Souvenirs d'un homme de lettres
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À propos de ce livre

Alphonse Daudet évoque, sur un ton parfois passionné, la genese de deux de ses oeuvres (Numa Roumestan, Les Rois en exil), ses rencontres avec les écrivains (Edmond de Goncourt), les hommes politiques (Gambetta) et les acteurs et actrices (Déjazet) marquants de son époque, le siege de Paris pendant la guerre de 1870 et la Commune.

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635254361

Souvenirs d'un homme de lettres

Émile Ollivier

Entre tous les salons parisiens oĂč frĂ©quenta mon premier habit, le salon Ortolan, Ă  l'École de droit, m'a laissĂ© un souvenir aimable. Le pĂšre Ortolan, mĂ©ridional Ă  tĂȘte fine, jurisconsulte de renom, Ă©tait aussi poĂšte Ă  ses heures. Il avait publiĂ© les Enfantines et tout en jurant ne jamais Ă©crire que pour le jeune Ăąge, il ne dĂ©daignait pas Ă  l'endroit de ses vers l'approbation des grandes personnes. Aussi ses soirĂ©es, trĂšs suivies par les indigĂšnes des quartiers savants, offraient-elles un agrĂ©able et original mĂ©lange de jolies femmes, de professeurs et d'avocats, de gens doctes et de poĂštes. C'est comme poĂšte qu'on m'invitait.
Parmi les jeunes et antiques cĂ©lĂ©britĂ©s que je vis passer lĂ  dans le brouillard d'or des premiers Ă©blouissements, vint un soir Émile Ollivier. Il Ă©tait avec sa femme, la premiĂšre, et le grand musicien Liszt, son beau-pĂšre. De la femme, je me rappelle des cheveux blonds sur un corsage de velours ; de Liszt, du Liszt de ce temps-lĂ , moins encore. Je n'avais d'yeux, de curiositĂ© que pour Ollivier. ÂgĂ© d'environ trente-trois ans (on Ă©tait en 1858), coryphĂ©e du parti trĂšs populaire parmi la jeunesse rĂ©publicaine qui Ă©tait fiĂšre d'avoir un chef de son Ăąge, il marchait alors dans la gloire. On se disait la lĂ©gende de sa famille : le vieux pĂšre longtemps proscrit, le frĂšre tombĂ© dans un duel, lui-mĂȘme proconsul Ă  vingt ans et gouvernant Marseille par l'Ă©loquence. Tout cela lui donnait de loin, dans les esprits, une certaine tournure de tribun romain ou grec, et mĂȘme quelque ressemblance avec les jeunes hommes tragiques de la grande RĂ©volution : les Saint-Just, les Desmoulin, les Danton. Pour moi, que la politique touchait peu, le voyant ainsi, poĂ©tique malgrĂ© ses lunettes, Ă©loquent, lamartinien, toujours prĂȘt Ă  parler et Ă  s'Ă©mouvoir, je ne pouvais m'empĂȘcher de le comparer Ă  un arbre de son pays – non Ă  celui dont il porte le nom et qui est symbole de sagesse – mais Ă  un de ces pins harmonieux qui couronnent les collines blanches et se reflĂštent dans les flots bleus des cĂŽtes provençales, pins stĂ©riles mais gardant en eux comme un Ă©cho de la lyre antique, et frĂ©missant toujours, rĂ©sonnant toujours de leurs innombrables petites aiguilles entrechoquĂ©es au plus lĂ©ger souffle de tempĂȘte, au moindre vent qui vient d'Italie.
Émile Ollivier Ă©tait alors un des Cinq, un des cinq dĂ©putĂ©s qui, seuls, osaient braver l'Empire, et il siĂ©geait au milieu d'eux, tout en haut des bancs de l'assemblĂ©e, isolĂ© dans son opposition comme sur un inexpugnable Aventin. En face, renversĂ© dans le fauteuil prĂ©sidentiel, l'air endormi et las, Morny, de son Ɠil froid de connaisseur d'hommes, guettait celui-ci : il l'avait jugĂ© moins Romain que Grec, plus emportĂ© par la lĂ©gĂšretĂ© athĂ©nienne que lestĂ© de prudence et de froide raison latine. Il connaissait l'endroit vulnĂ©rable ; il savait que sous cette toge de tribun se cachait la vanitĂ© native et sans dĂ©fense des virtuoses et des poĂštes, et c'est par lĂ  qu'un jour ou l'autre il espĂ©rait en venir Ă  bout.
Des annĂ©es plus tard, quand pour la seconde fois et dans les circonstances que je vais dire, je me rencontrai avec Émile Ollivier, il Ă©tait conquis Ă  l'Empire. Morny avant de mourir avait mis comme une coquetterie Ă  vaincre, Ă  force d'avances narquoises et de hautaines cĂąlineries, les rĂ©sistances, pour la forme et la galerie, de cette mĂ©lodieuse vanitĂ©. On avait criĂ© dans les rues : « la grande trahison d'Émile Ollivier », et pour cela, Émile Ollivier se croyait le comte de Mirabeau. Mirabeau avait voulu faire marcher d'accord la RĂ©volution et la Monarchie ; Ollivier, plein d'ailleurs des intentions les meilleures, tentait aprĂšs vingt ans d'unir la LibertĂ© Ă  l'Empire, et ses efforts rappelaient Phrosine mariant l'Adriatique avec le Grand Turc. En attendant le Grand Turc, comme il se trouvait veuf depuis longtemps, il s'Ă©tait remariĂ© lui-mĂȘme, avec une toute jeune fille, provençale comme lui, qui l'admirait. On le disait radieux, triomphant, une mĂȘme lune de miel dorait de ses plus doux rayons et ses amours et sa politique. Un homme heureux !
Cependant un coup de pistolet retentit du cĂŽtĂ© d'Auteuil. Pierre Bonaparte venait de tuer Victor Noir ; et cette balle corse, Ă  travers la poitrine d'un jeune homme, frappait en plein cƓur la fiction de l'Empire libĂ©ral. Paris soudain s'Ă©meut ; les cafĂ©s parlent Ă  voix haute, une foule gesticule sur les trottoirs. De minute en minute les nouvelles arrivent, les bruits circulent ; on se raconte l'intĂ©rieur Ă©trange du prince Pierre, cette maison d'Auteuil fermĂ©e en plein Paris, comme une tour de seigneur gĂ©nois ou florentin, sentant la poudre et la ferraille, et tout le jour retentissante du bruit des pistolets de tir et du cliquetis des Ă©pĂ©es froissĂ©es. On dit ce qu'Ă©tait Victor Noir, sa grande douceur, sa jeunesse, son mariage tout prochain. Et voilĂ  que les femmes s'en mĂȘlent : elles plaignent la mĂšre, la fiancĂ©e ; l'attendrissement d'un roman d'amour s'ajoute aux colĂšres politiques. La Marseillaise, encadrĂ©e de noir, publie son appel aux armes ; des gens disent que ce soir Rochefort distribuera quatre mille revolvers dans ses bureaux. Deux cent mille hommes, enfants ou femmes, les quartiers bourgeois, tous les faubourgs se prĂ©parent pour la grande manifestation du lendemain ; il souffle un vent de barricades, et, dans la tristesse du jour tombant, on entend ces bruits indistincts, prĂ©curseurs des rĂ©volutions, qui semblent les craquements sourds des ais d'un trĂŽne.
À ce moment, je rencontrai un ami sur le boulevard. « Ça va mal, lui dis-je. – TrĂšs mal, et le plus bĂȘte, c'est qu'en haut, ils ne se doutent pas de la gravitĂ© de la chose. » Puis, passant son bras sous mon bras : « Émile Ollivier te connaĂźt, viens avec moi place VendĂŽme. »
Depuis qu'Émile Ollivier y Ă©tait entrĂ©, le ministĂšre de la justice avait perdu tout caractĂšre de pompe et de morgue administrative. Prenant au sincĂšre son rĂȘve d'Empire dĂ©mocratique et libĂ©ral, vrai ministre Ă  l'amĂ©ricaine, Ollivier n'avait pas voulu habiter ces vastes appartements, ces hauts salons, brodĂ©s d'abeilles, timbrĂ©s et chargĂ©s selon lui de trop autocratiques dorures. Il occupait toujours, rue Saint-Guillaume, son modeste logement d'avocat-dĂ©putĂ©, et arrivait chaque matin place VendĂŽme, une grande serviette bourrĂ©e de papiers sous le bras, avec sa redingote et ses lunettes, comme un homme d'affaires qui va au Palais, comme un brave employĂ© qui se rend pĂ©destrement Ă  son bureau. Cela le faisait mĂ©priser un peu par les garçons et les huissiers. Porte grande ouverte, escalier dĂ©sert ! Huissiers et garçons nous laissĂšrent passer, ne daignant pas mĂȘme nous demander oĂč nous allions, ni qui nous cherchions, tĂ©moignant seulement par un air dĂ©daigneusement rĂ©signĂ© et une certaine insolence correcte d'attitude combien ils trouvaient ces mƓurs, familiĂšres et nouvelles contraires aux belles traditions et Ă©loignĂ©es de l'idĂ©al administratif.
Dans un grand cabinet haut de plafond, large ouvert sur deux vastes portes-fenĂȘtres, un de ces cabinets d'aspect triste et froid oĂč tout est vert, mais de ce vert bureaucratique des cartons verts et des fauteuils de cuir vert qui est Ă  la belle verdure des forĂȘts ce qu'un papier timbrĂ© est Ă  un sonnet sur vĂ©lin, ce que le cidre est au champagne, – le ministre Ă©tait seul, adossĂ© contre la cheminĂ©e, Ă  son poste, dans une attitude d'orateur. La nuit venait. Des garçons apportĂšrent de grandes lampes tout allumĂ©es.
Mon ami avait dit vrai, on ne se doutait de rien en haut ; les bruits de la rue n'arrivent qu'indistincts sur ces cimes. Émile Ollivier, avec l'infatuation naturelle doublĂ©e d'une certaine façon myope de voir, qui caractĂ©rise l'homme au pouvoir, nous dĂ©clara que tout allait pour le mieux, qu'il Ă©tait au courant des choses ; il nous montra mĂȘme le billet Ă©crit par Pierre Bonaparte Ă  M. Conti, qu'on venait de lui communiquer, billet sauvage et fĂ©odal, bien dans la tradition italienne du seiziĂšme siĂšcle, commençant ainsi : « Deux jeunes gens sont venus me provoquer
 » Et se terminant par ces mots : « Je crois que j'en ai tuĂ© un ».
Alors je pris la parole et je racontai ce que je croyais ĂȘtre la vĂ©ritĂ©, parlant, non en politique, mais en homme, disant l'effervescence des esprits, l'exaspĂ©ration de la rue, l'alternative inĂ©vitable d'une prise d'armes ou d'un courageux acte de justice. J'ajoutai que Fonvielle et Noir me semblaient, comme Ă  tous, certainement, incapables d'avoir voulu tuer ou frapper le prince chez lui ; que je les connaissais, Noir surtout, et combien m'Ă©tait sympathique ce grand garçon inoffensif, presque un enfant encore, Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme de ses succĂšs parisiens et fier de sa prĂ©coce renommĂ©e, cherchant Ă  force de travail Ă  conquĂ©rir ce qui lui manquait en fait d'instruction premiĂšre, et dont la plus grande joie Ă©tait de se faire apprendre par un ami quelque courte citation latine, avec la maniĂšre de l'introduire adroitement, Ă  propos de n'importe quoi, dans la conversation, histoire d'Ă©tonner, le soir, par cet Ă©talage d'Ă©rudition, J.-J. Weiss, alors au Journal de Paris, qui lui enseignait l'orthographe.
Émile Ollivier m'Ă©couta attentivement, l'air pensif et dĂ©cidĂ©, puis, quand j'eus fini, aprĂšs un silence, il prononça d'une voix fiĂšre cette phrase que je rapporte textuellement : « Eh bien ! Si le prince Pierre est un assassin, nous l'enverrons au bagne ! »
Au bagne, un Bonaparte ! C'Ă©tait bien lĂ  le mot d'un garde des sceaux de l'Empire libĂ©ral, d'un ministre encore empĂȘtrĂ© dans ses illusions d'orateur, d'un ministre qui porte le titre de ministre sans en possĂ©der l'esprit, d'un ministre enfin qui habite rue Saint-Guillaume !
Le lendemain, il est vrai, Pierre Bonaparte Ă©tait prisonnier, mais prisonnier comme l'est un prince, au premier Ă©tage de la Tour d'Argent, avec vue sur la place du ChĂątelet et la Seine, et les Parisiens en passant les ponts se montraient son cachot pour rire et les rideaux blancs de ses fenĂȘtres Ă  peine grillĂ©es. Quelques semaines aprĂšs, le prince Pierre Ă©tait solennellement acquittĂ© par la haute Cour de Bourges. De bagne, Émile Ollivier n'en parlait plus ; il quittait dĂ©cidĂ©ment la rue Saint-Guillaume pour la place VendĂŽme. DĂ©sormais, dans les grands escaliers, les vastes corridors, huissiers et garçons de bureau souriaient cĂ©rĂ©monieusement Ă  son passage, il Ă©tait devenu parfait ministre et l'Empire libĂ©ral avait vĂ©cu !
En rĂ©sumĂ©, un homme d'État mĂ©diocre, plein de fougue et sans rĂ©flexion, mais un honnĂȘte homme, un poĂšte idĂ©aliste fourvoyĂ© dans les affaires, ainsi peut se dĂ©finir Émile Ollivier. Morny d'abord, puis d'autres aprĂšs Morny, en jouĂšrent. RĂ©publicain, il essaya de consolider la dynastie, en passant dessus un crĂ©pi de libertĂ© ; plus tard, il voulait la paix, dĂ©clara la guerre, et non pas cƓur lĂ©ger, comme il le dit par inspiration malheureuse, mais esprit irrĂ©mĂ©diablement lĂ©ger, il nous entraĂźna avec lui dans l'abĂźme d'oĂč nous sommes sortis, oĂč il est restĂ© !
L'autre soir, on finit toujours par se rencontrer dans Paris, nous dĂźnions en face l'un de l'autre Ă  une table amie : le mĂȘme qu'autrefois, mĂȘme regard de rĂȘveur interrogeant et indĂ©cis derriĂšre le cristal des lunettes, mĂȘme physionomie de parleur, oĂč tout est dans le pli des lĂšvres, le dessin de la bouche plein d'audace et sans volontĂ©. Fier et droit d'ailleurs, mais tout blanc. Blanc par ses cheveux drus, blanc par ses favoris courts, blanc comme un camp abandonnĂ© dans une dĂ©sastreuse campagne, sous la neige. Avec cela, la voix cassante, nerveuse, des gens qui en ont sur le cƓur plus gros qu'ils n'en veulent laisser voir

Et je me rappelais le jeune tribun, noir comme un corbeau, entr'aperçu dans le salon du pÚre Ortolan.

Gambetta

Un jour, il y a des annĂ©es et des annĂ©es, Ă  ma table d'hĂŽte de l'HĂŽtel du SĂ©nat, que je vous ai dĂ©jĂ  montrĂ©e – toute petite au fond d'une Ă©troite cour au pavĂ© froid et balayĂ©, oĂč des lauriers-roses et des fusains s'Ă©tiolaient dans leurs classiques caisses vertes – devant un somptueux festin Ă  deux francs par tĂȘte, Gambetta et Rochefort se rencontrĂšrent. J'avais amenĂ© Rochefort. Il m'arrivait ainsi quelquefois d'inviter un ami de lettres au lendemain d'un article au Figaro, quand souriait la fortune ; cela variait et ravigotait notre table un peu provinciale. Malheureusement Gambetta et Rochefort n'Ă©taient pas faits pour s'entendre, et je crois bien que ce soir-lĂ  ils ne se parlĂšrent point. Je les vois, chacun Ă  un bout, sĂ©parĂ©s par toute la longueur de la nappe et tels dĂ©jĂ  qu'ils demeureront : l'un serrĂ©, tout en dedans, le rire sec et en long, le geste rare, l'autre qui rit en large, crie, gesticule, dĂ©bordant et fumeux comme une cuve de vin de Cahors. Et que de choses, que d'Ă©vĂ©nements tenaient, sans qu'on s'en doutĂąt dans l'Ă©cart de ces deux convives, au milieu des pots Ă  goudron et des ronds de serviettes d'un maigre dĂźner d'Ă©tudiants !
Le Gambetta d'alors jetait sa gourme et assourdissait de sa tonitruante faconde les cafĂ©s du quartier Latin. Mais ne vous y trompez point, les cafĂ©s du quartier, Ă  cette Ă©poque, n'Ă©taient pas seulement l'estaminet oĂč l'on boit et oĂč l'on fume. Au milieu de Paris musclĂ©, sans vie publique et sans journaux, ces rĂ©unions de la jeunesse studieuse et gĂ©nĂ©reuse, vĂ©ritables Ă©coles d'opposition ou plutĂŽt de rĂ©sistance lĂ©gale, demeuraient les seuls endroits oĂč pouvait encore se faire entendre une voix libre. Chacun d'eux avait son orateur attitrĂ©, une table qui, Ă  de certains moments, devenait presque une tribune, et chaque orateur, dans le quartier, ses admirateurs et ses partisans.
« Au Voltaire, il y a Larmina qui est fort
 Bigre ! Qu’il est fort, le Larmina du Voltaire !

– Je ne dis pas, mais au Procope, Pesquidoux est encore plus fort que lui. »
Et l'on allait par bande, en pĂšlerinage, au Voltaire entendre Larmina, puis au Procope entendre Pesquidoux avec la foi naĂŻve, ardente des vingt ans de cette Ă©poque-lĂ . En somme ces discussions autour d'un bock, dans la fumĂ©e des pipes, prĂ©paraient une gĂ©nĂ©ration et tenaient en Ă©veil cette France qu'on croyait dĂ©finitivement chloroformisĂ©e. Plus d'un doctrinaire (1), qui, aujourd'hui loti ou espĂ©rant l'ĂȘtre, affecte pour ces mƓurs un dĂ©dain de bon goĂ»t et traite volontiers de vieux Ă©tudiants les hommes nouveaux, a longtemps vĂ©cu et vit encore (j'en connais) des bribes d'Ă©loquence ou de haute raison que des prodigues bien douĂ©s laissaient alors traĂźner sur les tables.
[(1) Écrit en 1878, pour le Nouveau Temps, de Saint-PĂ©tersbourg.]
Sans doute quelques-uns de nos jeunes tribuns s'attardĂšrent, vieillirent sur place, parlĂšrent toujours et ne firent jamais rien. Tout corps d'armĂ©e a ses traĂźnards qu'en fin de compte la tĂȘte abandonne ; mais Gambetta n'Ă©tait pas de ceux-lĂ . S'il s'escrimait au cafĂ© sous le gaz, ce n'Ă©tait qu'aprĂšs avoir rempli de travail rĂ©el sa journĂ©e. Comme l'usine, le soir, lĂąche sa vapeur au ruisseau, il venait lĂ  rĂ©pandre en paroles son trop-plein de verve et d'idĂ©es. Cela ne l'empĂȘchait point d'ĂȘtre Ă©tudiant sĂ©rieux, d'avoir des triomphes Ă  la confĂ©rence MolĂ©, de prendre ses inscriptions, de conquĂ©rir ses diplĂŽmes et ses licences. Un soir, chez Mme Ancelot, – qu'il y a longtemps de cela, Dieu de Dieu ! – dans ce salon de la rue Saint-Guillaume plein de vieillards pĂ©tillants et d'oiseaux en cage, je me rappelle avoir entendu dire Ă  la trĂšs bienveillante maĂźtresse du logis : « Mon gendre Lachaud a un nouveau secrĂ©taire, un jeune homme trĂšs Ă©loquent, paraĂźt-il, avec un bien drĂŽle de nom
 Attendez
 Il s'appelle
 Il s'appelle M. Gambetta. » AssurĂ©ment la bonne vieille dame Ă©tait loin de prĂ©voir jusqu'oĂč irait ce jeune secrĂ©taire qu'on disait Ă©loquent et qui avait un si drĂŽle de nom. Et pourtant, Ă  part l'inĂ©vitable apaisement dont la pratique de la vie se charge d'apprendre la nĂ©cessitĂ© Ă  de moins subtilement comprĂ©hensifs que lui, Ă  part certaine connaissance politique des mobiles et des dessous facilement puisĂ©e dans l'exercice du pouvoir et le maniement des affaires, le stagiaire de ce temps-lĂ , pour l'ensemble du caractĂšre et de la physionomie, Ă©tait bien ce qu'il est restĂ©. Non pas gros encore, mais carrĂ©ment taillĂ©, le dos rond, le geste tutoyeur, aimant dĂ©jĂ  Ă  s'appuyer tout en marchant, tout en causant, au bras d'un ami, il parlait beaucoup, Ă  tout propos, de cette dure et forte voix mĂ©ridionale qui dĂ©coupe les phrases comme au balancier et frappe les mots en mĂ©daille ; mais il Ă©coutait aussi, interrogeait, lisait, s'assimilait toutes choses, et prĂ©parait cet Ă©norme emmagasinement de faits et d'idĂ©es si nĂ©cessaire Ă  qui prĂ©tend diriger une Ă©poque et un pays aussi compliquĂ©s que les nĂŽtres. Gambetta est un des rares hommes politiques qui ait des curiositĂ©s d'Art et qui soupçonne que les Lettres ne sont pas sans tenir quelque place dans la vie d'un peuple. Cette prĂ©occupation apparaĂźt couramment dans ses conversations et perce mĂȘme dans ses discours, mais sans morgue, sans pĂ©dantisme et comme venant de quelqu'un qui a vu des artistes de prĂšs et pour qui les choses des Lettres et des Arts sont quotidiennes et familiĂšres. Du temps de l'HĂŽtel du SĂ©nat, le jeune avocat dont j'Ă©tais l'ami, brĂ»lait parfois un cours pour aller dans les MusĂ©es admirer les maĂźtres, ou dĂ©fendre, aux ouvertures de Salon, contre les endormis et les retardataires le grand peintre François Millet alors mĂ©connu. Son initiateur et son guide dans les sept cercles de l'enfer de la peinture, Ă©tait un mĂ©ridional comme lui, plus ĂągĂ© que lui, poilu, bourru, avec de terribles yeux qu'on voyait luire sous d'Ă©normes sourcils retombants, comme un feu de brigands au fond d'une caverne voilĂ©e de broussailles. C'Ă©tait ThĂ©ophile Silvestre, parleur superbe et infatigable, Ă  la voix montagnarde et sonnant le fer ariĂ©geois, Ă©crivain de haute saveur, critique d'Art incomparable, Ă©pris des peintres et les pĂ©nĂ©trant avec la subtilitĂ© comprĂ©hensive d'un amoureux et d'un poĂšte. Il aimait Gambetta inconnu, pressentant chez lui son grand rĂŽle, il continua Ă  l'aimer plus tard malgrĂ© de terribles dissentiments politiques, et vint mourir un jour Ă  sa table, de joie on peut le dire, et dans l'ivresse d'une tardive rĂ©conciliation. Ces promenades Ă  travers le Salon, Ă  travers le Louvre, au bras de ThĂ©ophile Silvestre avaient fait Ă  Gambetta auprĂšs de certains hommes État en herbe, dĂšs l'enfance sanglĂ©s et cravatĂ©s, une sorte de rĂ©putation de paresse. Ce sont ceux-lĂ  encore, mais grandis, qui toujours pleins d'eux-mĂȘmes et toujours hermĂ©tiquement bouchĂ©s, le traitent en petit comitĂ© d'homme frivole et de politique pas sĂ©rieux, parce qu'il se plaĂźt Ă  la compagnie d'un garçon d'esprit qui est comĂ©dien. Cela prouverait tout au plus qu'alors comme aujourd'hui Gambetta se connaissait en hommes et savait le grand secret pour se servir d'eux, qui est de s'en faire aimer. Un trait de caractĂšre qui achĂšvera de peindre le Gambetta d'alors : cette voix de porte-voix, ce parleur terrible, ce grand gasconnant n'Ă©tait pas gascon. Est-ce influence de la race ? Mais par plus d'un cĂŽtĂ© cet enragĂ© fils de Cahors se rapprochait de la frontiĂšre et de la prudence italiennes ; le mĂ©lange du sang gĂ©nois en faisait presque un avisĂ© Provençal. Parlant souvent, parlant toujours, il ne se laissait pas emporter dans le tourbillon de sa parole ; trĂšs enthousiaste, il savait d'avance le point prĂ©cis oĂč son enthousiasme devait s'arrĂȘter, et pour tout exprimer d'un mot, c'est Ă  peu prĂšs le seul grand parleur, Ă  ma connaissance, qui ne fĂ»t pas en mĂȘme temps un dĂ©testable prometteur.
Un matin, comme cela finit toujours par arriver, cette bruyante couvĂ©e de jeunesse qui nichait HĂŽtel du SĂ©nat, prit son vol, ayant senti pousser ses ailes. L'un tira au nord, l'autre au sud ; on se dispersa aux quatre coins du ciel. Gambetta et moi nous nous perdĂźmes de vue. Je ne l'oubliai pas cependant, piochant pour mon compte et vivant trĂšs Ă  l'Ă©cart du monde politique, je me, demandais quelquefois : « OĂč est passĂ© mon ami de Cahors ? » et cela m'eĂ»t Ă©tonnĂ© qu'il ne fĂ»t pas en train de devenir quelqu'un. À quelques annĂ©es de lĂ , me trouvant au SĂ©nat, non plus Ă  l'hĂŽtel mais au palais du SĂ©nat, un soir de rĂ©ception officielle, je m'Ă©tais rĂ©fugiĂ© loin de la musique et du bruit sur le coin de banquette d'une salle de billard taillĂ©e dans les appartements immenses, hauts de plafond Ă  y loger six Ă©tages, de la reine Marie de MĂ©dicis. C'Ă©tait l'Ă©poque de crise et de vellĂ©itĂ©s d'ĂȘtre aimable, oĂč l'Empire faisait des mamours aux partis, parlait de concessions mutuelles et, sous couleur de rĂ©formes et d'apaisement, essayait d'attirer Ă  lui, en mĂȘme temps que les moins en...

Table des matiĂšres

  1. Titre
  2. Souvenirs d'un homme de lettres
  3. Gens de théùtre
  4. Notes sur Paris
  5. En province
  6. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique