L'humiliation
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L'humiliation

Les jeunes dans la crise politique

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Les jeunes dans la crise politique

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À propos de ce livre

L'humiliation. Tel est le legs de notre sociĂ©tĂ© Ă  ses enfants. L'aliĂ©nation Ă  la consommation Ă©rigĂ©e en culte, l'assujettissement de l'identitĂ© Ă  des marques et les inĂ©galitĂ©s croissantes fondent un systĂšme de l'humiliation. L'intime devient un marchĂ© et la politique est rĂ©duite Ă  un spectacle. Gagner, possĂ©der, acheter, se montrer et mĂȘme se vendre... Comment, dans ces conditions, apprendre Ă  ĂȘtre, Ă  penser, Ă  vivre? En se livrant Ă  un dĂ©cryptage incisif de la façon dont notre sociĂ©tĂ© travestit les rĂ©alitĂ©s, Jaqueline Costa-Lascoux appelle Ă  sortir d'un fatalisme qui s'impose aux plus jeunes. Le dĂ©sintĂ©rĂȘt pour la chose publique, le repliement identitaire, l'Ă©vacuation de la question sociale et son maquillage en conflits ethniques, les comportements de fuite des uns et de violence des autres, ne sont pas les effets d'une machine anonyme mais le produit d'une dĂ©route collective. Sans nostalgie du passĂ© ni vision naĂŻve du futur, ce livre appelle Ă  un sursaut. Devant la crise politique qui prend les jeunes en Ă©tau, il est possible de rĂ©sister Ă  la dĂ©shumanisation. Au-delĂ  des jeux de rĂŽle et des fausses Ă©vidences, le dialogue des gĂ©nĂ©rations, la critique des savoirs, la pluralitĂ© des identitĂ©s, l'Ă©coute de ceux qui crĂ©ent, de nouveaux imaginaires ouvrent des voies pour une dĂ©mocratie rĂ©elle.

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Informations

Prologue

Une société en mal d'espérance

Le jardin intĂ©rieur de la rĂ©sidence Ă©tait calme. Soudain, une moto pĂ©taradante brise le silence. Six jeunes dĂ©boulent, bruyants, grossiers, jetant leurs bouteilles, piĂ©tinant les fleurs, prĂȘts Ă  la bagarre. Les fenĂȘtres se ferment. Certains rĂ©sidents appellent la police, qui ne viendra pas. Les Ă©vĂ©nements se renouvellent les jours suivants, Ă  la faveur du temps clĂ©ment et du dĂ©but des vacances, le vandalisme s'accroĂźt, la violence se rĂ©pĂšte, l'exaspĂ©ration des riverains monte. Une personne (une seule) est allĂ©e parler aux adolescents. Le climat s'est apaisĂ©. AprĂšs quelques jours, tout recommence. « M'dame, c'est plus fort que nous. C'est comme ça. La rage, on l'a en nous. »
RĂ©guliĂšrement, les mĂ©dias prĂ©sentent les chiffres de la dĂ©linquance et les rĂ©sultats d'enquĂȘtes sociologiques sur les « quartiers », illustrĂ©s par des reportages qui ressemblent Ă  ceux qui Ă©taient diffusĂ©s dix ans auparavant. Il est, certes, plus commode de circonscrire les problĂšmes Ă  des territoires ou Ă  des groupes identifiables par leurs origines, en rĂ©itĂ©rant les mĂȘmes analyses. Pourtant, un changement radical s'opĂšre, qui dĂ©passe les frontiĂšres des zones sensibles. La rĂ©sidence oĂč les faits se sont produits est un ensemble oĂč il fait bon vivre, le quartier est agrĂ©able, la diversitĂ© des commerces de proximitĂ© attractive, les restaurants et les cafĂ©s accueillants sur la place du kiosque Ă  musique oĂč cohabitent les boulistes et les antiquaires de livres anciens, en face du « chĂąteau des frĂšres LumiĂšre », Ă  Lyon, ville d'art et de qualitĂ© de vie.
Aujourd'hui, la radicalitĂ© n'est pas tant dans l'intensitĂ© de quelques Ă©vĂ©nements violents que dans leur extension Ă  des espaces et Ă  des milieux trĂšs Ă©loignĂ©s. C'est la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre qui semble embarquĂ©e dans une aventure oĂč les agressivitĂ©s des uns et les replis peureux des autres alimentent un jeu de rapports de force, une sociĂ©tĂ© oĂč l'art d'aimer, d'Ă©changer et de converser disparaĂźt peu Ă  peu. Les quartiers aisĂ©s ne sont pas indemnes de comportements violents, mais l'agressivitĂ© s'y exprime diffĂ©remment. Les loisirs des jeunes bourgeois s'accompagnent aussi de drogue et d'alcoolisme, lors des fĂȘtes de promotion, des « rallyes », des enterrements de vie de garçon ou de jeune fille, des sorties dans les boĂźtes, mais cela ne fait pas la une des journaux et les affaires graves donnent lieu Ă  mĂ©diation, Ă  huis clos.
Une fois les violences passĂ©es, chacun fait comme si de rien n'Ă©tait. Le dĂ©ni permet d'oublier et de jeter ainsi le voile sur ce qui pourrait troubler la quiĂ©tude apparente. Pourtant, l'accumulation de ce que l'on nomme pudiquement des « faits divers » dissimule mal les fissures de la sociĂ©tĂ©. Un nouveau malaise dans la civilisation est en train de sourdre. Et peut-ĂȘtre sommes-nous dans une phase de bouleversement culturel et politique qui Ă©branle l'Ă©difice dĂ©mocratique ? Les jeunes sont les premiĂšres victimes et les premiers acteurs de cette mutation, dont nous ne voulons rien savoir. Nombre de signes sont lĂ , pourtant ; ils devraient nous alerter sur le mal-ĂȘtre qui dĂ©truit les plus fragiles, qui anesthĂ©sie les plus couards et encourage ceux qui se croient les plus forts.
Comme dans toutes les pĂ©riodes de crise, ce sont les artistes et les crĂ©ateurs, qui reprĂ©sentent et donnent Ă  voir, qui expriment avec le plus de pertinence et de libertĂ© ce qui se dĂ©lite ou se reconstruit. L'acuitĂ© du regard et des impressions permet d'analyser les processus Ă  l'Ɠuvre, quand les batteries de chiffres traitent de catĂ©gories dĂ©jĂ  obsolĂštes. Les enquĂȘtes, les tableaux statistiques, les sondages sont utiles par temps calme, ils risquent de brouiller la connaissance lorsque la sociĂ©tĂ© part Ă  la dĂ©rive.

Aveuglements

Un couple enlacé, face à l'immensité d'un paysage de montagnes, regarde l'horizon. Le dessin de Chaval comporte une légende : « Chéri, ce soir, il y a du rÎti de veau avec des nouilles au gratin ! »
Signe de notre temps, l'imaginaire s'arrĂȘte Ă  une rĂ©alitĂ© triviale, comme si la beautĂ© des choses devenait invisible et inaudible, mĂȘme pour ceux qui ont voulu s'Ă©loigner de la fureur du monde. Il est vrai que les scĂšnes d'insensibilitĂ© aux autres et Ă  l'environnement sont devenues frĂ©quentes. Lorsque Paris rosit par un soir d'automne avec des nuances Ă  donner envie de se fondre dans le ciel, les passagers de l'autobus regardent... les voitures ! Ils scrutent ce qui se trouve sur les banquettes arriĂšre ou la tenue des conductrices, en ignorant le paysage et la prĂ©sence de leurs voisins assis Ă  cĂŽtĂ© d'eux. L'Ɠil se fait vide ou indiscret ; la capacitĂ© d'Ă©merveillement ou d'empathie est rare. Chacun semble obnubilĂ© par des images qui, tels des flashs publicitaires, se succĂšdent pour saturer la vision. Le corps tout entier est envahi par cet extĂ©rieur et, comme pour se dĂ©fendre, il cherche la satisfaction immĂ©diate de besoins primaires. Nos contemporains passent beaucoup de temps Ă  manger, Ă  boire des canettes de soda, Ă  s'agiter avec le portable ou les Ă©couteurs Ă  l'oreille, partout et en tous lieux, comme si la peur fondamentale Ă©tait celle de rester en repos pour prendre le temps de penser ou de rĂȘver. Mais il serait profondĂ©ment injuste de juger les personnes. Elles sont assujetties Ă  leurs angoisses et Ă  leur mal-ĂȘtre, sans que l'on sache s'il faut parler d'aliĂ©nation ou d'une sorte de possession. Qui peut d'ailleurs prĂ©tendre Ă©chapper totalement Ă  cette fascination de l'occupation immĂ©diate et continue ? Le phĂ©nomĂšne dĂ©passe les rĂ©actions individuelles. Et il suffit parfois d'un sourire, d'une parole, pour que tombe le masque.
Si certains de nos contemporains contemplent encore la cime des montagnes, d'autres beaucoup plus nombreux tentent d'exister en inversant les termes de « l'ĂȘtre et de l'avoir ». Ils engrangent des biens matĂ©riels pour essayer de se prĂ©server, ils absorbent la nourriture avec boulimie pour se rassurer, ils prononcent des paroles vaines croyant s'exprimer. Car les mots eux-mĂȘmes, souvent utilisĂ©s les uns pour les autres, au grĂ© de « ce qui est dans l'air », deviennent un moyen d'occuper l'espace, d'Ă©chapper Ă  la prĂ©sence des autres en couvrant leurs voix. Il s'agit tout simplement de faire semblant d'ĂȘtre lĂ ... « Tu m'Ă©tonnes ! » Le regard et la parole se heurtent ou s'Ă©vitent, dans la confusion des sens et un fatras de significations qui a, parfois, des allures comiques. Les scĂšnes de la vie quotidienne prennent alors de curieuses tournures de choses vues Ă  la tĂ©lĂ©, comme ces reality show oĂč chacun se donne la comĂ©die du rĂŽle de sa vie. Et pour avoir le sentiment d'exister et de penser, on qualifie de « graves », d'« hyper » ou de « great » des objets et des Ă©vĂ©nements insignifiants, comme si l'exagĂ©ration donnait de la consistance Ă  la plus banale des remarques. La sociĂ©tĂ© s'agite, elle s'identifie Ă  ceux qui bougent, en croyant qu'ils feront Ă©voluer le monde pour eux et Ă  leur place.

Les politiques en résonance

Les hommes politiques se mettent au diapason. Ils entrent dans un jeu dĂ©calĂ© des rĂ©alitĂ©s... au nom du pragmatisme ! Les candidats aux Ă©lections annoncent, avec un air grandiloquent, qu'ils tiendront leurs promesses, comme s'ils Ă©taient les maĂźtres du monde – maĂźtres de la croissance indienne ou chinoise, du prix du baril de pĂ©trole ou des cotations en Bourse ! De mĂȘme, pour montrer leur ouverture, ils empruntent des rĂ©fĂ©rences Ă  l'adversaire et ils se plaisent Ă  les citer, tel ce candidat de droite Ă©maillant son propos de phrases de Jean JaurĂšs et de LĂ©on Blum ou divulguant la lettre de Guy MĂŽquet, y compris par le truchement du futur ministre des Sports lisant les derniers mots du jeune homme attendant d'ĂȘtre fusillĂ©... dans les vestiaires de l'Ă©quipe de France de rugby. Dans le mĂȘme temps, des personnalitĂ©s de gauche parlent d'ordre et de sĂ©curitĂ©, reconnaissent les lois prĂ©sumĂ©es immuables du marchĂ© et vantent le libĂ©ralisme Ă©conomique. Telle personnalitĂ© du Parti socialiste devient « patron » du Fonds monĂ©taire international au moment oĂč l'organisation est mise en cause par les pays les plus pauvres, parce qu'ils y voient l'instrument du dĂ©veloppement inĂ©gal maintenu par l'impĂ©rialisme monĂ©taire des grandes puissances. Les anciens marxistes se font les apĂŽtres du multiculturalisme Ă  « l'anglo-saxonne » et l'extrĂȘme droite dĂ©clare vouloir dĂ©fendre les principes rĂ©publicains.
Les Ă©lecteurs se repĂšrent difficilement dans cet imbroglio et on assiste Ă  des transferts de voix d'un parti Ă  l'autre ou au ralliement de transfuges que les discours initiaux ne laissaient pas prĂ©voir. Quant aux milieux traditionalistes se rĂ©clamant de dogmes religieux, ils Ă©lisent des candidats qui leur infligent quotidiennement les frasques de leur vie conjugale et extraconjugale, Ă©talĂ©es dans les mĂ©dias... Cela correspond-il Ă  une Ă©volution des mƓurs, Ă  un besoin de consensus plus tolĂ©rant, ou Ă  une acceptation de tout et son contraire indĂ©pendamment de ce que l'on croit ? Certainement, les deux Ă  la fois, non sans un certain voyeurisme pour se persuader qu'on est moderne.
Les mouvements dĂ©sordonnĂ©s qui saisissent les sociĂ©tĂ©s occidentales accompagnent l'Ă©puisement de la dĂ©mocratie. Beaucoup l'ont Ă©crit et dĂ©noncĂ©. Il convient d'en apprĂ©cier les rĂ©percussions sur l'effacement des responsabilitĂ©s individuelles et sur l'absence de rĂ©fĂ©rence Ă  l'intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ou au bien commun. Il reste, surtout, Ă  en mesurer les effets sur les plus jeunes, ceux qui n'ont pas eu d'autres expĂ©riences que l'hĂ©ritage laissĂ© par leurs aĂźnĂ©s et dont ils auront un jour Ă  faire l'inventaire. Peut-on dĂ©plorer leur inculture politique, leur passivitĂ© entrecoupĂ©e de moments de fureur bruyante ? C'est Ă  eux qu'il nous faut penser, parce que c'est notre responsabilitĂ© qui est engagĂ©e et parce qu'ils expriment dĂ©jĂ  les consĂ©quences de ce que les gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes n'ont pas fait ou qu'elles ont laissĂ© faire. Les rĂ©actions en chaĂźne ont commencĂ©. Qualifier les jeunes de « publics » des politiques Ă©ducatives, de « populations cibles » des politiques de la ville ou d'« objet » des politiques sĂ©curitaires, le dit bien : on oblitĂšre leur parole.

Entre le réel et le virtuel

Puisque « tout se vaut », disent frĂ©quemment les adolescents, tout semble sans limites. La frontiĂšre entre le rĂ©el, le possible et le virtuel devient floue, favorisant les illusions et les dĂ©ceptions. On ne se revendique plus d'une utopie, celle qui suppose la foi en l'homme et la volontĂ© de changer le monde, on se tourne vers les magiciens qui permettent d'imaginer passivement un destin par procuration. Des forces extĂ©rieures, plus ou moins surnaturelles, viendront inflĂ©chir le cours des choses : « La force est avec nous ! » Le succĂšs de Harry Potter et des puissances occultes qui s'agitent sur nos Ă©crans ou dans les bandes dessinĂ©es, quel que soit le savoir-faire ou le talent de leurs auteurs, font entrer dans un espace imaginaire de la toute-puissance. Et l'attrait du surnaturel est tel que des adolescents peu familiers d'une lecture rĂ©guliĂšre d'ouvrages savants sont alors prĂȘts Ă  engloutir des centaines de pages en anglais ! La mĂ©taphore si souvent utilisĂ©e de la personne qui « plane », qui est dans son trip, a remplacĂ© la figure promĂ©thĂ©enne de « l'homme vĂ©ritable{1} » ou de l'homme de qualitĂ©, qui accepte de se sacrifier pour dĂ©fendre son idĂ©al. Les idĂ©ologies sont mortes, a-t-on dit. Mais la croyance placĂ©e dans les pouvoirs magiques d'un individu ou sa version politique, la sĂ©duction exercĂ©e par l'activisme d'un seul homme censĂ©ment dotĂ© de tous les attributs de la puissance peuvent-ils faire office de vision du monde et de projet collectif ?
Les drogues et les superstitions, les rituels sectaires et les grands shows, fascinent par leur capacitĂ© Ă  rĂ©unir dans une expĂ©rience qui semble, dans un premier temps, celle d'une fraternitĂ© sans contraintes ni limites : la communautĂ© de l'entre soi ! Et quelque chose de similaire se passe avec le rĂȘve d'identification qui saisit les Ă©lecteurs rassemblĂ©s pour fĂȘter le candidat gagnant : « On a gagnĂ© ! » À travers celui qui gouverne et que l'on a Ă©lu, on espĂšre une sorte de dĂ©lĂ©gation gĂ©nĂ©rale : « Il fera pour nous. » Les Ă©lus eux-mĂȘmes expriment souvent leur Ă©tonnement de recevoir dans leurs permanences des demandes allant du plus petit dĂ©tail de la vie quotidienne aux revendications les plus personnelles, comme si l'Ă©lu Ă©tait devenu « un sorcier capable de tout arranger, un faiseur de miracles » dĂ©clarait l'un deux. De nouveaux dĂ©miurges surgissent, d'abord malgrĂ© eux, avant qu'ils ne se prennent eux-mĂȘmes au jeu et que la passion du pouvoir ne les rattrape.
L'identification aux politiques, aux gens de pouvoir, se fait de plus en plus « en direct, comme Ă  la tĂ©lĂ© ». La redistribution des rĂŽles et des fonctions dĂ©pend moins d'un programme de gouvernement et de compĂ©tences avĂ©rĂ©es, que de la tactique propre Ă  chacun pour laisser croire Ă  des solutions immĂ©diates en parlant de soi Ă  la premiĂšre personne pour tenir le devant de la scĂšne – le « nous » disparaĂźt au profit du « moi, je... ». Et celui qui veut garder le pouvoir doit se prĂ©senter avec les habits et les mots non pas du Peuple mais de l'opinion publique, l'opinion qui « lit » les magazines... pour les photos !
La rapiditĂ© avec laquelle le nĂ©ologisme « pipolisation » s'est imposĂ©, parallĂšlement Ă  un accroissement de la vente des hebdomadaires qui exploitent ce registre est symptomatique. Tout est pensĂ© pour que les images favorisent un mĂ©canisme de projection par lequel les plus modestes « se voient dĂ©jĂ  en haut de l'affiche » comme dit la chanson. Les dĂźners dans des restaurants rĂ©putĂ©s, les vacances sur des yachts, font partie de l'imagerie devenue « populaire ». Le tee-shirt du PrĂ©sident français, barrĂ© des lettres NYPD (New York Police District comme dans la sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e NYPD Blues) ou celui de son ministre des Affaires Ă©trangĂšres avec l'inscription « Gare au gorille », photographiĂ©s lors d'un jogging Ă  Central Park, donnent Ă  penser que « vous et moi, nous pourrions y ĂȘtre »... Et l'identification Ă©lĂ©mentaire marche encore mieux avec l'image du corps sportif : les grands de ce monde transpirent comme tout le monde ! Roland Barthes se serait certainement plu Ă  faire le parallĂšle avec ce qu'il Ă©crivait dans Mythologies{2} sur les perles de sueur de l'acteur Marlon Brando.

Le jeu des apparences

Un monde de bruits et d'apparences dans lesquelles les tragĂ©dies de la vie rĂ©elle sont perçues par intermittence, parce que le scandale, c'est dĂ©sormais ce qui risque de compromettre le moral des mĂ©nages, pas la fraude ou l'abus de pouvoir ni ce qui porte atteinte Ă  la dignitĂ© des personnes. Il faut donc se livrer Ă  un zapping permanent et faire la fĂȘte en public. Il n'est pas un mariage sans un charivari agrĂ©mentĂ© de coups de klaxon en pleine ville, pas de maires qui ne se croit obligĂ© de tenir un calendrier rempli de fĂȘtes municipales et pas un ministre de la Culture qui n'organise avec les deniers publics, les mĂ©dias et les grandes marques commerciales, des « rendez-vous rĂ©guliers » pour des foules en liesse. Il faut cĂ©lĂ©brer les moments de la vie privĂ©e et ceux de la vie publique comme la victoire aprĂšs un match de football – les joueurs sont d'ailleurs eux-mĂȘmes placardĂ©s de logos et de marques commerciales – et ils font croire Ă  un moment de partage.
La rĂ©pression contre les moines bouddhistes et contre les opposants Ă  la junte militaire birmane, les massacres au Darfour ou la guerre en Irak, ou bien encore l'incendie d'un immeuble insalubre exploitĂ© par un marchand de sommeil, n'Ă©meuvent que le temps d'une sĂ©quence sur les Ă©crans. Et lorsque l'information est reprise en boucle, elle fascine parce que le drame devient fiction, comme dans les films : une sorte de chorĂ©graphie par laquelle la violence est spectacle, jouissance visuelle et sonore. Cela peut ĂȘtre de l'art comme dans le cinĂ©ma de Tarentino ou de Johnnie To ou un simple flux de paroles, de sons et d'images qui dilue toute vellĂ©itĂ© critique ou tout Ă©lan de solidaritĂ©. La conscience mĂȘme de l'interdĂ©pendance de nos sociĂ©tĂ©s qui, pourtant, ne cesse de se dĂ©velopper avec la globalisation, s'Ă©vanouit sous nos yeux. Chacun le sait, les Ă©meutes de la faim en Afrique touchent moins qu'un accident de la route. Le poids de nos responsabilitĂ©s s'allĂšge d'autant plus que l'obole donnĂ©e Ă  l'occasion d'une soirĂ©e tĂ©lĂ©visĂ©e soulage la conscience. Et on a beau entonner le slogan « Tous ensemble, tous ensemble »... oui, mais pour quoi faire ?

Une rupture culturelle et politique

La description de ces phĂ©nomĂšnes n'est pas anecdotique. Elle concerne particuliĂšrement les jeunes gĂ©nĂ©rations parce qu'elle traduit sans nul doute une rupture de nature civilisationnelle. La transmission culturelle et politique s'est interrompue, parce que le passĂ© lui-mĂȘme est en permanence sollicitĂ© en fonction d'une lecture stĂ©rĂ©otypĂ©e de l'actualitĂ©, sans distance critique ni doute sur la complexitĂ© des choses. Comme le montre le film de Fassbinder Lili Marleen, il est des pĂ©riodes oĂč tout semble tenir Ă  une chanson qui ignore les camps de concentration, apaise les souffrances des soldats qui meurent au front ; la chanson est une arme des hauts dignitaires du Reich parce qu'elle berce un peuple qu'ils entraĂźnent Ă  sa perte. Ce qui se passe dans la France d'aujourd'hui, diffĂšre profondĂ©ment des annĂ©es 1930 dans la forme et dans l'intensitĂ© de la manipulation de l'opinion publique, mais certaines logiques Ă  l'Ɠuvre sont celles d'un autoritarisme soft qui guide nos pensĂ©es et nos comportements. Heureusement, « On est les champions » et « On ira tous au paradis » proclament deux chansons devenues des emblĂšmes du pouvoir et de la rĂ©ussite !
La projection dans un futur proche et facile permet d'ignorer les pĂ©rils. MĂȘme l'avenir de la planĂšte et des gĂ©nĂ©rations suivantes est prĂ©texte Ă  slogans qui ne changent pas les comportements. Les exemples sont lĂ©gions de ces attitudes dĂ©calĂ©es qui ne craignent pas le ridicule : combien de remarques agacĂ©es sur le temps dĂ©traquĂ©, les embouteillages ou la saletĂ© des villes, lancĂ©es par des chauffeurs au volant de puissants 4 × 4 mangeurs d'Ă©nergie et pollueurs (au moment oĂč divers moyens sont mis en Ɠuvre pour attirer l'attention sur les dangers encourus par la planĂšte, les ventes de grosses voitures, la consommation de climatiseurs Ă©lectriques, les publicitĂ©s et emballages jetĂ©s Ă  tous vents n'ont jamais Ă©tĂ© aussi importants) ? La relation entre soi et les autres, l'actuel et le futur, se plie aux envies du moment. Et il devient difficile de trouver les mots qui pourraient avoir une incidence dĂ©terminante sur ce qui changerait les mentalitĂ©s et les comportements.
L'Ă©cart entre les discours et les paroles, entre les mots et les choses est, certes, rĂ©current dans l'histoire de l'humanitĂ©, plus particuliĂšrement dans les pĂ©riodes de mutation. Et il y a beaucoup de cela aujourd'hui. Mais plus Ă©tonnante est la sĂ©rie de paradoxes que la confusion ambiante fait naĂźtre et qui ne paraĂźt pas choquer l'intelligence rationnelle de nos contemporains. L'image que chacun se fait de soi est elle-mĂȘme Ă©clatĂ©e en autant de morceaux que de situations, prisonniĂšre d'un jeu de diffractions sans fin. Les savants des sciences sociales appellent ce morcellement « la crise identitaire » ! Or, la question n'est pas seulement un thĂšme d'actualitĂ© pour une thĂšse de psychologie sociale. Elle est existentielle et touche directement Ă  la dĂ©shĂ©rence dĂ©mocratique. Elle n'est pas non plus l'apanage des seuls immigrĂ©s venus de contrĂ©es lointaines !
Le récit collectif qui donnait du souffle à une histoire, certes conflictuelle mais commune, a perdu sa tonalité tragique ou romantique, sa grandiloquence ou ses moments d'humour lucide. Il s'est perdu. ...

Table des matiĂšres

  1. Page de titre
  2. Sommaire
  3. Prologue
  4. Chapitre 1 La démocratie fissurée