besoins journaliers. L'angoisse de la mort de mon frère demeurait permanente, cette terrible maladie pesait. L'incertitude planait au-dessus de la famille, surtout que la protection sociale ne couvrait qu'une infime partie des dépenses engagées. Ironie du sort, alors que mon frère Jean-Marc aurait dû mourir de sa maladie, il décéda à l'âge de trente-trois ans dans un banal accident de voiture.
Ma mère mettait un point d'honneur à préparer les réunions de famille des dimanches et des jours de fête. Durant la semaine, elle se faisait un plaisir de soigner les tenues de chacun de ses enfants avec amour et minutie. Nous étions tous immensément fiers d'être endimanchés. J'étais très protégé par mes parents qui me donnèrent beaucoup de tendresse.
Notre famille était de sensibilité chrétienne. Mes parents n'étaient pas des pratiquants acharnés, mais ils éduquèrent leurs enfants avec cette religion qui nous inculquait les valeurs de charité, de pénitence ou de sacrifice. Je fis mes communions et ma confirmation. J'emmenai mes parents qui traînaient un peu la patte au presbytère et, après quelques retraites, j'envisageai d'étudier au séminaire de Bièvres. À l'âge de treize ans, je faisais la quête avec conviction, autant pour l'église que pour l'Association des paralysés de France (APF). J'étais hypocondriaque : la religion me donnait la force de calmer mes angoisses. Le dialogue entre parents et enfants étant inexistant, je le cherchais ailleurs.
Le seul avenir appréciable pour la plupart des enfants d'ouvriers consistait à aller au collège d'enseignement technique (CET). Cet enseignement reposait sur l'acquisition d'un métier aboutissant à l'obtention d'un CAP. En tant que fils d'ouvrier, mon destin était réglé comme du papier à musique : c'était l'usine.
En 1967, j'entrai en première année de CAP ajusteur, au CET Louis-Girard de Malakoff, situé dans le département des Hauts-de-Seine. La première chose qui me fut bénéfique au collège, ce fut de sortir du cocon familial. J'avais quinze ans et j'étais un très bon élève.
La tourmente de Mai 68 commençait à poindre son nez. Dans mon collège, il y eut les premiers remous à partir de fin avril. Des étudiants du lycée Michelet de Vanves venaient nous convaincre de participer au mouvement révolutionnaire. Après le 11 mai, notre collège fut complètement en grève. Le premier choc survint quand tous les élèves se mirent en grève, ce qui fut l'occasion pour la première fois de parler avec les profs et d'échanger nos opinions sur la société en mouvement. Avant, je n'avais jamais parlé avec des adultes, et encore moins de politique. La liberté de parole avec les profs était en soi une mini-révolution. Les adultes écoutaient la jeunesse. Nous étions tous issus du milieu ouvrier avec des parents plus ou moins syndiqués. Les miens ne l'étaient pas mais j'étais influencé par mes camarades.
La ville de Malakoff était communiste, le mouvement du collège fut déclenché par d'« affreux éléments incontrôlés », des gauchistes, l'horreur pour des militants assujettis à la commune stalinienne. Nous étions des gosses, des minots, des petits ; nous n'aurions pas pu deviner qu'un matin tout s'arrêterait, et que dans la cour de récréation les professeurs, au lieu de nous aligner en rang d'oignons, nous parleraient de la vie sociale. Nous découvrions que nos professeurs étaient très politisés : celui d'histoire militait chez les trotskistes, le professeur de maths au parti communiste, et notre professeur d'atelier était membre actif du parti gaulliste et du SAC (Service d'action civique), organisation barbouze à la solde du pouvoir en place. Du jour au lendemain, on avait tous pris une claque dans la gueule.
Notre première action collective fut de nous rendre en cortège à la bourse du travail de Malakoff et là, alors que tous les intervenants appelaient à amplifier la lutte, stupeur, un petit homme trapu demande la parole : c'était notre professeur d'atelier. Il nous appelait à reprendre le travail, affirmant que notre métier était plus important que le reste. Il fallait avoir beaucoup de courage pour prendre la parole à contre-courant, devant une masse prête à en découdre. Il fut viré manu militari par le service d'ordre de la manifestation. Et nous, ses élèves, nous étions prêts à le pendre haut et court.
La révélation que constitua pour moi l'engagement politique fut au comble de son accomplissement au début du mois de juin 1968, lorsque je rencontrai mon copain Alain, tendance libertaire, fréquentant des anarchistes dans le milieu étudiant. Il m'initia à la politique et me fit découvrir divers milieux d'extrême gauche, allant des maoïstes aux libertaires de la Fédération anarchiste en passant par les trotskistes de la Fédération des étudiants révolutionnaires (FER). De manifestations en meetings, ma vie devenait un cocktail d'idées, de bulles de champagne dans la tête, de nuits d'ivresse, le tout sans une thune dans la fouille. Et surtout, je rencontrai ma première maîtresse : Paris ! La découverte de la capitale et des mouvements contestataires de gauche constitua un vrai bouleversement dans ma vie. Je découvrais avec stupéfaction un bouillonnement d'idées tous azimuts, une jeunesse débordante de vie. Le débat d'idées, les contradictions, les déclarations à l'emporte-pièce... Les gens s'engueulaient lorsqu'ils étaient en opposition sur le contenu des programmes. Notre éducation « Pas de coude sur la table », « Mange et tais-toi » en prenait un sacré coup.
Fin juin, la grève cessa, nous avions joué les prolongations jusqu'aux vacances. En août 1968, je travaillai sur une chaîne de Chambourcy, usine de yaourts. En un mois, je changeai quatre fois de poste tellement je n'étais pas dans le coup. Quand je reçus ma première paie, je me souviens, j'avais mis les billets sur un plateau en guise d'offrande pour mes parents. Une fierté, un bonheur, qui me paya ma première mobylette, une Cady, le rêve !
En septembre, ma deuxième année de CET commença très fort : une classe de trente-deux élèves politisés à l'extrême avec toutes les sensibilités politiques de gauche et d'extrême gauche représentées, et en face, notre professeur d'atelier, le fameux gaulliste membre du SAC, qui était toujours notre professeur principal. Après avoir rompu en septembre 1968 avec ma paroisse bien-aimée de Saint-François-de-Sales, j'alternais cours et sorties dans la capitale avec Alain sur ma mobylette, meetings à la Mutualité, manifestations contre la guerre du Vietnam.
J'étais anticapitaliste. Très jeune, j'eus conscience du déterminisme de classe. En 1969, je rejoignis l'AJS (Alliance des jeunes pour le socialisme), organisation de jeunesse de l'OCI (Organisation communiste internationaliste) dirigée par Pierre Lambert, de son vrai nom Boussel. Cette soif de liberté et cette rébellion ne furent pas sans conséquence.
Notre professeur militant du SAC terrorisait ses collègues. Il digérait mal l'après-68. Il n'hésitait pas à en venir aux mains quand il voulait défendre ses opinions. Sur le plan pédagogique, c'était un excellent prof d'ajustage. En février 1970, devant l'entêtement de notre pédagogue à vouloir ses titres et sous-titres écrits au normographe, ce qui nous prenait un temps infini, nous décidâmes à la majorité d'employer le stylo bille. Le professeur considéra que c'était un affront. Un de nos camarades membre d'Oser lutter (groupe maoïste) prit un coup de poing de notre cher professeur qui perdit son sang-froid en voyant ses titres de cours noircis par l'horrible Bic. Conséquence de la confrontation, plus d'un mois de grève de tout le lycée, avec le soutien des parents d'élèves et, à l'appui, une pétition demandant l'exclusion de l'affreux de l'Éducation nationale. Résultat, le professeur disparut de la circulation : il fut muté. Son non-remplacement eut un revers de la médaille assez grave : l'échec au CAP de l'ensemble des élèves de la 3A.
Dans ma famille comme dans de nombreuses familles ouvrières, aucune place n'était prévue pour le redoublement. Ne pas avoir le diplôme me coûta très cher en termes de carrière, surtout que je ne voulais pas rester ajusteur. J'avais l'ambition de devenir dessinateur industriel : je passai le concours de quatrième année, que je réussis, mais cette poursuite d'études était assujettie à l'obtention du CAP, et comme je ne l'avais pas, cela invalidait le concours. Je terminai donc mon parcours scolaire avec la rage au ventre.
À partir de seize ans, durant les vacances scolaires, je travaillais dans les colonies de vacances gérées et organisées par le CE de Renault, comme plongeur et aide moniteur. La majorité du personnel qui dirigeait les camps de vacances appartenait au parti communiste ; être trotskiste n'était pas vraiment bien vu. Mais à leurs yeux, ma jeunesse me donnait droit à l'erreur. Pendant le mois d'août 1970, juste avant que je ne me décide à entrer dans la vie active, je participai à un camp révolutionnaire de l'AJS.
À la rentrée, en septembre 1970, je me lançai tout de même à la recherche d'un emploi stable et en rapport avec mon métier d'ajusteur. En cette fin de période estivale, l'une des méthodes pour trouver du travail consistait à prendre le bus : doté d'une bonne vue, je lus sur le panneau accroché à la porte principale de l'entreprise Gévelot l'annonce : « Recherche un P1 régleur. » Après avoir repéré l'annonce depuis le bus, je descendis à l'arrêt correspondant et je m'y présentai spontanément. Je m'adressai au gardien de l'entreprise et demandai à rencontrer le responsable de l'embauche. Je discutai un peu avec le recruteur : je faisais l'affaire ; je fus embauché le lendemain, avec une période d'essai de quinze jours. À la fin de cette échéance, je fus recruté.
La société Gévelot était un fabricant de munitions à Issy-les-Moulineaux. J'affûtais et remplaçais des forets sur tour automatisé. Trois jours après mon embauche, voyant un graffiti sur la porte d'un WC qui représentait le symbole de la IVe Internationale, je pris contact d'une façon rocambolesque avec le mystérieux artiste. Le soir suivant, j'étais invité par un militant de Lutte ouvrière, l'auteur du dessin, à participer à l'organisation politique d'une dizaine de travailleurs. Un véritable travail pédagogique fut engagé, centré sur l'aide immédiate aux travailleurs immigrés (notamment pour la demande de papiers et de logement). Nous donnions aussi des cours d'alphabétisation qui avaient un grand succès. En l'espace de trois semaines, nous eûmes le sentiment de servir réellement notre classe.
En ce qui concernait mon avenir, mon père ne l'entendait pas de cette oreille. Il savait que s'organisait un concours de recrutement d'ajusteurs à la régie Renault. Du point de vue du salaire ou de la carrière, la société Gévelot était bien en dessous de la Régie. Mais je n'avais franchement pas envie de me retrouver chez Renault entouré d'une partie de ma famille. Vu l'incompréhension de mes parents, je décidai de passer ce concours qui ne me stressait pas du tout. J'y suis allé, comme dirait Depardieu dans Les Valseuses, « décontracté du gland ». J'y vais cool, si bien que j'en oublie le pied à coulisse qui est l'instrument de mesure indispensable à un ajusteur. Sur place, mon père s'arrangea pour m'en trouver un. L'honneur était sauvé ! À ma grande surprise, je le réussis alors que j'y étais allé seulement pour faire plaisir à mon père.
Je me retrouvai tiraillé, car mon expérience chez Gévelot me plaisait bien et j'y militais avec ferveur. Malgré tout, mon copain de Lutte ouvrière m'encouragea à aller chez Renault qui était le vivier de la gauche et le fief de la politique de grande envergure. Après une sérieuse discussion politique, l'AJS m'incita à accepter le concours. C'était l'occasion pour eux de placer un de leurs militants chez Renault, objectif de toutes les organisations politiques d'extrême gauche. Comme c'était mieux payé (mon salaire allait augmenter de trente pour cent), mes conditions de vie allaient s'améliorer.
Le 1er octobre 1970, je suis embauché chez Renault-Billancourt comme ajusteur P1 stagiaire, ce qui signifie, selon les accords du moment, que pour être titulaire, n'ayant pas le CAP, je dois passer un essai professionnel de P1 au bureau d'embauche. La réussite de cet essai est assez aléatoire, car elle dépend beaucoup du bon vouloir de l'agent de maîtrise. J'ai vu des compagnons rester toute leur vie P1 stagiaires : un comble ! J'ai eu plus de chance puisque j'ai fini par l'obtenir. Après mon passage au bureau d'embauche, je suis affecté au département 51, bâtiment L20, dans un secteur de serrurerie, entre la fonderie et les presses. Pour tous les salariés qui ont travaillé dans ce coin de l'usine, le plus marquant, c'est la buvette, à la sortie de la fonderie. À sept heures trente, c'est le rendez-vous indispensable pour bien démarrer. Entre le pain au chocolat et le casse-croûte rillettes, on y trouve une bonne humeur matinale.
À cette période, mon engagement politique est simple : je suis militant de l'AJS, anticapitaliste et antistalinien. Dans la semaine, je suis coopté à l'OCI puis j'adhère à la CGT, et, la semaine suivante, je participe à mon premier mouvement de grève à la Régie. C'est le baptême du feu. Côté militantisme, j'embraye tout de suite, mes agents de maîtrise sont surpris d'une telle détermination.
Convaincre des travailleurs et organiser la lutte prend du temps et le fait que cela empiète sur mes horaires de travail me crée des ennuis. Dès le premier mois, j'agace la hiérarchie. J'essaie de faire mon travail car, tout de même, je ne veux pas me faire virer. Au bout de deux mois, dans l'unique objectif de se débarrasser de moi, ma maîtrise me propose une formation d'ajusteur, tout en me promettant de me reprendre dès que j'aurai obtenu mon P1 : le piège ! Elle veut juste que je débarrasse le plancher et que je ne sois pas dans leurs pattes.
En cette année 1971, me voici éloigné de Billancourt : je me retrouve à l'usine O du côté de la porte de Saint-Cloud dans un secteur de formation, pour passer mon essai de P1 ajusteur. Tout près, il existe un service de couture composé majoritairement de femmes, ce qui n'est pas déplaisant, ça change un peu. En ce qui concerne l'ajustage, je commence à fatiguer, mais l'ambiance est à la rigolade ! Si mes chefs croyaient que j'allais m'ennuyer, ils se sont trompés.
Cette année-là, je participe à la grève et à l'occupation de l'usine. Tout Billancourt est à l'arrêt en ce joli mois de mai. Je participe activement aux piquets de grève, les discussions sont animées ; on campe sur place en apportant un duvet. On passe les nuits au lieu désigné par le comité de grève. Les heures s'égrènent lentement, nous jouons aux cartes ou restons rivés au poste de radio. Derrière l'image d'Épinal du joueur d'accordéon, du feu de camp et d'une relative bonhomie se cache l'angoisse du moment : la peur de ne pas pouvoir assumer sa famille, la peur de perdre sa place, la peur d'une intervention des forces de l'ordre, la peur de ne pas pouvoir faire face.
Le climat politique est électrique, la suprématie du PCF est égratignée par de vilains gauchistes dont je fais partie. La gestion et l'orientation idéologique des travailleurs de Renault-Billancourt sont majoritairement sous la domination du PCF à travers la CGT.
En cette même année, lors d'un meeting sur l'esplanade de l'île Seguin coordonné par les organisations syndicales traditionnelles, surprise ! L'assemblée est perturbée par l'arrivée d'une centaine d'OS encadrés par des militants maoïstes de la Gauche prolétarienne qui contestent les décisions des bureaucrates syndicaux.
En juin, je passe mon essai de P1 au sous-sol du bureau d'embauche. Devant l'empressement de mon moniteur d'ajustage qui boit plus que de raison, j'arrose le vendredi un succès hypothétique. Le lundi suivant, mon moniteur est obligé d'annoncer mon échec à son responsable hiérarchique. J'ai offert l'apéritif à l'ensemble du service alors que j'ai loupé l'essai. Le responsable de formation se sent obligé de me garder afin que je puisse le repasser.
L'alcool joue bien des tours. Depuis mon début dans l'entreprise, je suis confronté à ce fléau. Tout est prétexte à payer son coup. De l'agent de maîtrise à l'ingénieur, de l'ouvrier professionnel à l'ouvrier spécialisé, toute la pyramide du personnel est touchée. L'alcoolisme ne s'arrête pas aux portes de l'usine, dans les familles, c'est l'enfer ! Avant l'obligation d'ouvrir un compte bancaire pour le versement du salaire, en avril 1973, la paie était versée à la quinzaine en espèces. Certains ouvriers en dépensaient une bonne partie dans les cafés environnants dès le premier jour. Il n'était pas rare de voir des femmes attendre leur mari à la sortie de l'usine pour empêcher cette dépense. En ce temps, la direction n'avait aucune politique de prévention pour enrayer ce grave problème.
En septembre, je repasse mon fameux P1 ajusteur, ...

Table des matières

  1. Page de titre
  2. Sommaire
  3. Avant-propos
  4. Mohamed Amri
  5. Francine Jaeger-Husse
  6. Giovanni Brucoli
  7. Seydou-Michel Ouattara
  8. Christiane Antoine-Brousse
  9. Abdallah Jelidi
  10. Mouloud Baguenane
  11. Daniel Chausson
  12. Khadija R.
  13. Christian Hervé
  14. Remerciements