Chapitre 1
Énergie, climat et pauvreté
C'est en 1988 que l'Organisation météorologique mondiale (OMM) et le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE), inquiets des mesures qu'ils font d'un réchauffement régulier du climat, décident de créer un Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, le GIEC{4}. Le principal objectif assigné à ces experts est simple et ambitieux : identifier la façon de stabiliser le niveau de concentration dans l'atmosphère terrestre des gaz à effet de serre (GES) que nous produisons, tout en poursuivant l'éradication de la pauvreté. Et cela dans le cadre d'un développement économique soutenable, c'est-à-dire de processus qui laissent aux écosystèmes le temps de s'adapter naturellement aux modifications climatiques inévitables, tout en permettant aux hommes d'éviter les pénuries alimentaires.
C'est en 2014, vingt-six ans plus tard, après le lancement d'une Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC){5} et un prix Nobel de la paix{6}, que les trois groupes de travail du GIEC publient le cinquième rapport d'évaluation de la situation climatique de notre planète{7}.
Grâce à ces travaux successifs, nous avons pris conscience{8}, collectivement, au fil des ans, de l'impact des activités humaines sur la biodiversité dans laquelle nous évoluons ; et sur la machine climatique qui nous permet d'y vivre. Ainsi, même les décideurs économiques et politiques du World Economic Forum qui se rassemblent chaque année à Davos ne se demandent plus si un changement climatique est à l'œuvre, mais comment en atténuer les conséquences dommageables{9}. Et ce d'autant plus que le changement climatique n'est qu'un des différents ajustements en cours de notre écosystème auxquels contribuent les prélèvements que nous y opérons sans relâche, en particulier pour atteindre nos objectifs économiques et financiers.
Il nous reste une marge de manœuvre. En principe
En tant que partie prenante d'une biosphère où tout est interdépendant, nous devons apprendre, à marche forcée, à élaborer les réponses politiques nécessaires aux situations annoncées. Et à les mettre en lien avec bien d'autres objectifs sociétaux, pour préserver la possibilité d'une vie bonne pour les générations à venir : santé humaine, sécurité alimentaire, accès à l'énergie, qualité de l'environnement local, biodiversité, etc. Dès aujourd'hui il nous faut apprendre à inventer et à expérimenter des modes de vie plus soutenables, équitables. Et dans la durée, car il y a urgence.
En effet, croissance démographique et croissance économique ont fait que les émissions de GES d'origine humaine n'ont cessé de croître de 1970 à 2010. Ainsi, en quarante ans, nous avons produit près de la moitié des émissions de ce type cumulées depuis... 1750 ! Et ce phénomène s'est même accéléré dans la première décennie de notre siècle. Malgré la crise, de 2000 à 2010, nos émissions ont augmenté en moyenne de + 2,2 % par an, contre un rythme moyen de + 1,3 % par an de 1970 à 2000. Provenant pour 78 % de la combustion de fiouls fossiles et de process industriels, nos émissions de GES ont atteint un record annuel de 49 gigatonnes de CO2 équivalent{10} en 2010{11}. Et comme le dioxyde de carbone reste près de cent ans dans l'atmosphère, ce n'est pas le jour où nous arrêterons d'émettre que la situation s'améliorera d'un coup, hélas.
Pour que les nouvelles conditions climatiques induites par ces émissions ne posent alors pas trop de problèmes à nos petits-enfants, il nous faudrait contenir en dessous de 2 oC la hausse de la température de l'atmosphère à la fin du siècle. Une hausse supérieure à 2 oC risquerait de déclencher un emballement de la montée en température via des effets cumulatifs (fonte du permafrost dégageant des quantités importantes de méthane, augmentant d'autant la concentration des GES ; hausse importante du niveau des mers avec basculement de morceaux de la calotte glacière antarctique, etc.). Effets aux conséquences menaçantes, catastrophiques, pour nombre de populations alors exposées à des phénomènes météorologiques de plus grande ampleur et, pour certaines, à la migration. Ce seuil est donc vraiment critique.
L'augmentation actuelle constatée de 0,7 oC par rapport à l'ère préindustrielle a déjà des conséquences économiques très lourdes. Ainsi, en 2005, par exemple, première année au cours de laquelle on a recensé plus de vingt et un cyclones, les assureurs ont eu à prendre en charge les destructions causées par quatre cyclones dramatiques (dont Wilma et Katrina, en Haïti et à La Nouvelle-Orléans). Et aussi un premier cyclone à toucher la péninsule Ibérique, ce qu'aucun modèle ne prévoyait jusque-là. Ce qui donne matière à réflexion – y compris dans le champ économique – sur ce qui pourra se passer en 2100 si nos descendants ont alors à supporter une température à la surface de la Terre supérieure de 2,6 oC à 4,1 oC à celle que nous connaissons aujourd'hui{12}, faute d'avoir su améliorer les politiques énergétiques et environnementales nationales déjà engagées. Souhaitons-nous réellement qu'ils connaissent un changement très significatif non seulement des phénomènes météorologiques qui nous sont actuellement familiers, mais aussi, plus fondamentalement, de l'ensemble de l'écosystème qui nous permet de vivre ?
En langage de climatologue, cet objectif de limiter la hausse à 2 oC a une probabilité très raisonnable d'être atteint si nous parvenons à contenir, dans la durée, la concentration de GES dans notre atmosphère aux environs de 450 parties par million (ppm) de CO2 équivalent. 450 ppm ? Par comparaison, en 2013, la concentration de GES dans l'atmosphère était estimée, avec les mêmes méthodes, à près de 400 ppm{13} en augmentation de 2 à 3 ppm par an, en accélérant. Et la concentration était de 278 ppm à l'époque préindustrielle. La marge de manœuvre restante semble donc extrêmement réduite. Comment en tirer parti au mieux ?
Pour préparer leur rapport de 2014, les spécialistes du GIEC ont fait appel à des équipes du monde entier capables de modéliser le fonctionnement dans la longue durée de nos activités humaines (comme l'usage de l'énergie, l'agriculture, l'occupation des sols, ou l'économie marchande) et leurs interactions. De tels modèles ne peuvent être bien sûr que des représentations simplifiées de ces processus très complexes. Et, sur des horizons de temps de cinquante à cent ans, ils ne sauraient intégrer toutes les surprises que l'histoire réserve aux hommes. Mais en constituant une base de données regroupant près de 900 scénarios produits à partir de tels modèles, le GIEC s'est donné les moyens techniques nécessaires pour évaluer de façon raisonnable les probabilités d'occurrence des différentes trajectoires climatiques possibles, en fonction des différentes combinaisons de ressources énergétiques, plus ou moins carbonées, que nous parviendrons collectivement à mettre en œuvre d'ici à 2035.
Et ils concluent qu'il y a effectivement encore moyen d'agir. Même si la voie est étroite, compte tenu des choix sociétaux importants qui nous restent à faire.
Agir oui, mais sur quoi ?
Nous n'avons pas l'intention ici de présenter une analyse détaillée des origines et des causes des émissions des gaz à effet de serre : il existe d'excellents ouvrages sur la question{14}. Nous voulons juste permettre au lecteur de toucher du doigt les grands facteurs d'émissions de GES ainsi que les principaux leviers techniques d'action.
Répartition mondiale des émissions de GES par gaz en 2010
Source : GIEC, 3e groupe de travail, 2014{15}.
Le premier facteur est la production de gaz carbonique (CO2) : de loin, c'est le plus gros contributeur aux gaz à effet de serre puisqu'il constitue près des trois quarts des émissions. Viennent ensuite les activités agricoles, avec le méthane (CH4, émanation de la fermentation et du bétail) et le dioxyde d'azote (NO2) lié aux engrais. Enfin les gaz fluorés (PFC, HFC, SF6) qui ont la particularité d'être des gaz synthétisés par l'industrie : puisqu'ils n'existent pas dans la nature, notre biosphère ne sait donc pas les « digérer », contrairement aux autres GES « naturels » que nous émettons comme le gaz carbonique, le méthane et les oxydes d'azote que la biosphère sait retraiter, mais pour lesquels elle souffre d'overdose.
Répartition mondiale des émissions de GES par sources en 2004
Source : GIEC, 2007.
Situation d'overdose d'autant plus problématique que 17 % des émanations de GES restent dans l'atmosphère du fait du changement d'utilisation des terres, en particulier la déforestation. C'est-à-dire la destruction par les hommes de la machinerie forestière qui permet en temps normal à leur écosystème de recycler le gaz carbonique de l'air, en piégeant le carbone et en émettant de l'oxygène.
La question de l'énergie est donc centrale puisqu'elle représentait à elle seule 61 % des émissions de GES en 2004{16}. Et elle est multiforme puisque l'on émet des GES aussi bien quand on produit de l'énergie (extraction de denrées énergétiques, raffinage du pétrole, production thermique d'électricité, etc.) que lorsque l'on s'en sert pour l'industrie, pour le transport ou pour le fonctionnement des bâtiments de bureaux ou d'habitation (chauffage, climatisation, éclairage, électroménager, etc.).
C'est pour cela qu'une très grande part des discussions visant à réduire les émissions de GES concerne l'énergie : comment faire pour avoir une énergie qui émet le moins de GES possible ? Et dans la mesure où nous savons que même l'énergie la plus propre, la moins émettrice possible de GES va continuer quand même à en émettre, nous arrivons immédiatement à la seconde question : comme faire pour utiliser le moins d'énergie possible ?
Les projections des démographes montrent que nous devrions passer d'une population mondiale de 6 milliards d'habitants en 2000 à 9 milliards en 2050. Forts de ces données, les économistes anticipent une croissance mondiale qui continue à progresser en moyenne de 2,7 % par an sur la même période. Par conséquent, du fait de ces augmentations de la population et du niveau économique moyen, les émissions de GES devraient mécaniquement continuer d'augmenter et être multipliées par quatre entre 2000 et 2050 si nous n'engageons pas d'actions spécifiques pour les réduire. Or, pour les experts du GIEC, il nous faut diviser par deux les émissions de GES entre 2000 et 2050 si nous voulons avoir une bonne probabilité de limiter le réchauffement climatique aux 2 oC fatidiques.
Le calcul devient alors très simple : nous devons diviser par deux des émissions qui sans actions spécifiques s'apprêtent à être multipliées par quatre. Donc, pour tenir notre objectif, il nous faut collectivement décider d'un ensemble d'actions qui nous permettent, à l'échelle de la planète, de diviser par huit les émissions de GES d'origine humaine.
Ce qui ne va pas sans poser de questions : comment faire pour que nos différentes actions nous permettent d'atteindre ce facteur 8 ? Et qui doit faire les efforts ?
La répartition internationale des efforts
C'est sous l'égide des Nations unies que nous avons choisi de nous employer, collectivement, à tirer parti de notre marge de manœuvre résiduelle. Ainsi, les engagements internationaux pris en matière de réduction des émissions de GES, dans la logique du protocole de Kyoto, ont conduit à ce que 67 % de ces émissions fassent l'objet, en 2012, de législations ou de stratégies nationales de contrôle, contre seulement 47 % en 2007{17}. Mais le protocole est lui-même limité en portée (les pays ayant ratifié l'accord ne représentent que 15 % des émissions de GES en 2015) et dans le temps. Il est donc nécessaire de le remplacer par un nouvel accord international susceptible, à son tour, pour le moins d'encourager – voire, de préférence, de contraindre – l'ensemble des nations à accentuer leurs efforts en matière de prévention des risques climatiques. C'est cela qui est en jeu dans les négociations internationales coordonnées par la France à l'occasion de la 21e conférence des parties prenantes de la CCNUCC (dite COP21) qui se déroulera à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015. Et l'on se prend encore à espérer qu'elle débouche sur de nouvelles résolutions.
Cependant, malgré le ralentissement économique observé en Europe, en Russie et au Japon, les économies des pays membres du G20{18} ont poursu...