Chapitre 1
Un djihad républicain ? L'islam institutionnel face au terrorisme
Les vagues d'attentats qui ont frappé l'Hexagone depuis janvier 2015 ont produit un effet paradoxal sur les institutions et les organisations musulmanes françaises, révélant à la fois leur déficit de représentativité et leur forte réactivité au contexte de crise.
Un électrochoc salutaire ?
Les événements terroristes ont mis en évidence le déficit de représentativité sociale et le manque de légitimité populaire des grandes organisations musulmanes tant vis-à-vis des pouvoirs publics que de leur « base musulmane ». Le Conseil français du culte musulman (CFCM), imaginé en 1999 par Jean-Pierre Chevènement dans le cadre du processus de consultation (istichara) et mis en place officiellement par Nicolas Sarkozy en 2003, a été traversé par de nombreuses crises internes qui ne lui ont pas permis de trouver ses marques dans la société française{42}. À la veille des attentats, il apparaît ainsi comme une organisation usée par les conflits entre les personnalités et les organisations musulmanes, marquée à la fois par des querelles interétatiques (Algérie, Maroc et Turquie) et une absence d'ancrage sur le terrain. D'après les sources du Bureau central des cultes du ministère de l'Intérieur{43}, le CFCM représentait en 2015 moins de la moitié des 2 500 lieux de culte musulman en France, avec un déficit notoire de participation des nouvelles générations musulmanes nées et socialisées en France, des convertis et surtout des femmes qui sont les grandes absentes de la représentation cultuelle. Plus de dix ans après sa création, le CFCM et les principales fédérations qui le composent semblent toujours incarner un islam consulaire fortement dépendant des États d'origine et peu en phase avec les réalités musulmanes actuelles. Le rapport de la mission d'information du Sénat relève d'ailleurs qu'en « dépit de l'affirmation du président du CFCM insistant sur le caractère représentatif du culte – et non pas des musulmans – de cette institution, la représentation officielle du culte musulman apparaît de plus en plus en décalage avec un milieu associatif musulman, très présent sur les réseaux sociaux et extrêmement diversifié. Lors de leur audition des représentants d'associations musulmanes, vos rapporteurs ont pu mesurer le fossé qui les sépare des représentants “officiels” du culte musulman auxquels d'ailleurs ils dénient fréquemment la légitimité de parler au nom des musulmans de France{44} ». En somme, le contexte terroriste n'a fait que mettre en lumière la crise structurelle de la représentation musulmane officielle en France.
Toutefois, ce constat d'inefficacité de l'islam institutionnel doit être nuancé. Car les vagues d'attentats ont aussi constitué une « épreuve de vérité » pour les représentants du culte musulman qui les a contraints temporairement à faire taire leurs querelles internes et à développer une stratégie unitaire face au terrorisme. En ce sens, la menace djihadiste a eu un effet salutaire sur les grandes fédérations musulmanes françaises, les incitant à une démarche d'introspection et à une remise cause de leur fonctionnement et de leur mode de communication, au risque d'être totalement discréditées par les pouvoirs publics, les faiseurs d'opinion (médias et intellectuels) et surtout par les musulmans ordinaires{45}. La crise terroriste a été perçue par la majorité des représentants institutionnels de l'islam de France comme un véritable électrochoc, les obligeant à anticiper des réformes profondes du système de représentation cultuelle et associative des musulmans de l'Hexagone. Devant les membres de la mission d'information du Sénat, le président en exercice du CFCM, Anouar Kbibech, a d'ailleurs fait son mea culpa, reconnaissant les défaillances évidentes de l'institution :
« Nous sommes conscients du déficit d'image du CFCM auprès de nos coreligionnaires et de la société française. Nous avons ouvert des instances de dialogue auprès des jeunes, des femmes et des convertis pour créer des espaces d'échange afin d'être à l'écoute de leurs attentes et de les intégrer dans nos structures{46}. »
C'est donc dans une relative unité que les représentants officiels du culte musulman ont réagi aux événements dramatiques qui ont secoué la France depuis janvier 2015 : conscients de leur isolement, les responsables cultuels n'ont pas hésité à convier à leurs initiatives l'ensemble des organisations musulmanes de France, y compris les fédérations dissidentes et les mosquées indépendantes, comme l'Union des organisations islamiques de France (UOIF devenue Musulmans de France en avril 2017), retirée du CFCM depuis 2011, l'Union des mosquées de France (UMF), en conflit ouvert avec le président du Conseil, ou encore la Grande mosquée de Lyon, la mosquée d'Évry, la mosquée de Mantes-la-Jolie et la mosquée al-Islah de Marseille, qui disposent d'une influence réelle sur la communauté des croyants et des pratiquants. Des appels à condamner et à combattre le terrorisme ont été généralement relayés sur le terrain par les Conseils régionaux du culte musulman (CRCM{47}) et par les associations et les mosquées locales affiliées aux grandes fédérations. Si ce front unitaire apparaît encore fragile, en raison des clivages historiques, religieux et idéologiques qui traversent le champ musulman institutionnel, il a été à l'origine de très nombreuses déclarations et actions communes sur le plan national et aux échelons locaux. À cet égard, ce serait faire un mauvais procès aux organisations musulmanes de France que de prétendre qu'elles sont restées silencieuses et passives face au terrorisme. Même les voix communautaires les plus critiques de la dérive bureaucratique et clientéliste de la représentation musulmane officielle (l'islam des notables versus l'islam des quartiers populaires) reconnaissent sa « réactivité » au contexte terroriste. Nabil Ennasri, président du Collectif des musulmans de France (CMF), longtemps proche de Tariq Ramadan et figure emblématique des nouvelles générations musulmanes socialisées dans l'Hexagone, admet le travail de terrain réalisé par les organisations et les responsables musulmans dans la dénonciation et la prévention du terrorisme :
« Après les attentats de janvier comme ceux de novembre, si la communauté musulmane a été irréprochable sur un point, c'est bien sûr la condamnation claire et sans conditions des attentats. On ne compte plus les communiqués, les prises de parole dans les médias ou les prêches dans les mosquées allant dans ce sens. Les musulmans n'ont donc pas attendu qu'on les somme de condamner les tueries pour le faire. On peut même aller plus loin en affirmant que les responsables communautaires, et notamment les imams, ont fait un travail remarquable d'endiguement des thèses radicales en amont des attentats{48}. »
Pourtant, les représentants des organisations musulmanes reprochent aux médias et aux politiques de mener contre eux un procès en immobilisme et de les rendre invisibles dans le but de conforter la thèse d'une passivité, voire d'une complicité musulmane, à l'égard du djihadisme. Selon eux, l'image de la non-réactivité des musulmans français au terrorisme est délibérément entretenue par les leaders d'opinion pour mieux asseoir le cliché du manque de civisme des musulmans en général. Iaad Ben Dhia, président de l'association Étudiants musulmans de France (EMF), organisation bien implantée dans certaines universités françaises (Aix-Marseille, Montpellier, Bordeaux, Toulouse, Lyon, Paris, etc.), déplore cette instrumentalisation politico-médiatique :
« Je crois que c'était un faux débat de dire “on n'entend pas les musulmans !” Car la situation était plutôt “on n'écoute pas les musulmans !” C'est d'ailleurs ce que disent les responsables musulmans aux médias : “si vous donniez un peu plus la parole aux musulmans, vous verriez qu'ils réagissent au terrorisme !” Et en tant que citoyen français de confession musulmane, oui j'assume mon identité musulmane. Je ne dissocierai pas mon identité musulmane de mon identité citoyenne, les deux vont ensemble{49}. »
S'il convient de prendre nos distances à l'égard du discours des acteurs engagés, il apparaît en effet que les déclarations musulmanes face au terrorisme ont été largement sous-médiatisées, voire mésinterprétées dans le sens d'une indifférence des musulmans de France à l'égard des victimes. Non seulement les associations musulmanes ne sont pas restées passives face au terrorisme, mais elles ont fait preuve d'hyper-activisme, comme pour mieux prouver leur « bonne volonté » de contribuer à la cohésion sociale et à l'unité nationale.
La fin d'un tabou : afficher sans complexe les symboles patriotiques et républicains
Entre janvier 2015 (attaques contre Charlie Hebdo, la policière de Montrouge et l'Hyper Cacher de Porte de Vincennes) et juillet 2016 (attentat de Nice et assassinat du père Jacques Hamel), nous avons pu recenser plus d'une centaine de communiqués, de déclarations, d'appels et de tribunes, émanant du CFCM, des CRCM, des principales fédérations islamiques de l'Hexagone, des mosquées indépendantes, des associations locales et de personnalités musulmanes indépendantes. Bien sûr, ces textes se présentent sous des formes très différentes en fonction des auteurs, des contextes d'énonciation et de la gravité des événements. Mais au-delà de la diversité des supports et des contenus, on retrouve généralement une trame commune :
– condamnation ferme des actes terroristes ;
– déclaration de leur non-conformité avec les valeurs du « vrai islam » ;
– appel à l'unité nationale et à la cohésion sociale ;
– dénonciation des dégâts collatéraux (actes anti-musulmans) ;
– soutien aux pouvoirs publics dans la lutte contre le terrorisme ;
– proposition d'une action concrète (manifestation, rassemblement, prières, etc.).
De l'embarras musulman à se revendiquer « Charlie » aux déclamations républicaines de l'après-Bataclan
Il convient toutefois de noter une évolution substantielle dans le discours des représentants musulmans institutionnels entre janvier et novembre 2015. Si l'attaque terroriste contre la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo a fait l'objet d'une condamnation unanime de la part du CFCM, des CRCM et des principales fédérations musulmanes de l'Hexagone (Rassemblement des musulmans de France [RMF], Fédération de la Grande Mosquée de Paris [FGMP], Comité de coordination des musulmans turcs de France [CCMTF], UOIF, UMF, etc.), les réprobations ont été plus discrètes aux échelons locaux (associations et mosquées) et surtout dans la « muslimosphère{50} » (sites Internet communautaires, blogs, médias numériques, etc.), avec un débat contradictoire sur la question d'afficher ou non le logo créé par Joachim Roncin « Je suis Charlie ». Sur ce point, de nombreuses organisations musulmanes ont choisi de s'associer au « deuil national » et aux manifestations unitaires du 11 janvier, mais en émettant des réserves quant au mot d'ordre « Je suis Charlie » et surtout aux nouvelles caricatures parues post-attentats, notamment celle représentant le prophète Mohamed coiffé d'un turban et portant une pancarte « Je suis Charlie », surtitrée « Tout est pardonné{51} ». Ainsi, dans un communiqué daté du 14 janvier 2015, le Bureau du CFCM, après avoir condamné les actions terroristes, indique adopter une « attitude de réserve quant à la dernière publication de Charlie Hebdo qui heurte la sensibilité des musulmans ». Par ailleurs, le Conseil appelle « à l'unité des musulmans de France face aux actes et aux provocations commis contre leurs lieux de culte et leurs personnes » et aussi à « la vigilance face à la recrudescence inquiétante des actes anti-musulmans{52} ». En somme, le ralliement des organisations musulmanes aux « marches républicaines » est tempéré par la dénonciation des dégâts collatéraux que les actes terroristes seraient susceptibles de provoquer à l'encontre de la communauté musulmane de France : islamophobie, attaques contre des lieux ou des individus apparentés à l'identité musulmane, développement de la xénophobie dans les médias et les milieux politiques, etc.
En revanche, les attentats de novembre 2015 marquent une certaine rupture, sinon une évolution significative, dans le positionnement des organisations musulmanes : le registre de l'islamophobie tendrait à passer au second plan au profit d'une rhétorique patriotique (la compatibilité entre foi musulmane et citoyenneté française) et d'un registre autocritique (reconnaissance de la défaillance des organisations musulmanes face au terrorisme). L'effroi provoqué par le caractère particulièrement sanglant de l'attaque du Bataclan, qui a aussi touché des Français de confession musulmane, entraîne de la part des institutions musulmanes une surenchère sur des thématiques républicaines et loyalistes qui rappellent parfois la rhétorique assimilationniste des Israélites sous la Troisième République{53}. Dans son discours au Rassemblement citoyen des musulmans de France, le 29 novembre 2015, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, se lance ainsi dans une déclamation patriotique :
« Nous sommes fiers et attachés à cette patrie qui nous a accueillis, nous et nos parents, voire nos grands-parents, et qui voit grandir nos enfants, les éduque et qui sont l'avenir de notre pays. [...] Soyons fiers d'être Français et d'appartenir au pays des droi...