Chapitre 1
Une enfance de « pitau »
Marcel Paul est né le 12 juillet 1900. Son père – qui se prénomme également Marcel – est originaire du Sud-Ouest, il est né à La Roche-Chalais en Dordogne le 11 décembre 1878. Il est le cinquième enfant d’un couple de cultivateurs. Sa mère – Marie Dubois (baptisée Clémentine) – est quant à elle originaire de l’ouest de la France : elle est née le 17 septembre 1877 à Plélan en Ille-et-Vilaine. Elle est la sixième fille d’un couple de cultivateurs.
On ignore tout de la rencontre entre Marie Dubois et Marcel Paul. La jeune couturière déclare être arrivée à Paris en 1898{5}. Le concierge de l’immeuble attestera, dans les semaines qui suivent la naissance de Marcel, « quelle [sic] a toujours eu une très bonne conduite ».
Toujours est-il que Marie Dubois accouche seule à la maternité du boulevard du Port-Royal. Son compagnon est alors sous les drapeaux depuis huit mois. Il effectue son service militaire au sein du 34e régiment d’infanterie basé à Mont-de-Marsan dans les Landes. Ils ne sont pas encore mariés. D’après une lettre retrouvée dans les archives de l’Assistance publique conservées aux archives départementales de Paris, les parents du jeune conscrit se seraient opposés pendant plusieurs années à leur mariage. Ce n’est qu’au début de l’année 1905 que le père et la mère de Marcel Paul se marient « en présence de quelques amis » à Paris, trois ans après le décès du grand-père de Marcel Paul survenu en 1902, un an après avoir obtenu « par acte devant le maire » le consentement de leurs mères respectives{6}.
Les remords d’une mère
Trois jours après la naissance de son fils, Marie Dubois détaille « les motifs qui ont amené l’abandon de l’enfant », pour reprendre les termes exacts du formulaire, à un employé du Service des enfants assistés du département de la Seine. Ce dernier retranscrit ses propos : « La mère dit que ses gages sont trop faibles pour lui permettre de placer l’enfant en nourrice, ce qui l’oblige à le confier à l’A.P. [Assistance publique]. » D’après ce même document, Marie Dubois a été informée que « l’admission d’un enfant à l’hospice des enfants-assistés ne constituait pas un placement temporaire, mais bien un abandon, et que les conséquences de cet abandon étaient les suivantes : ignorance absolue des lieux où l’enfant serait mis en nourrice ou placé ; absence de toute communication, même indirecte avec lui ; nouvelles de l’enfant données tous les trois mois seulement et ne répondant qu’à la question de l’existence ou du décès ».
Officiellement, Marcel Paul s’appelle alors Marcel Dubois. Il porte le prénom de son père et le patronyme de sa mère. Le nourrisson est admis le 15 juillet 1900 à l’hospice Saint-Vincent-de-Paul, dans le 14e arrondissement, sous le numéro 5387. Le lendemain, il est inscrit sur le registre matricule des pupilles du Service de l’assistance à l’enfance sous le numéro 143641. Comme d’autres enfants abandonnés – on en compte alors cinq mille par an pour le seul département de la Seine – Marcel Paul est envoyé dans la Sarthe qui compte alors de nombreux villages nourriciers, l’accueil d’enfants servant de complément de revenus aux familles paysannes. Une fois « admis » à l’agence d’Ecommoy, il est placé à Moncé-en-Belin, à une quinzaine de kilomètres au sud du Mans chez un couple de journaliers, Joseph Férot et Joséphine Piron, domiciliés dans un hameau proche. Marcel Paul gardera de très mauvais souvenirs de ce foyer. « Ils avaient trois ou quatre pupilles dont s’occupait une vieille grand-mère. [...] Nous étions dans un état déplorable. [...] Nous étions pleins de maux. On ne mangeait que du petit-lait et des pommes de terre{7}. » Il reste chez eux jusqu’à la fin du mois de février 1904.
Sa mère biologique, Marie Dubois, regrette presque immédiatement son geste. Les archives de l’Assistance publique conservent plusieurs de ses lettres qui montrent que, pendant vingt ans, elle s’est employée par tous les moyens à contacter son fils quand bien même ses multiples démarches ont été compliquées pour elle. Il est facile d’imaginer les difficultés que représentaient pour quelqu’un ne maîtrisant pas correctement la langue française à l’écrit le fait de contacter l’administration ; et qui plus est pour une femme confrontée au regard d’une décision forcément masculine.
Quinze jours après avoir « présenté l’enfant à l’hospice dépositaire », Marie Dubois adresse un courrier à l’Assistance publique qui n’a pas été conservé. Elle récidive deux semaines plus tard, mentionnant cette première lettre restée sans réponse : « Je ne savais pas ce que je fesait [sic] mais je ne peut [sic] vivre sen [sic] mon enfent [sic] Monsieur aiyez [sic] donc la bonté de me rendre je vous prie. » Dans cette deuxième lettre datée du 16 août 1900, elle demande à être contactée exclusivement à son domicile où elle est connue sous le nom du père de l’enfant qu’elle dévoile pour la première fois. Elle explique clairement qu’elle ne souhaite pas être jointe sur son lieu de travail pour préserver sa réputation – l’abandon d’enfant est alors une pratique répandue, en particulier en milieu ouvrier, mais qui reste socialement condamnée. Au début du mois de novembre 1900, Marie Dubois fait volte-face. Elle implore l’administration de l’informer, en cas de décès de son fils alors âgé de trois mois, en lui écrivant à sa nouvelle adresse, rue de la Planche, non plus sous le nom de Dubois mais sous celui de Paul qu’elle utilise « dans [sa] place ». Tout porte à croire que Marie Dubois travaille désormais comme domestique, et non plus comme couturière. Ce message – le troisième en quelques semaines – est le dernier à avoir été conservé. Il s’ensuit après cette dernière lettre une longue période de silence de presque treize années au cours de laquelle on ne trouve aucune trace de correspondance entre Marie Dubois et l’Assistance publique.
Le cas tragique de Marie Dubois cherchant en vain à reprendre son enfant est loin d’être isolé. La loi fondatrice du 27 juin 1904 qui organise l’Assistance publique permet la restitution de l’enfant uniquement pour les « parents sortis de l’état de misère » et ceux qui « paraissent revenus à des sentiments plus moraux et plus humains ». En pratique, seuls 34 % des enfants placés réclamés sont restitués à leurs parents, un chiffre au demeurant bien plus faible dans les milieux populaires que dans la bourgeoisie.
Chez la veuve Quibrat
Au début du mois de février 1904, Marcel Paul est placé chez une autre nourrice, toujours à Moncé-en-Belin. Contrairement à sa première famille d’accueil, Adrienne Quibrat, née Papillon, habite le bourg. Sa petite maison, qui porte aujourd’hui une plaque honorant la mémoire de Marcel Paul, est située à côté de la voie ferrée, à quelques centaines de mètres de l’école. Cette femme de 45 ans est veuve depuis quinze ans et mère de trois enfants quand elle accueille chez elle le petit Marcel Paul, qui la considérera et l’aimera comme sa mère.
En 1906, le village de Moncé-en-Belin compte 899 habitants. On dénombre parmi la population quarante et un enfants de moins de 13 ans – soit 13 % de la classe d’âge – placés par l’Assistance publique. Chaque « pitau », comme on les nomme (considérant qu’il arrive de l’hôpital), est facilement identifiable dans la liste nominative conservée aux Archives départementales de la Sarthe. En lieu et place du « nom de famille » figure la mention « hospice du Mans » ou « hospice de Paris ». Le lieu de naissance retranscrit est systématiquement Le Mans ou Paris. Même s’ils sont nombreux, les enfants placés restent l’objet d’une stigmatisation constante. « Les pupilles ont beau être entourés d’affection, le sentiment de leur différence ne les quitte pas une seule minute [...]. Ils ressassent un passé de honte [...]. Cette vexation native et cette honte perpétuelle sont dues, en premier lieu, à l’existence de marqueurs qui singularisent l’enfant de l’AP » écrit l’historien Ivan Jablonka{8}. L’un des plus frappants est le collier scellé jusqu’à l’âge de 6 ans autour du cou du pitau pour éviter les substitutions d’enfants. Marcel Paul se souvenait avoir porté ce collier, l’avoir brisé, et avoir eu la terrifiante visite des gendarmes pour rétablir le collier. Tous portent tous les mêmes habits, ce qui les rend immédiatement reconnaissables, car, observe Ivan Jablonka, « l’administration pourvoit à l’habillement de l’enfant. Pour éviter que les nourriciers n’économisent sur la vêture du pupille, cette distribution se fait en nature et comprend [...] du linge, des tabliers, des pantalons, des robes, une tenue du dimanche, et une pèlerine. » Ils forment un véritable groupe au sein de la cour de récréation des villages nourriciers. « Alors que la présence des enfants assistés constitue un fait massif et incontournable dans les villages, cette normalité ne préserve aucunement de l’opprobre. C’est à l’école que fusent les premiers lazzis », poursuit Ivan Jablonka. Marcel Paul se souvenait de manière très vive de cette expérience précoce de l’injustice, qu’il est possible de considérer comme fondatrice de son engagement politique.
Les précédents biographes de Marcel Paul, René Gaudy{9} et Pierre Durand{10}, ont souligné combien il disait devoir à son instituteur de Moncé-en-Belin. Nos recherches ont permis d’identifier cet homme, Pierre Roulin, nommé à Moncé-en-Belin en juillet 1908 à l’âge de 41 ans. Au début de sa carrière, il est apprécié par sa hiérarchie : « excellent maître », « fait très bien sa classe », « avis très favorable »{11}. Par la suite, les observations reportées à l’occasion des multiples inspections sont plus critiques. Quand il est en poste à Moncé-en-Belin, dont l’école compte une quarantaine de garçons, les résultats de ses élèves sont moyennement appréciés. Par exemple, « la lecture des élèves est [jugée] monotone et trop rapide ». Dans son rapport, l’inspecteur note que « l’écriture laisse à désirer dans le cours élémentaire ». Les réponses sont considérées comme « faibles en géographie », « passables en système métrique ». Le travail est meilleur au cours moyen : « la lecture matérielle un peu hésitante chez quelques élèves est en bonne voie dans l’ensemble » ; les « réponses [sont] assez bonnes en histoire et en système métrique. Les cahiers sont assez bien tenus. »
En juin 1913, Marcel Paul est l’un des 83 candidats « régulièrement inscrits » à passer les épreuves du certificat d’études primaires à Ecommoy. On compte dans ce chef-lieu de canton de la Sarthe un nombre presque égal de garçons et de filles. Au total, une vingtaine de ces élèves des deux sexes sont nés à Paris ; ce qui laisse supposer qu’un garçon sur trois est, comme Marcel Paul, un enfant de l’Assistance publique placé dans l’un des « villages nourriciers » du département. D’après le procès-verbal de l’examen pour le certificat d’études primaires conservé aux Archives départementales de la Sarthe, Marcel Paul est reçu parmi les premiers. Il totalise 48,75 points sur 70 avec une meilleure note en calcul{12}. Il semble que ce succès du pitau ait causé jalousie et médisances dans le village{13}.
Toujours est-il que le bulletin paroissial rend compte du succès des élèves de l’école communale de Moncé-en-Belin, dont Marcel Dubois, dans l’un de ses numéros{14}. Sa mère biologique avait explicitement demandé à l’Assistance publique de veiller à ce que Marcel Paul ne soit pas baptisé, mais tout porte à croire que cette recommandation maternelle n’a pas été respectée. En 1911, Marcel Paul termine quatrième au concours de la première communion du canton d’Ecommoy. Il obtient alors trois francs « offerts par Mme X... ». L’année suivante, il obtient son certificat de catéchisme avec la mention « très bien avec félicitations », totalisant le maximum de points possible à chacune des épreuves : « Histoire Sainte », « Vie de Notre-Seigneur », « Catéchisme », « Expression » et « Latin ».
Titulaire du certificat d’études primaires, Marcel Paul aspire à devenir typographe. Il est alors âgé de 13 ans. Le médecin du service des enfants assistés du département de la Seine – un dénommé Estrabeau – certifie que le jeune garçon « est bien constitué et que sa santé est habituellement bonne ». Et d’ajouter : « Il me semble posséder les aptitudes physiques nécessaires au travail de typographe auquel il se destine. » Dans un autre document administratif rédigé le 23 juillet 1913, le médecin lui attribue plusieurs qualités : « intelligent », « bon caractère », « excellente conduite », « moralité parfaite », « avide de culture ». Cette demande d’entrée dans une école professionnelle est appuyée par le directeur de l’agence d’Ecommoy qui considère avoir « l’honneur de proposer pour l’école d’Alembert le pupille Dubois Marcel, qui lui paraît réunir les conditions requises ». Cette école professionnelle, fondée en 1882 par le conseil général de la Seine dans la commune de Montévrain en Seine-et-Marne dans les locaux d’une ancienne colonie pénitentiaire, est réservée aux enfants assistés. On y enseigne les métiers du livre et du meuble. Une ligne dans son dossier individuel de pupille de l’Assistance publique laisse à penser que Marcel Paul intègre cette école. Il y reste probablement jusqu’en juin 1914. Quelques semaines plus tard, la Première Guerre mondiale est déclarée. Marcel Paul ne retournera jamais dans cette école, transformée en hôpital auxiliaire pendant la durée du conflit.
Reconnu par son père
C’est au cours de cette période que la mère biologique de Marcel Paul entreprend à nouveau des démarches auprès de l’Assistance publique. Le père de l’enfant l’a reconnu officiellement comme son fils, ce qui ne change rien à sa situation administrative. Dans une lettre datée du 27 septembre 1913, Marie Dubois sollicite la « bienveillance [du directeur] d’avoir la bonté de [lui] rendre [son] enfant [qu’elle a été] obligé de confier a [sic] votre administration dans un moment de détresse ». Marie Dubois, qui s’est mariée comme nous l’avons vu avec le père de son fils en février 1905, est pleine d’espoir : elle attend « une heureuse réponse ». L’administration lui répond de façon laconique, lui demandant de préciser : « 1o Nom et prénom sous lequel l’enfant a été abandonné ; 2o La date de l’abandon ; 3o Son numéro matricule ». Ce que s’empresse de faire Marie Dubois. La réponse négative de l’administration l’incite à renvoyer un courrier début novembre 1913. Marie Dubois est persuadée que l’enquête de voisinage initiée le 18 octobre 1913 a fourni de mauvais renseignements sur elle et son mari. Elle sollicite immédiatement une audience au directeur de l’Assistance publique pour plaider elle-même sa cause, soulignant à quel point il est humiliant pour elle d’exposer ainsi sa situation :
J’espère [que] vous comprendrait [sic] que dans la vie le malheureux a bien des revers a [sic] subir et cela est très dur et umilian [sic] pour moi dêtre [sic] obligée de les exposer a [sic] seulfain [sic] que lon [sic] comprene [sic] que si jai [sic] mis mon enfant a [sic] l’assistance ce n’est pas par mauvais cœur, mais par la...