Une culture littéraire dès la maternelle
Christine Passerieux
Dans sa mission d’acculturation à l’écrit, l’école maternelle a traditionnellement accordé une place importante à la littérature, objet de ce chapitre. Il est coutume de penser que les jeunes enfants aiment les histoires. Mais ils peuvent aussi les désaimer ou s’en désintéresser, comme en témoignent ces regards vagues d’enfants qui restent sagement assis pendant une lecture de l’enseignant, réduisant la posture d’élève à un comportement supposé correct, sans parvenir à trouver le fil susceptible de les accrocher à cette succession de mots dont ils ne parviennent seuls à faire un tout cohérent et compréhensible. Lors d’observations dans des classes, on peut aussi faire le constat que malgré de fréquentes lectures, des élèves ne soupçonnent pas qu’un texte a une intention, et réduisent les événements de ce texte à leur dimension factuelle : « Le renard mange Roule galette parce que c’est fini l’histoire » (moyenne section).
Pourtant, d’année en année, de programme en programme, l’école maternelle affiche la priorité au langage, qui s’avère être plutôt priorité à la langue et ne prend pas suffisamment en compte la dimension cognitive du langage, pour « construire des significations{143} ». Et c’est là que se creusent les écarts entre d’une part les enfants issus des classes populaires qui ont un usage pratique du langage oral, associé à l’action, dans la complicité immédiate avec l’interlocuteur, le recours à des mimiques, des monstrations, et d’autre part les enfants issus de milieux sociaux proches de la culture scolaire qui en ont un usage réflexif et sont habitués à questionner, mettre en relation, réfléchir avec d’autres. Bien entendu, une analyse plus fine montre que des variations existent, mais ces écarts demeurent facilement repérables.
Des pratiques et représentations du langage non opératoires dans le cadre scolaire peuvent s’installer et perdurer tout au long de la scolarité, et par là même impacter les histoires individuelles. Si les différences sont fortement corrélées à l’origine socioculturelle des enfants, c’est trop vite franchir le pas que d’imputer les difficultés rencontrées par les enfants des classes populaires à des manques, des déficits, dont ils seraient responsables. Les connaissances accumulées par la recherche scientifique et pédagogique invitent au contraire à regarder autrement de fausses évidences, et à renverser les logiques dominantes à l’œuvre. L’entrée à l’école ne représente pas la même réalité pour tous et peut s’inscrire dans un continuum de pratiques, pour les enfants dits « connivents », ou faire rupture pour ceux, les plus nombreux, dont la culture n’est pas celle que requiert l’univers scolaire. Pour le dire autrement, la difficulté à entrer dans l’univers scolaire n’est pas imputable aux enfants. Les pratiques pédagogiques, insuffisamment instruites de la nature des difficultés rencontrées, se révèlent discriminantes quand elles ne permettent pas à tous de construire les outils cognitifs et langagiers requis implicitement par l’école pour devenir élève. La question des pratiques est un enjeu social et politique majeur pour une école vraiment égalitaire.
Le goût des histoires : naturel ou construit ?
Dans sa classe de petite section, en début d’année, une enseignante annonce aux enfants rituellement réunis autour d’elle qu’elle va lire une histoire. À peine a-t-elle commencé que trois enfants se lèvent, sans faire le moindre bruit, et se dirigent vers le fond de la classe où ils partagent un jeu. Ils reviennent lorsque la lecture est achevée. Si cet événement n’est pas exceptionnel quelques jours après la rentrée, il interroge cependant sur ce qui, dans une situation commune, différencie les réactions des élèves. Certains sans doute n’osent quitter le cercle, mais beaucoup écoutent avec un vif intérêt. Y aurait-il donc une appétence « naturelle » de certains élèves pour les livres, les histoires ou pour tout autre objet scolaire ?
C’est ce dont tentent de nous convaincre des « innovateurs » autoproclamés mais aussi le ministre de l’Éducation nationale qui affirment, sans preuve aucune, l’existence de « talents » ou encore de goûts et d’intérêts naturellement différents. Cette naturalisation du développement, promue comme une évidence, est pourtant très largement invalidée par des années de travaux scientifiques, philosophiques ou encore pédagogiques. Il n’en reste donc qu’une opinion, une idéologie qui tente de se faire ignorer comme telle mais que les médias dominants ont largement relayée.
Le programme de 2015 en garde trace, où demeurent des ambiguïtés, nées de divergences non dépassées, fréquentes dans ce type d’écrit. Affirmer que « la mission principale de l’école maternelle est de donner envie aux enfants d’aller à l’école pour apprendre, affirmer et épanouir leur personnalité{144} », c’est considérer que chacun est porteur d’un « déjà là » qu’il suffirait de faire éclore, comme il suffirait de répondre aux besoins « spontanés » des enfants en alimentant « leurs goûts » ou « leurs intérêts », considérés comme « naturels ». Il est d’autant plus difficile de déconstruire les discours sur « la nature » que l’idéologie qui les sous-tend va dans le sens de l’opinion commune, d’un bon sens commun (« ma fille est nulle en maths, comme moi » ; « mon fils adore le sport, comme moi quand j’avais son âge »), mais aussi parce qu’il s’inscrit dans des logiques sociétales d’individualisation qui évacuent la question sociale. En prenant pour exemple les enfants sauvages qui n’acquièrent pas le langage et dont certains n’accèdent pas à la station debout, le philosophe Lucien Sève montre que « le lieu premier de la langue maternelle n’est pas le cerveau mais la famille et au-delà le monde social », et que « nos capacités supérieures ne sont pas des données de nature en nous mais des acquis d’histoire hors de nous que nous avons à nous approprier{145} ». Ce que confirme la neurobiologiste Catherine Vidal lorsqu’elle récuse la primauté du biologique : « Le dilemme classique qui tend à opposer nature et culture est dépassé puisque l’interaction avec l’environnement est la condition indispensable au développement et au fonctionnement du cerveau{146}. »
Voilà qui ouvre des horizons nouveaux et rendent caduques les logiques fatalistes qui condamnent les enfants des classes populaires à l’échec, dès le début de leur scolarité. Soutenir l’innéisme, c’est justifier les inégalités en les rendant inéluctables. S’il n’est pas question de refuser le poids des déterminismes socioculturels dans notre système scolaire, ni de penser que l’école est toute-puissante, l’histoire scolaire d’un enfant ne peut être écrite avant que d’être vécue. Et c’est bien à l’école qu’elle s’écrit et se vit, certainement pas à la maison, comme l’a montré l’expérience du confinement. C’est à l’école de faire école po...