Troisième partie
Aujourd’hui, je ressuscite en vous
Chapitre 8 : Les sévices et le roi
Relecture 3
En pointillés... la résurrection
Codicille
Chapitre 8
Les sévices et le roi
Il est très stimulant de faire chanter les mots. À partir de leur origine s’ouvre un éventail de significations dont l’ampleur oblige à ne retenir qu’un sens pour traduire. Elle nous sort cependant des traductions habituelles dont la répétition émousse la force de l’expression. Il en résulte un foisonnement de questions. Je trouve rajeunissant cet exercice – il explique, soit dit en passant, l’abondance des notes sur le vocabulaire.
Ainsi, deux mots-clés du vocabulaire de la Passion, les verbes « donner », didômi en grec, et son dérivé paradidômi, « transmettre », méritent attention. Didômi signifie « offrir gratuitement », mais aussi « donner par obligation sociale avec un contre-don réciproque ». Comment échapper ici à deux écueils ? Celui d’un cadeau superflu, voire marginal, ou celui d’une contrainte féodale ? Autrement dit, qu’est-ce qui pousse Jésus à se donner lui-même pour nous libérer{1016} ? La signification de paradidômi s’étend de « transmettre » (par héritage) à « confier », « accorder » et « trahir ». Judas, nous l’avons vu, est celui qui « livre » Jésus.
Il est clair que l’imagination s’envole à partir de tel ou tel sens retenu ici. Peut-on échapper, au moins en partie, aux influences des cultures d’un temps, afin de serrer au plus près ce que nous disent les récits de la Passion ? Il me semble de bonne méthode de ne pas se crisper sur le don, afin de ne pas se faire enfermer dans une signification préétablie, sans examen{1017}.
Il convient alors de se demander ce qui entoure le don, c’est-à-dire : 1) Qui parle de « Jésus livré » (paradidômi) ? ; et 2) Que fait-on, à cette époque, de quelqu’un qui est livré et arrêté, donc quelle marge de liberté reste à Jésus ? Ces deux questions entourent Jésus pour souligner ce qui lui échappe et, par là même pour estimer un peu la marge de manœuvre qui lui reste.
Qui parle de « Jésus livré » ? Sur 119 mentions de ce verbe dans le Nouveau Testament, 84 se trouvent dans les évangiles, dont 63 au sujet de la Passion{1018}. Jamais, dans les évangiles, Jésus ne dit : « Je me livre. » Les deux occurrences où Jésus apparaît comme sujet du verbe concernent la révélation du Père que Jésus accomplit en faveur des « tout-petits ». Il livre, il transmet en tant que Fils : « Tout m’a été confié par mon Père et personne ne connaît le Fils sinon le Père, et personne ne connaît le Père sinon le Fils et celui à qui le Fils de le révéler{1019}. »
Le problème consiste à savoir qui livre Jésus. Dans les évangiles, les responsables sont clairement désignés : les diverses autorités de Jérusalem et Pilate, mais Judas en premier. Ils se transmettent de main en main Jésus comme un objet que l’on se passe. Dans ce cas, Jésus aurait consenti à ce qu’il en soit ainsi, par le rejet de toute riposte{1020} et par son silence. Mais comment interpréter cette passivité alors que l’image commune du Messie le présentait actif, plein d’énergie et entreprenant ? Comment expliquer qu’à l’inverse des résistants à l’emprise de Rome, héroïques jusqu’au bout, Jésus se laisse faire{1021} ?
Telle est la difficulté à laquelle Paul et ses disciples se devaient de répondre. Ce n’était pas la croix qui posait question (elle était devenue si banale), mais bien l’ensemble de ces dernières heures. Ainsi manipulé, Jésus était-il encore un exemple présentable ?
L’Épître aux Galates tient à placer dans la volonté de Jésus les épisodes de la Passion : Jésus n’est pas un jouet dont les hommes font ce qu’ils veulent. Les apparences semblent le dire, mais en réalité : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi{1022}. » L’initiative et la conduite discrète des événements restent, pour Paul, dans les mains du Christ. L’apôtre a saisi que « la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes{1023} ». Il cherche à effacer l’image d’un Messie de force humaine, militaire et terrestre, par l’image d’un amour qui se donne. Ce renversement est novateur et audacieux.
Afin de le justifier, l’apôtre écrit cette phrase, source de tant de malentendus : « [Dieu] n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré [paradidômi] pour nous tous{1024}. » La référence au sacrifice d’Isaac par son père Abraham reste boiteuse, puisque ce fils échappe à une mort qui n’épargne pas Jésus. Faut-il alors retomber dans les excès vindicatifs du Moyen Âge ? De prime abord, il le semblerait. Toutefois, les emplois de paradidômi dans l’œuvre de Paul invitent à plus de prudence{1025}. En effet, l’apôtre leur donne un sens un peu particulier.
En Rn 1, l’épître évoque ceux qui se détournent de Dieu{1026}. Les païens, explique Paul, sont remplis de convoitises, de passions viles et d’un esprit déréglé (ces listes de défauts relèvent d’un topos habituel dans l’Antiquité). Comme ils ne sont guère enclins à changer de vie, « Dieu les a livrés » (trois fois répété) à leurs défauts. En quelque sorte, Il les remet à eux-mêmes, à ce qu’ils sont dans leur cœur dépravé. C’est donc quelque chose d’intérieur aux païens qui conduit Dieu à les laisser à ce qu’ils veulent être.
Inversement, les croyants sont livrés à la « règle de doctrine », c’est-à-dire à l’évangile auquel ils croient{1027}. Cette foi intime expose les fidèles à être « livrés à la mort à cause de Jésus{1028} ».
De ces emplois pauliniens du verbe « livrer » (paradidômi), avec une correspondance interne aux a...