Chapitre 1
La crise mondiale, de 1900 à 1930 : l’Europe et le Moyen-Orient
Il serait difficile de commencer une histoire générale du monde par un événement plus complexe et plus étudié en profondeur que la Première Guerre mondiale. La multitude d’écrits sur ce conflit s’est récemment encore accrue des nombreuses publications et émissions programmées pour coïncider avec le centenaire du début de la guerre en 1914 et ceux de ses épisodes les plus marquants jusqu’à l’armistice{31}. Par conséquent, le présent chapitre n’est pas destiné à fournir de nouveaux détails sur la guerre en Europe en tant que telle. Toutefois, je tente d’y situer plus fermement la guerre dans un contexte géographique et temporel plus large. J’y souligne une fois de plus l’importance qu’a eue la guerre tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des empires européens, tout en la plaçant au centre d’une période de quarante ans de développements mondiaux, remontant à une vingtaine d’années avant 1914 et décrivant leur impact spectaculaire sur la société, l’économie et les idéologies.
À l’égard de la dimension géographique de ce conflit, il convient d’abord de définir une typologie des différentes régions impactées et des formes qu’il prit pendant la durée de la guerre – à la différence des narrations détaillées dues à d’autres historiens qui ont entrepris d’étendre la portée de leurs analyses au-delà de cette durée{32}. Il y eut des zones de guerre totale, de massacres massifs et de mobilisation générale des populations : l’Europe occidentale, l’ouest de la Russie, les Balkans et plusieurs provinces ottomanes limitrophes, au sud et au nord. Il y eut aussi des zones de conflits aigus, quoique moins intensifs, qui ne connurent pas de mobilisation générale ni ne subirent de transformations économiques fondamentales – par exemple, l’Afrique coloniale, où les empires européens antagonistes prolongèrent le conflit européen par des affrontements sporadiques et beaucoup moins meurtriers et dévastateurs que sur les fronts européens. Il y eut en outre des zones, colonisées ou semi-colonisées, où eut lieu un recrutement important tant de conscrits que de travailleurs civils pour soutenir l’effort de guerre et qui connurent, en conséquence, de nombreux troubles politiques, mais qui ne furent pas elles-mêmes des théâtres d’opérations militaires : l’Inde, l’Indochine française, les côtes chinoises, les États-Unis et les dominions britanniques (Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud et îles du Pacifique). Il y eut enfin des parties du monde qui subirent les effets économiques et politiques de la guerre et fournirent des ressources aux belligérants, mais dont les populations ne participèrent pas directement au conflit, comme les pays d’Amérique centrale et du Sud ou le Japon (et les quelques pays européens restés neutres, comme l’Espagne).
L’un des effets les plus frappants de cette expansion géographique de l’ampleur de la guerre fut la manière dont elle influa sur de petites communautés très éloignées des fronts, tantôt à leur avantage, tantôt à leur détriment. Ainsi, l’Empire britannique recruta en grand nombre des soldats maoris en Nouvelle-Zélande, et des conflits éclatèrent entre ces conscrits et des officiers blancs, engendrant un sentiment de solidarité ethnique et nationale après la sanglante débâcle de Gallipoli{33}. Cela permit aux communautés maories de se faire mieux entendre dans le pays pendant les années 1920, tandis qu’au siècle précédent leurs terres et leur cohésion sociale avaient été constamment menacées par la colonisation britannique. En revanche, les peuples indigènes de la Sibérie orientale furent réprimés par l’Armée blanche de l’amiral Koltchak puis par les bolcheviks entre 1917 et 1922{34}. L’expansion géographique du conflit procura, par ailleurs, un énorme avantage aux Alliés, qui, contrairement aux Empires centraux, avaient la possibilité de tirer des ressources tant humaines qu’agricoles de quatre continents{35}.
Quant à l’expansion temporelle de l’analyse historique de la Première Guerre mondiale, il convient de souligner les changements majeurs qui l’avaient précédée, en particulier le conflit entre le Japon et la Russie, et les révolutions chinoise, perse et mexicaine. Il est difficile d’englober ces diverses conflagrations dans un seul cadre analytique, surtout si celui-ci se limite à la guerre proprement dite. Cependant, elles présentaient des traits communs et ne furent pas dénuées de liens entre elles. Tous ces événements – ainsi que les conflits qui éclatèrent, après la guerre, en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et en Chine – renvoyaient à tel ou tel aspect de la dernière phase du « nouvel impérialisme » des années 1890, incluant désormais le Japon expansionniste. Dans une certaine mesure, il incluait aussi les États-Unis du président Theodore Roosevelt, puissance émergente qui avait tenu à distance les empires européens depuis le XVIIIe siècle tout en soutenant indirectement leurs tentatives de se partager le monde.
Lénine décrivit la guerre et l’impérialisme de cette époque comme étant « le stade suprême du capitalisme »{36}, et, en effet, comme je le remarque dans l’introduction, cette affirmation recèle une grande puissance analytique. De même l’idée d’un « capitalisme de gentlemen », avancée par P. J. Cain et A G. Hopkins, qui développaient ainsi une analyse antérieure de Joseph Schumpeter, conserve sa pertinence{37}. Ce furent pourtant, le plus souvent, des élites militaires et aristocratiques, largement originaires de zones rurales et non-industrielles, qui déclenchèrent ces conflits et les motivèrent en se réclamant d’idéologies ancestrales. Parmi ces élites traditionnelles en déclin, il y avait la classe des junkers en Allemagne et les samouraïs japonais qui avaient perdu leur pouvoir économique depuis 1868, mais aussi les familles de propriétaires terriens et d’officiers du sud de la France ou de Corse et les gouverneurs et juges impériaux, les officiers de marine de l’Empire britannique désormais vieillissant. Le nationalisme et un certain sens de la légitimité ont certainement permis au capitalisme financier intrusif de se répandre dans le monde entier, mais on ne peut pas les réduire à cette extension.
Il faut aussi tenir compte des causes de longue durée et des effets à long terme de la crise mondiale. Là encore, une interprétation quasi-léniniste s’avère utile. Les élites dirigeantes, inquiètes face à la puissance émergente des artisans, des ouvriers et même des paysans, soumirent ces forces nouvelles et alarmantes à une « reconquête interne », usant d’arguments nationalistes agressifs, invoquant la grandeur et la gloire de l’empire, et réclamant, en définitive, la conscription et la guerre. De nouveaux médias, une presse écrite à grand tirage, le développement accéléré des réseaux postaux, télégraphiques et, ultérieurement, radiophoniques furent utilisés pour mobiliser le peuple en faveur du progrès économique et du patriotisme, mais aussi pour aviver son hostilité à l’encontre d’un ennemi tout désigné. Cette forme de coercition verbale persista bien après la fin de la Grande Guerre. Les guerres coloniales des années 1920 et la guerre d’Espagne, à la fin des années 1930, furent essentiellement des guerres idéologiques, où la propagande avait un rôle stratégique.
En fait, près de trente ans de conflit continuel créèrent une forme de psychose traumatique générale à l’échelle mondiale. Les cauchemars paranoïaques qu’engendra la Première Guerre mondiale allaient du « complot juif », supposément fauteur de la défaite, à une improbable « menace bolchevique » sur les rives de la Tyne, en Angleterre (1919). On peut y ajouter, de manière plus générale, la crise mentale des classes moyennes partout dans le monde, que diagnostiquèrent, chacun à sa façon, Franz Kafka, Thomas Mann, Sigmund Freud, Carl Jung ou le Mahatma Gandhi. L’impact de la crise mondiale, de 1900 à 1926, peut être retracé dans tous les thèmes qu’aborde ce livre – de la compréhension de la personne du XXe siècle à la nature de la modernité dans les arts en passant par les trajectoires des religions.
Le monde avant la guerre : idéalisme, communautarisme et radicalisme
Si la Première Guerre mondiale n’avait pas infligé un tel traumatisme à une grande partie de l’espèce humaine, les deux décennies qui la précédèrent seraient aujourd’hui considérées comme une période de changement radical et de rupture, et non comme l’achèvement serein de l’ère de paix relative et de progrès prudent qu’on nomme en Grande-Bretagne l’époque victorienne{38} – ainsi qu’elles sont souvent décrites dans la littérature populaire, la télévision et le cinéma. Des progrès sans précédent dans la communication furent accomplis avec le premier vol au-dessus de la Manche de Louis Blériot, la première liaison radio transatlantique et même la création de nouveaux fuseaux horaires dans le monde entier. Si les historiens ont étudié avec beaucoup d’attention les traités d’alliance qui laissaient présager de la Grande Guerre, des accords internationaux furent aussi conclus pour réduire les risques de conflit dans l’Antarctique, et plusieurs conférences de paix successives – vouées à l’échec, comme l’avenir le montra – furent accueillies comme autant de signes d’espoir. Elles semblaient alors contrebalancer de façon appropriée la marche des empires européens vers la guerre. Les partis socialistes démocratiques se développaient rapidement en Europe occidentale, tandis que les sujets colonisés invoquaient l’esprit de la nation – dans un temps de spiritualité idéaliste interconfessionnelle, que représentait notamment le Parlement mondial des religions qui se réunit à Chicago en 1893.
L’activité politique se transforma de manière extrêmement marquée au niveau mondial au cours des années d’avant-guerre. Aux États-Unis, l’« Ère progressiste » (1890-1920) vit plusieurs tentatives d’amélioration de la représentation populaire et de l’éducation des masses, en même temps qu’une tendance à restreindre le pouvoir, l’influence et la corruption des trusts tentaculaires qui avaient émergé à mesure que l’économie croissait, à partir de 1890{39}. Theodore Roosevelt et son successeur William Taft entérinèrent ces changements dans une période où l’inégalité des revenus augmentait à vive allure. La Révolution mexicaine précéda la Révolution russe de cinq ans. En Grande-Bretagne, le gouvernement institua des minima salariaux. Mais les changements qui eurent lieu en dehors d’Europe et des Amériques furent encore plus spectaculaires. En Chine, la Révolte des Boxers, en 1900, et l’intervention multinationale destinée à la réprimer sapèrent les bases de la dynastie Qing, au pouvoir depuis trois siècles, annonçant la Révolution de 1911, laquelle plongea le pays dans des conflits et une incertitude qui persistèrent jusqu’en 1949. La Révolution perse, à la même époque, redonna du courage aux libéraux du Moyen-Orient, même si elle conduisit, à long terme, à l’instauration d’une autocratie militaire. Dans l’Empire ottoman, la révolution des Jeunes Turcs de 1908 permit de moderniser le régime en Turquie, tout en stimulant le séparatisme arabe dans les provinces.
Entre-temps, les puissances coloniales assistaient avec inquiétude à l’essor des mouvements panislamiques{40}, annoncé par le Soudan mahdiste des années 1880 et 1890. L’agitation nationaliste en Égypte et en Inde évolua vers une phase plus militante. Les partis nationalistes, comme le Wafd égyptien ou le parti du Congrès indien, étaient divisés entre radicaux – qui envisageaient de recourir à la violence contre les Britanniques – et modérés, qui espéraient encore obtenir des gains constitutionnels de la part des responsables politiques coloniaux. Ces derniers se présentaient volontiers comme des libéraux, ouverts à la modernité, mais leur marge de manœuvre s’avéra limitée, tant par les agissements des proconsuls conservateurs que par le cours des événements. Les Britanniques faisaient face au même dilemme en Irlande où, à partir de 1913, le nationalisme catholique et le parti Sinn Féin se heurtaient au puissant mouvement unioniste protestant. En France, un parti laïque et anticatholique arriva au pouvoir en 1902, tandis que le Parti social-démocrate ne cessait de se renforcer en Allemagne. Sous la présidence de Theodore Roosevelt, les États-Unis parurent évoluer vers une nouvelle phase de l’impérialisme, quoiqu’elle restât conforme à la doctrine Monroe, c’est-à-dire cantonnée au niveau régional, dans les Caraïbes et en Amérique latine (ainsi qu’aux Philippines après la guerre hispano-américaine de 1898).
La défaite de la Russie face au Japon, en 1905{41}, fut de loin l’événement le plus marquant de cette période, d’autant qu’il fut suivi, la même année, de la première Révolution russe, qui, quoique violemment réprimée, annonçait une nouvelle ère d’agitation politique radicale de gauche. Dès 1903, la scission entre bolcheviks et mencheviks laissait prévoir l’émergence d’un Parti communiste centraliste et dominateur. L’an 1905 vit la création, à Saint-Pétersbourg, du premier soviet, dirigé par Léon Trotski, partisan de la « révolution permanente »{42}. La victoire du Japon signala, en outre, aux peuples colonisés d’Asie, du Moyen-Orient et d’Afrique qu’une brèche s’était ouverte, pour la première fois depuis deux cents ans, dans la domination mondiale de l’Europe. Les différents soulèvements populaires de cette période – de la Russie, en 1905, au mouvement radical Swadeshi (autosuffisance) en Inde, en passant par les mouvements panislamiques dans le monde musulman, suscitèrent une « contre-attaque » impériale de la part des grandes puissances. Celles-ci tentèrent de renforcer leur domination dans les colonies et aux marches de leurs empires, ouvrant ainsi la voie à plusieurs décennies de conflits{43}. Cette réaction se traduisit par une réaffirmation du contrôle de la Finlande, de la Pologne et du Kirghizistan par la Russie, ainsi que de l’emprise des Habsbourg sur les régions de l’empire austro-hongrois limitrophes de la Serbie. Elle prit aussi la forme d’une intrusion anglo-russe en Perse ou de la partition du Bengale, en 1905, par l’administration coloniale en Inde, dans le but d’opposer les musulmans aux radicaux hindouistes. Au Brésil, le gouvernement central réprima brutalement, entre 1898 et 1903, les colons et les meztisos lors de la guerre de Canudos, dans le contexte de ce qu’on appellera rétrospectivement « la ruée vers l’Amazone ». L’accélération des migrations, facilitée par le développement des communications au cours de ces deux décennies de paix fragile, fut l’une des conséquences de ces troubles politiques. La crise russe et la montée de l’antisémitisme dans l’empire des Romanov provoquèrent l’exil de centaines de milliers de Juifs en Occident et, plus particulièrement, aux États-Unis et au Canada. Dans ces deux pays, ils rejoignirent des immigrés venus des villes industrielles surpeuplées du nord de l’Europe ou des zones rurales paupérisées de l’Italie méridionale et de la Sicile, tandis que de nombreux Espagnols continuaient d’émigrer en Amérique latine. En Asie, la victoire décisive du Japon sur la Russie attira de nombreux militants anticolonialistes venus d’Inde ou de l’Asie du Sud-Est, qui créèrent des cellules militantes à Tokyo et dans d’autres grandes villes de l’archipel.
Des groupes qui se sentaient oppressés par l’ordre social dominant saisirent l’occasion qu’offraient les nouveaux moyens de communication, notamment les journaux, la radio et le cinéma, pour rendre publiques leurs doléances. Les suffragettes défilaient en Grande-Bretagne pour exiger le droit de vote des femmes. Les Indiens, conduits par Gandhi et, plus tard, les Noirs revendiquèrent leurs droits civiques en Afrique du Sud où, à la suite de la Guerre des Boers, les « gens de couleur » restaient exclus des privilèges dont jouissaient les membres de la minorité blanche. Aux États-Unis, la population afro-américaine du Sud, qui avait en grande partie émigré vers les villes du Nord à mesure que croissait l’économie industrielle, se politisa peu à peu. Plus largement, le monopole des vieilles familles blanches de la classe dirigeante était battu en brèche par de nouvelles formes d’activité politique et de nouvelles méthodes de communication. Les quatre années de guerre, avec leur orgie de carnage sans précédent, éclipsèrent – tout en les accélérant par ailleurs – les changements radicaux que cette époque d’idéalisme, de c...