Partie 1
La liberté d’expression.
Pas pour tous ?
Ce qu’autorise et ce que n’autorise pas la liberté d’expression Est-on obligé de dire « Je suis Charlie » ?
« Non, car les représentations de Charlie Hebdo ne sont pas du goût de tout le monde, et ce n’est pas parce qu’il y a eu un tel événement qu’on devrait se reconnaître en eux. Ceux qui disent être Charlie parce qu’il y a eu des morts, je les respecte, mais personnellement je ne me sens pas Charlie. »
Majda, 18 ans
« Oui, je pense que lorsqu’un pays est attaqué comme le nôtre l’a été, il faut que nous soyons tous unis. Le “Je suis Charlie” a permis de rassembler des gens extrêmement différents autour d’un même slogan. Et puis, dire qu’on est Charlie, ça ne veut pas dire qu’on est d’accord avec le journal, on a le droit de le critiquer. Ça veut juste dire qu’on soutient les victimes. »
Manon, 16 ans
« Je ne me sens pas obligé de dire “Je suis Charlie” aujourd’hui. Certes, les attaques qu’ils ont subies ont été horribles mais au-delà de l’attentat, je n’ai jamais été d’accord avec leurs caricatures. Mais je suis conscient que le “Je suis Charlie” peut aussi être la forme d’un soutien aux victimes. »
Yanis, 16 ans
Lylia Bouzar
Pour décider si l’on est obligé de « se sentir Charlie », il faut déjà définir ce que cela signifie... Majda ne se reconnaît pas en ce slogan parce que les dessins « ne sont pas du goût de tout le monde ». Manon et Yanis estiment que c’est une façon de rassembler tous ceux qui soutiennent les victimes, et peu importe si l’on aime leurs dessins...
Leur débat ne concerne pas le fond mais la forme. « Je suis Charlie » veut-il dire que je suis contre le terrorisme, contre l’assassinat ? Est-ce un moyen d’affirmer que nous sommes tous solidaires de la perte de vies humaines ? Ou au contraire, « Je suis Charlie » signifie-t-il que je suis d’accord avec la ligne éditoriale de Charlie Hebdo, et plus spécialement avec les caricatures de Mahomet ?
Cela n’est pas si facile... Dans les débats télévisés, vous pouvez avoir le sentiment qu’il faut apprécier les caricatures pour être Charlie. Pourtant, « être Charlie » est un slogan que chacun peut définir de manière différente : je peux être blessé(e) par les caricatures et me sentir Charlie car je soutiens la liberté d’expression... Je peux revendiquer être Charlie pour marquer ma solidarité avec tous ceux qui se mobilisent contre le terrorisme...
Beaucoup ont eu le sentiment que « devenir Charlie » les empêchait de critiquer le contenu de Charlie Hebdo. C’est dans cette logique, comme Majda, que certains ont finalement affirmé qu’ils ne l’étaient pas.
Des professeurs et des éducateurs ont aussi exprimé leur malaise face au sentiment de se voir imposer une seule définition et un seul type de soutien à Charlie. Ils auraient préféré permettre une complexité d’opinions, de définitions et de positionnements... Dans un tel moment de déchirure nationale, il est important de lever les malentendus et les sentiments des uns et des autres afin de les unir autour de la lutte commune : non aux assassinats et au terrorisme !
Jean-Louis Bianco
Bien sûr, on peut ne pas être « Charlie » ! Cela fait partie de la liberté d’opinion. De fait, le slogan « Je suis Charlie » a créé une confusion chez nombre de nos concitoyens. En le proclamant sur des affiches, des badges, sur Internet, il ne s’agissait pas de se revendiquer du journal Charlie Hebdo, mais d’affirmer sa révolte contre la barbarie terroriste. Il s’agissait d’affirmer sa solidarité, non pas avec une ligne éditoriale, mais avec tous ceux qui subissent le terrorisme. « Je suis Charlie » signifiait, comme les autres slogans – « Je suis Ahmed », « Je suis Franck » (noms des policiers assassinés) –, notre refus de voir la barbarie l’emporter sur les valeurs républicaines.
On peut toujours être en désaccord avec ce journal satirique, ne pas l’aimer et se sentir insulté par certains dessins. On peut même saisir la justice si l’on considère que certains d’entre eux incitent à la haine.
Mais ce slogan n’a pas été expliqué, d’où la confusion qui l’a entouré. Dès lors, il n’est pas choquant que certains jeunes, ne comprenant pas pourquoi ils devraient obligatoirement soutenir un journal qui avait pu les heurter quelques années auparavant, disent ne pas se sentir « Charlie ».
Samuel Grzybowski
Personne n’est obligé de dire « Je suis Charlie ». D’ailleurs, avec Coexister, le mouvement interreligieux dont je fais partie, nous ne l’avons pas dit, laissant à chacun le droit de le dire ou non. Spontanément, j’imagine que ceux qui disaient « Je suis Charlie » pouvaient penser au président américain John Fitzgerald Kennedy qui, en visite en Allemagne en 1963, avait dit face au mur séparant Berlin-Est et Berlin-Ouest : « Je suis un Berlinois. » C’était beau. Il est évident que certaines accusations sur l’utilisation du slogan « Charlie » ont été relativement abusives. C’est particulièrement vrai pour ceux qui considèrent que la formule revient à cautionner tout ce que disait le journal. Pour ceux qui disaient « Je suis Charlie », il n’y avait pas nécessairement de caution de toute la ligne éditoriale. À titre personnel, en tant que militant associatif, je n’ai pas déclaré « Je suis Charlie » et c’est mon choix. Je ne le revendique pas pour tous mais je l’assume pour moi.
J’ai pris cette décision pour trois raisons. D’abord, je ne peux m’empêcher de penser aux victimes qui ne sont pas « Charlie ». Je sais bien encore une fois que les « Charlie » n’ont pas oublié ces victimes, mais j’avais vraiment envie d’être à la fois « Charlie, flic et juif » après le 11 janvier. Ensuite, j’ai du mal avec les grands slogans uniques car je trouve que cela ne favorise pas la réflexion. J’ai vu d’ailleurs des gens heurtés par ce rouleau compresseur et cette omniprésence du « Charlie » jusque sur les panneaux de signalisation du périphérique parisien indiquant « Nous sommes tous Charlie ». Et puis enfin, l’édito du Charlie Hebdo après l’attentat m’a définitivement convaincu de ne pas être « Charlie ». Fidèles à eux-mêmes, ils ont critiqué et accusé une bonne partie des « Charlie » d’être des hypocrites, des lâches et des menteurs. Je comprends leur attitude polémiste, mais j’étais bien content en lisant cela de ne pas me faire insulter par le journal.
Où est le mal quand Dieudonné déclare : « Je suis Charlie Coulibaly{1} » ?
« Charlie représente les victimes et Coulibaly le terrorisme, donc associer ces deux noms est irrespectueux envers les victimes et leurs familles. Cela porte aussi préjudice à la famille Coulibaly et aux personnes qui portent ce nom car elles peuvent être victimes de moqueries, ou pire, être mal vues. »
Achrafy, 16 ans
« Je pense que certains ont dit qu’ils étaient Charlie Coulibaly sans savoir. Je suis allé voir le hashtag sur Twitter et j’ai vu que la plupart des tweets avec cette mention étaient en fait des tweets de critiques. Maintenant, ceux qui le pensent vraiment et qui soutiennent les terroristes, il faut les punir et c’est bien d’agir vite. »
Laure, 17 ans
« Le mal dans cette affaire est dû au temps. Dieudonné a prononcé cette phrase beaucoup trop tôt et il est normal que certaines personnes trouvent que ces propos soient choquants. Et même, la phrase en elle-même est assez complexe mais je laisse la justice dire s’il a le droit de prononcer ces mots ou pas. »
Yanis, 16 ans
Lylia Bouzar
Comme le soulignent Achrafy, Laure et Yanis, affirmer que l’on est « Charlie Coulibaly » peut être fait au nom d’une crise d’adolescence plus ou moins passagère, d’un manque de conscience collective ou politique ou d’un besoin de se rendre intéressant(e). Quelles que soient les motivations, on ne peut pas le valider comme un propos banal. Les mots ont un sens. En l’occurrence, comme le dit Achrafy, associer dans une même formule les victimes et les assassins n’est pas possible.
Lorsque l’on fait un commentaire oral ou sur Internet, dans un journal ou sur un réseau social, on n’échappe pas à la loi que nul n’est censé ignorer. Une erreur, une bêtise, une ignorance peut avoir des conséquences judiciaires. C’est aussi cela, l’apprentissage de la vie collective, des droits et des devoirs de chacun.
Lorsque Dieudonné publie pour la première fois ce commentaire, conscient de l’impact qu’il peut avoir auprès de certains jeunes qui s’interrogent sur l’existence ou pas de conspirations ou mensonges d’État, il effectue un acte d’apologie de crimes terroristes. Rappelons que Jean-Marie Le Pen a également pu être condamné pour un délit semblable lors de ses déclarations de 1987 sur les chambres à gaz des camps nazis qui seraient, selon lui, « un détail de l’histoire » de la Seconde Guerre mondiale. Chaque mot a un sens et mal nommer les choses ajoute au malheur du monde, comme l’écrivait Albert Camus.
Jean-Louis Bianco
La justice a estimé que les propos de Dieudonné constituaient une « apologie du terrorisme ». Accoler dans une même phrase un soutien aux victimes des attentats et le nom d’un des terroristes qui a participé à leur exécution constitue une provocation délibérée. Dieudonné savait parfaitement ce qu’il risquait en twittant cette phrase et il l’a fait dans une volonté de polémique. D’une part, cette affirmation est insultante envers les familles des victimes ; d’autre part, elle est volontairement ambiguë et laisse penser que l’auteur soutient les terroristes. Dieudonné est très suivi sur Twitter et a donc une responsabilité quant au choix des mots. Des jeunes ont retweeté sa phrase sans toujours prendre conscience du poids de ces déclarations. Mais heureusement, ce slogan n’a finalement été que peu repris.
Samuel Grzybowski
On ne peut pas tout dire au nom de l’humour. Comme certains l’ont justement rappelé pour critiquer Charlie Hebdo, la liberté d’expression a des limites. Cette limite, c’est l’apologie du terrorisme et de la violence. Charlie Hebdo n’a jamais outrepassé cette règle. Ils n’ont jamais présenté une quelconque complicité ou complaisance à l’égard de la violence terroriste. S’identifier à « Charlie Coulibaly », c’est afficher ostensiblement une solidarité à l’égard d’Amedy Coulibaly. À quinze ans, il peut arriver que l’on tienne ce type de discours à la sortie des cours, avec ses amis, par esprit de provocation, pour braver les interdits. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’on a le droit de dire n’importe quoi. Mais quand on a l’audience qui est celle de Dieudonné, on ne peut pas soutenir une chose pareille. On doit être responsable et réfléchir aux conséquences de ses actes. La justice a été saisie à son endroit. Ayons confiance en elle. C’est maintenant à elle de statuer et elle le fera.
Pourquoi la liberté d’expression pour les caricaturistes et les interdictions pour certains humoristes ?
« Les journalistes sont très malins. Par exemple, les dessins de Charlie Hebdo sont moins vus comme racistes car ils ne disent rien ; ce sont les gens qui en font leur interprétation, alors que les paroles d’humoristes sont plus directes, plus concrètes, et donc plus facilement critiquables. »
Maeva, 16 ans
« C’est complètement différent pour moi. Une caricature, c’est de l’art parce que c’est un dessin ; il y a donc une distance. Si l’on parle de Dieudonné, par exemple, son engagement humoristique est aussi politique et il y a donc des limites. En même temps, je ne comprends pas pourquoi Dieudonné est tant brimé. Est-ce qu’il est vraiment antisémite ? »
Camille, 18 ans
« La liberté d’expression est assez bien garantie en France. Après, c’est vrai que dans ces attaques ce ne sont pas les caricaturistes qui ont été visés mais plus la liberté d’expression, et les dessinateurs de Charlie Hebdo ont déjà été plusieurs fois devant les tribunaux à cause de leurs dessins. Donc je ne pense pas que la liberté d’expression soit à géométrie variable. Si l’on sort de l’humour pour rentrer dans la haine, on doit être condamné. »
Yanis, 16 ans
Lylia Bouzar
La limite juridique vient d’être formulée par Yanis. Un droit fondamental – la liberté d’expression – ne peut pas être invoqué pour faire passer des opinions, conscientes ou inconscientes, qui relèvent de délits punis par la loi française : incitation à la haine, à la discrimination, négation des crimes contre l’humanité, apologie des actes terroristes, racisme, diffamation, ...