I
Il faut annuler la dette covid
Nous sommes le 17 avril 2020, en plein milieu du premier confinement mis en place pour contrer l’épidémie de coronavirus. Dans l’enceinte de l’Assemblée nationale se déroule un débat sur le premier « Projet de loi de finances rectificative » (PLFR), en réaction aux conséquences économiques de la crise épidémique. Un PLFR survient quand la loi de finances en cours d’application, adoptée chaque fin d’année au Parlement pour l’année suivante, doit être rectifiée sous la pression d’événements plus ou moins importants.
Cette fois, il s’agit d’un séisme puisque l’économie du pays est quasi à l’arrêt. Au deuxième trimestre 2020, le PIB va en effet chuter de 18,6 % : du jamais-vu depuis la Seconde Guerre mondiale. L’État intervient donc pour financer les mesures de chômage partiel et garantir des prêts aux entreprises. Oubliées, les intonations des pères la rigueur : le « quoi qu’il en coûte{2} » balaie la règle d’or européenne qui exige de contenir les déficits budgétaires en dessous de 3 % du PIB. Notre président de groupe, Jean-Luc Mélenchon, prend la parole pour défendre l’annulation de la dette qui va être ainsi créée. Le président de la commission des finances, Éric Woerth, lâche en lui répondant : « En réalité, la dette est quasi éternelle. Qui rembourse ? Tout le monde sait que personne ne rembourse la dette ! »
Vous avez bien lu ! Voilà donc l’ancien ministre des Finances de Nicolas Sarkozy qui reprend ce que nous disons depuis des années à ceux qui, comme lui, brandissaient la dette comme une épée de Damoclès au-dessus des générations à venir. On verra plus loin qu’il s’est ressaisi depuis, mais devant ce nouveau choc, moment de lucidité ou repli tactique, le député Les Républicains est en tout cas contraint à cet aveu.
Il n’est pas le seul. Le 12 mars 2020, quelques jours avant cet épisode, Emmanuel Macron se faisait le chantre de l’État-providence face au marché, à l’occasion de sa première allocution télévisuelle de l’ère du covid : « Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence, ne sont pas des coûts ou des charges, mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » On dirait presque du Mélenchon. On est loin des déclarations du même, deux ans plus tôt, face à des personnels soignants venus contester sa politique d’austérité vis-à-vis des hôpitaux publics. C’était en avril 2018, lors de sa visite au CHU de Rennes : « mettre des moyens sans faire des choses pour moderniser, accompagner, transformer, ce n’est pas aider les gens. À la fin, les moyens, c’est vous qui les payez aussi. Il n’y a pas d’argent magique ». La crise survenue, il a bien fallu pourtant trouver de l’argent « magique ». Le trouver avant aurait permis à l’hôpital d’aborder la crise sanitaire dans un meilleur état, ce qui aurait peut-être sauvé la vie de milliers de Français, personnels soignants compris.
Il est toujours utile de garder en mémoire les aveux de ce type, proférés dans les moments de crise, qui ébranlent l’orthodoxie libérale et contraignent ses chantres à une réjouissante gymnastique de l’esprit. Cela n’a rien de nouveau. Chaque période de crise amène ce genre de volte-face. Je citerai un dernier exemple, qui nous ramènera au sujet de cet ouvrage. Nous sommes à l’automne 2008, le tsunami déclenché par la crise des subprimes atteint le système bancaire français. L’État, ce gueux vilipendé par les libéraux, est appelé à la rescousse. Il va garantir 360 milliards d’euros pour recapitaliser les banques pour la seule année 2008. À tout journaliste voulant l’entendre, le président de la République d’alors laisse même filtrer que la nationalisation de banques n’est pas loin. Le 23 octobre 2008, Nicolas Sarkozy décrit la situation : « Alors que les marchés financiers ne fonctionnaient plus, que l’argent ne circulait plus, que la confiance entre les banques n’existait plus, il a fallu que l’État intervienne [...]. J’ai dû prendre la décision d’intervenir massivement pour que le système ne s’effondre pas. » Plus loin, il se fait menaçant : « Quand il s’agissait de se répartir les bonus, les bénéficiaires étaient faciles à identifier, quand il y a des malus, l’adresse doit être la même ! » Presque une façon de dire que c’en est fini de socialiser les pertes et de privatiser les bénéfices. Puis, comme Emmanuel Macron le fera douze ans plus tard, il prévient que le monde d’après ne pourra pas ressembler à celui d’avant, dont les outrances viennent de générer une telle crise : « Cette crise dont il est clair désormais qu’elle ne peut se résoudre sans une intervention massive des États, cette crise qui appelle d’urgence un nouvel ordre économique, financier, monétaire, cette crise exprime au fond un besoin profond de politique. [...] Parce que l’idéologie de la dictature des marchés et de l’impuissance publique est morte avec la crise financière. [...] On ne pourra pas, après cette crise, continuer de gouverner le monde avec les outils, les institutions, les idées du passé. Je vous le dis : cette crise marquera sans doute pour l’histoire le commencement véritable du xxie siècle, le moment où tout le monde aura compris qu’il était temps de changer, temps de donner un nouveau visage à la mondialisation, temps de construire un nouvel ordre mondial, politique, économique, social, assis sur de nouveaux principes et de nouvelles règles. [...] Nous avons une tâche immense à accomplir : refonder le capitalisme mondial en redonnant le premier rôle à l’entrepreneur et au travailleur et non plus au spéculateur, nous devons faire en sorte que la finance soit mise au service des entreprises, de la production, de l’innovation, du développement économique et non plus seulement au service d’elle-même{3}. »
On connaît la suite. Un an après, le 1er décembre 2009, Nicolas Sarkozy rassure le monde de la finance au cas, improbable, où il l’aurait pris au mot : « Vous pensez que si j’avais nationalisé les banques, mis un fonctionnaire à la tête de toutes les banques, cela aurait mieux été pour l’économie française ? Vous pensez vraiment que cela aurait sauvé notre économie ? » Ouf ! Tout ce qui avait précédé relevait donc de la figure du grand méchant loup dans un conte pour enfants, pour se faire peur et endormir l’opinion. De cette envolée contre le capitalisme financiarisé, il ne restera que la dette de quelques centaines de milliards léguée à la nation pour sauver les banques, dont on oubliera vite l’origine pour fustiger de nouveau l’État gaspilleur.
Une décennie plus tard, à la veille de la nouvelle crise due cette fois à un virus, jamais le poids de la spéculation et la dictature des marchés financiers n’auront été aussi importants.
La leçon de ces différents exemples est qu’une fois passé l’orage, les zélateurs du système, convertis un temps à sa critique, s’en font de nouveau les prophètes. Alors que la crise sévit toujours aussi fort, le « monde d’après » d’Emmanuel Macron est ainsi rangé aux oubliettes des promesses illusoires. Plutôt que de protéger les « biens et [...] services qui doivent être placés en dehors des lois du marché », le gouvernement prépare à marche forcée l’ouverture du secteur de l’énergie à la concurrence et continue à imposer des baisses de dépenses structurelles à l’hôpital public, avec environ un milliard d’euros en moins dans la loi de finances de la Sécurité sociale pour 2021.
Quant à la dette, le discours des Woerth ou Lemaire la place de nouveau au rang de danger prioritaire pour le pays. Elle est redevenue l’arme d’un chantage aussi absurde qu’indécent.
Oublié donc cet aveu de l’ancien ministre des Finances de Nicolas Sarkozy admettant que la dette actuelle est, de fait, déjà perpétuelle. Le 13 février 2021, sur BFM, c’est cette fois l’actuel ministre des Finances, Bruno Lemaire, qui se charge de rejeter cette vérité qu’avait divulguée son prédécesseur : « la dette perpétuelle c’est l’autre nom de la politique de l’autruche, vous mettez la tête sous le sable et en fait vous l’annulez ». À partir du mois de juin, il rappellera devant les médias ce mot d’ordre obsessionnel, « il faut rembourser la dette », quasi chaque mois, alors même que celle-ci continue de croître, PLFR{4} après PLFR, au fil des séquences confinement/déconfinement décidées par son gouvernement. Son intervention du 23 novembre 2020 au micro de Léa Salamé sur France Inter est sans doute la plus programmatique. Favorable à un cantonnement de la « dette covid », Bruno Lemaire se donne vingt ans pour la rembourser. Comment ? Par le retour à la croissance, la « maîtrise des finances publiques » (entendez par là la baisse des dépenses publiques) et l’adoption de réformes structurelles, avec en premier lieu celles des retraites et de l’allocation chômage. Et surtout pas d’augmentation des impôts, précise-t-il.
Sur ce dernier point, il va même plus loin le 23 mars 2021 en proposant qu’une part fixe de l’impôt sur les sociétés, déjà abaissé en 2020 pour descendre à 25 % d’ici 2022, soit fléchée sur la réduction de la « dette covid ». La proposition est piégeuse. À première vue on peut en effet se dire : voilà qui n’est pas si mal, ce sont les entreprises qui paieront la dette. Sauf que par ce biais, sachant en plus qu’il exclut d’avance toute augmentation de la fiscalité, même seulement des plus riches, surtout celle des plus riches, il rend obligatoire de consacrer une part de ces recettes à la réduction de la dette covid sans qu’il ne puisse plus être décidé de s’en servir pour des dépenses courantes. On retrouve là le principe de la Cades (Caisse d’amortissement de la dette sociale, créée par le gouvernement Juppé en 1995) dont l’objectif était de rembourser la dette sociale d’alors via une contribution piochée dans la CSG, impôt participant au financement de la Sécurité sociale. Cela avait eu pour conséquence de priver la Sécurité sociale d’une part de ses recettes courantes.
Le plus notable, c’est que c’est le gouvernement qui a alors mis ce débat sur la place publique. Écoutez les différentes interviews de Bruno Lemaire à cette période : ce ne sont pas les journalistes qui l’interrogent sur la dette, mais bien Bruno Lemaire qui met le sujet sur la table. Pour sa démonstration, il n’hésite pas à se faire le soi-disant porte-voix de Français – qui pourtant ne lui ont rien demandé : « les Français se demandent comment et qui va rembourser la dette » (Le Monde, 23 mars 2021), et ensuite de dérouler...
On peut légitimement se demander pourquoi. Il n’y avait en effet aucune urgence à privilégier un thème sans effet concret sur la situation douloureuse dans laquelle se trouvait le pays. Il s’agit en réalité d’un message envoyé aux marchés financiers : rassurez-vous, si les déficits ont explosé sous l’effet de l’épidémie, le monde d’après sera celui d’avant. Celui de la baisse des dépenses publiques, de la politique de l’offre, des cadeaux mirifiques aux revenus du capital... Mais surtout, à court terme, c’est un chantage pour remettr...