Chapitre 1.
L'autobiographie de parti au cĆur du communisme comme socio-biocratie
La pratique du questionnement biographique et les enquĂȘtes internes sur les militants, sans ĂȘtre l'apanage des seuls partis communistes, constituent une dimension essentielle du fonctionnement du monde communiste dont l'Ă©tude systĂ©matique, dans tous ses aspects, s'est dĂ©veloppĂ©e depuis la fin des annĂ©es 1990. Marque par excellence de l'engagement du militant communiste, de sa remise de soi au parti, cette pratique, inventĂ©e en URSS et consubstantielle au pouvoir soviĂ©tique, fut gĂ©nĂ©ralisĂ©e Ă tous les partis communistes.
ConsidĂ©rĂ©e comme lĂ©gitime par la plupart des communistes au nom du « devoir de vigilance », l'autobiographie communiste d'institution ou « autobiographie de parti », peu Ă peu appelĂ©e « bio », relevait du secret de parti. On en connut progressivement et fragmentairement l'existence Ă partir de 1938{57}. Si les questionnaires biographiques qui guidaient le militant Ă©taient connus des historiens, si quelques tĂ©moignages vinrent Ă©clairer le fonctionnement des modes de collecte des biographies, l'absence de donnĂ©es sur l'ampleur et la frĂ©quence des enquĂȘtes biographiques et l'impossible accĂšs aux autobiographies elles-mĂȘmes, soit parce qu'elles avaient Ă©tĂ© dĂ©truites, soit parce qu'elles avaient Ă©tĂ© acheminĂ©es Ă Moscou, interdisait qu'on puisse tenter d'en faire vĂ©ritablement l'histoire{58}. L'ouverture de certaines archives (celles du RGASPI, Ă Moscou et celles du PCF, Ă l'Ă©chelon national mais aussi fĂ©dĂ©ral ainsi que les archives du ministĂšre de l'IntĂ©rieur), la publication de mĂ©moires de militants et de tĂ©moignages dĂ©sormais de plus en plus libĂ©rĂ©s du secret de parti, permettent aujourd'hui d'entreprendre cette histoire. L'enjeu, pour les spĂ©cialistes des pays communistes comme pour les spĂ©cialistes des partis communistes en gĂ©nĂ©ral, n'est autre que de mieux comprendre la « civilisation » communiste et le statut du « sujet » communiste{59}, une histoire spĂ©cifique, certes, nous confrontant Ă l'Ă©nigme toujours aussi taraudante de ce communisme qui, s'annonçant sous la banniĂšre d'une raison libĂ©ratrice, se mua avec le stalinisme en autant de dictatures qu'animĂšrent pourtant des hommes dont les investissements militants ne sauraient ĂȘtre rĂ©duits Ă cette facette de leur histoire. La modalitĂ© « française » de l'histoire du « stalinisme{60} » est de ce point de vue tout Ă fait fondamentale : Ă la diffĂ©rence des pays « communistes », le PCF n'a jamais disposĂ© du monopole de la violence physique lĂ©gitime. L'histoire française du communisme, celle du plus important des partis communistes occidentaux sur une aussi longue durĂ©e, n'est donc pas « polluĂ©e » par l'intrication de la violence physique et de la violence symbolique qui caractĂ©rise les pratiques politiques des pays communistes. D'oĂč son intĂ©rĂȘt intrinsĂšque mais aussi comme cas type auquel en mesurer bien d'autres{61}.
AprĂšs avoir succinctement rappelĂ© les origines et les raisons de ces pratiques biographiques inventĂ©es en URSS dans les annĂ©es 1920, puis transfĂ©rĂ©es au monde communiste dans les annĂ©es 1930, nous esquisserons briĂšvement l'histoire de cette politique d'encadrement biographique en France. Ayant ainsi explicitĂ© les logiques qui sont au principe de cette opĂ©ration biographique et prĂ©cisĂ© les contextes d'Ă©nonciation des autobiographies de parti, nous essaierons de justifier le mode d'analyse que nous avons mis en Ćuvre pour rendre compte de celles-ci.
L'origine soviétique de l'autobiographie de parti
Il y a bientĂŽt vingt ans, Marc Ferro livrait l'analyse suivante : « La naissance du rĂ©gime soviĂ©tique, sous l'Ă©gide du Parti communiste, suscita, en Russie puis en Europe occidentale d'immenses espĂ©rances. 1917 avait vu triompher une rĂ©volution comme l'Histoire en avait peu connues. Non seulement l'ordre politique changea du tout au tout, mais l'organisation sociale de la sociĂ©tĂ© connut une vraie transfiguration. Certes, les slogans tels que âl'usine aux ouvriersâ, âla terre aux paysansâ Ă©taient en partie fictifs, mais on avait vu pour de bon la disparition des grands propriĂ©taires terriens, des magnats de la finance et de l'industrie, et bientĂŽt le commerce de gros puis de dĂ©tail{62}. »
Les reprĂ©sentations enchantĂ©es qu'on a pu se faire sur l'URSS au dĂ©but des annĂ©es 1920 entretenaient donc des rapports avec des rĂ©alitĂ©s (communes autogĂ©rĂ©es, expĂ©riences dĂ©mocratiques Ă la base, mesures Ă©galitaires en faveur des femmes, reconnaissance du droit des enfants, habitats collectifs, etc.), mais des rĂ©alitĂ©s embryonnaires, fugitives, plus exceptionnelles qu'ordinaires, celles des utopies fondatrices des dĂ©buts. L'Ă©galitarisme initial fut progressivement remplacĂ© dans les faits par un systĂšme profondĂ©ment inĂ©galitaire (Staline critique officiellement l' « Ă©galitarisme » dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 1930) mais aux principes redistributifs originaux qui devaient respecter le rĂ©cit rĂ©volutionnaire des origines. Par comparaison avec notre systĂšme social oĂč le capital Ă©conomique et le capital scolaire jouent un rĂŽle dĂ©terminant, on peut caractĂ©riser sociologiquement le soviĂ©tisme{63} comme un systĂšme que spĂ©cifie l'Ă©radication du capital Ă©conomique comme principe de diffĂ©renciation sociale (la propriĂ©tĂ© dite collective), et qui marginalise â du moins dans les premiers temps â le capital scolaire, doublement suspect en tant que ressource des anciennes classes dominantes et savoir de lĂ©gitimation de l'ancienne intelligentsia et ceci bien que le nouveau pouvoir soviĂ©tique ait composĂ© avec cette ancienne intelligentsia, elle-mĂȘme souvent dĂ©sireuse de s'associer Ă un pouvoir dans lequel elle voulait voir une entreprise de modernisation de la sociĂ©tĂ© russe. C'est la raison pour laquelle ce rĂ©gime politique dut inventer une nouvelle « philosophie sociale » orchestrant les diffĂ©rences sociales « lĂ©gitimes » en mettant au premier plan le capital politique (positif et nĂ©gatif), comme mode de diffĂ©renciation et de hiĂ©rarchisation sociale, comme fondement des identitĂ©s sociales. D'oĂč la nĂ©cessitĂ© d'Ă©laborer une philosophie sociale de l'identitĂ© soviĂ©tique centrĂ©e sur le capital politique, d'installer des services administratifs et politiques chargĂ©s de le codifier et d'Ă©valuer les individus Ă l'aune de cette conception de l'identitĂ© socio-politique. D'oĂč aussi, l'impĂ©rieuse nĂ©cessitĂ© de dĂ©velopper tout un systĂšme symbolique de reprĂ©sentations (artistiques, littĂ©raires, etc.) valorisant « l'homme nouveau » au dĂ©triment du vieil homme : l'aristocrate dĂ©chu, l'intellectuel « petit-bourgeois », le paysan « arriĂ©rĂ© », l'individu attachĂ© Ă sa « nationalitĂ© » ou Ă sa « religion » ; au dĂ©triment aussi du « carriĂ©riste », de « l'homme Ă double face », qui se dissimule sous les dehors du « bon communiste »... Cette philosophie socio-politique ne pouvait ĂȘtre que conforme Ă la lecture soviĂ©tique de la « thĂ©orie » marxiste-lĂ©niniste, c'est-Ă -dire Ă la fois Ă la valorisation de la classe sociale Ă laquelle est dĂ©volu officiellement le rĂŽle d'acteur collectif rĂ©volutionnaire, la classe ouvriĂšre, et Ă celle de son « avant-garde », le parti. Ă cette valorisation d'une origine et d'une position sociale prolĂ©tarienne et de la qualitĂ© de membre du parti est associĂ©e, simultanĂ©ment, la dĂ©valuation corrĂ©lative de ceux qui ne peuvent se prĂ©valoir de ces nouveaux titres de « noblesse rouge ». Cette contrainte logique inhĂ©rente au rĂ©cit rĂ©volutionnaire d'Octobre 1917 va s'imposer, non sans difficultĂ©s et dĂ©boires, tant les rĂ©alitĂ©s qu'elle vise ne correspondent que partiellement aux faits. Dimension essentielle de l'identitĂ© du citoyen soviĂ©tique, la position sociale devait ĂȘtre obligatoirement mentionnĂ©e dans le passeport intĂ©rieur qui fut instituĂ© en 1933. Avec l'Ăąge, le sexe, et la nationalitĂ©, la mention de la position sociale sera exigĂ©e jusqu'en 1974.
Ă cette histoire sociale se combine l'histoire politique de chacun : anciennetĂ© dans le mouvement rĂ©volutionnaire, responsabilitĂ©s assumĂ©es, fidĂ©litĂ© politique, rĂ©pression subie, etc. Le rĂ©cit autobiographique censĂ© rendre compte de son capital politique est frĂ©quemment sollicitĂ© pour tout poste de responsabilitĂ© (pour l'adhĂ©sion au Parti communiste, l'accĂšs aux positions dirigeantes dans l'Ă©conomie et les administrations d'Ătat, l'inscription dans les Ă©tablissements d'enseignement supĂ©rieur, etc.). L'ensemble de ces deux itinĂ©raires dĂ©termine un volume et une structure de capital politique sur lesquels il est possible de gloser Ă l'infini. « Untel a de bonnes origines mais est politiquement faible », « tel autre au contraire, malgrĂ© ses origines âbourgeoisesâ, est un militant exemplaire », etc. Les enjeux, pour tout soviĂ©tique, de ces entreprises d'assignation identitaire Ă©taient Ă©videmment considĂ©rables, plaçant hors-jeu nombre d'entre eux, les lichentsy (privĂ©s de droits), autorisant les autres Ă accĂ©der plus ou moins aux diffĂ©rents biens et services (nourriture, logement, Ă©tablissements scolaires, services sociaux et de loisirs, magasins rĂ©servĂ©s). Les anciens nobles par exemple s'efforçaient de dissimuler les renseignements biographiques les plus compromettant tout en adoptant, dans l'intimitĂ© familiale, des stratĂ©gies, Ă©ducatives notamment, pour entretenir le lien avec leur passĂ©{64}. Non sans risquer la dĂ©lation, on s'en doute. De ce fait, la dictature du prolĂ©tariat en URSS prit un sens trĂšs particulier : celui de la dictature de ceux qui pourront se dire prolĂ©taires et rĂ©volutionnaires dans des assemblages plus ou moins vĂ©ridiques, plus ou moins vraisemblables, et qui trouveront grĂące au parti le moyen de leur promotion sociale. C'est ce qui conduit certains historiens, comme Jean-Paul Depretto, Ă caractĂ©riser l'URSS comme « une sociĂ©tĂ© de status ». Ce terme, empruntĂ© Ă Max Weber, dĂ©signe « une place dans une hiĂ©rarchie de prestige{65} ».
Comme dans les sociĂ©tĂ©s politiques oĂč il existe une noblesse Ă laquelle on appartient par sa naissance ou par des procĂ©dures d'anoblissement, le monde communiste a fait du registre biographique un registre d'explication, d'administration, de rationalisation, de lĂ©gitimation, qui innerve la sociĂ©tĂ© entiĂšre et qu'il importe d'Ă©tudier dans toutes ses dimensions et ses diffĂ©rentes actualisations, chaque parti communiste, au pouvoir ou non, ayant dĂ» s'approprier (au double sens d'imiter et de retraduire) ce registre biographique. C'est l'importance dĂ©sormais centrale de ce capital politique dans la vie soviĂ©tique, puis dans l'ensemble du monde communiste, des multiples jeux biographiques qu'il autorise et des multiples enjeux sociaux au sein desquels il est pris qui peuvent justifier l'idĂ©e que nous avons Ă faire Ă une biocratie d'un type particulier{66}, une biocratie fondĂ©e non sur le biologique mais sur la biographie sociale et politique, une socio-biocratie par consĂ©quent. Ce qui est visĂ© par l'autobiographie de parti, c'est de dĂ©partager ceux qui ne jouent le jeu que par calcul de ceux qui sont pleinement investis. Les plus investis, ceux qui font le don de leur vie racontĂ©e au parti, sont Ă la fois ceux qui peuvent « s'aveugler » de ce fait, mais aussi ceux que peuvent meurtrir les dĂ©mentis du « rĂ©el ».
1931-1936 : l'adoption par le PCF de la politique d'encadrement biographique
Cette matrice soviĂ©tique informe la pratique du questionnement autobiographique qui se met en place, en France{67}, au dĂ©but des annĂ©es 1930. Elle emprunte jusqu'en 1931, avant de relever d'un service spĂ©cialisĂ©, diffĂ©rentes voies que nous ne pouvons retracer ici{68}. Le transfert progressif du mode biocratique s'opĂšre effectivement au cours des annĂ©es 1920 comme l'attestent les autobiographies que rĂ©digent, sous la houlette du kominternien allemand Alfred Kurella, les militants qui suivent les cours des Ă©coles de Bobigny en 1925. C'est nĂ©anmoins seulement dans les annĂ©es 1930 que toutes les conditions sont rĂ©unies pour que ce dispositif, qui ne saurait ĂȘtre rĂ©duit Ă une pratique inquisitoriale sans en rater toute la complexitĂ©, prenne toute sa place dans le systĂšme partisan. Il accompagne ce faisant la stalinisation, au sens oĂč l'entend Sheila Fitzpatrick, du communisme. DĂšs 1930, la section centrale d'organisation recueille auprĂšs de l'encadrement du parti les rĂ©ponses Ă un questionnaire en 17 questions, essentiellement orientĂ© sur l'activitĂ© professionnelle et la carriĂšre politique. La lourdeur des formules (« Quels postes a-t-on occupĂ© dans les syndicats jusqu'Ă prĂ©sent ? ») ou les Ă©noncĂ©s laconiques tels que « Stage dans le parti social-dĂ©mocrate ? », tĂ©moignent d'une traduction littĂ©rale de l'allemand ou du russe. L'« encadrement biographique » s'installe ensuite au rythme de la gestion par Eugen Fried{69}, l'Ă©missaire de l'IC, de la rĂ©organisation de la direction communiste française qui s'opĂšre au nom de la dĂ©nonciation du « groupe BarbĂ©-Celor-Lozeray ». Fried avait Ă©tĂ© nommĂ© rĂ©fĂ©rent pour la France fin 1930. En juillet 1931, le « groupe de la Jeunesse » est « dĂ©masquĂ© » et rendu responsable de toutes les difficultĂ©s du parti. Henri BarbĂ©, secrĂ©taire du Parti, convoquĂ© Ă Moscou, rĂ©dige sa biograp...