Entre tous les salons parisiens oĂč frĂ©quenta mon premier habit, le salon Ortolan, Ă l'Ăcole de droit, m'a laissĂ© un souvenir aimable. Le pĂšre Ortolan, mĂ©ridional Ă tĂȘte fine, jurisconsulte de renom, Ă©tait aussi poĂšte Ă ses heures. Il avait publiĂ© les Enfantines et tout en jurant ne jamais Ă©crire que pour le jeune Ăąge, il ne dĂ©daignait pas Ă l'endroit de ses vers l'approbation des grandes personnes. Aussi ses soirĂ©es, trĂšs suivies par les indigĂšnes des quartiers savants, offraient-elles un agrĂ©able et original mĂ©lange de jolies femmes, de professeurs et d'avocats, de gens doctes et de poĂštes. C'est comme poĂšte qu'on m'invitait.
Parmi les jeunes et antiques cĂ©lĂ©britĂ©s que je vis passer lĂ dans le brouillard d'or des premiers Ă©blouissements, vint un soir Ămile Ollivier. Il Ă©tait avec sa femme, la premiĂšre, et le grand musicien Liszt, son beau-pĂšre. De la femme, je me rappelle des cheveux blonds sur un corsage de velours ; de Liszt, du Liszt de ce temps-lĂ , moins encore. Je n'avais d'yeux, de curiositĂ© que pour Ollivier. ĂgĂ© d'environ trente-trois ans (on Ă©tait en 1858), coryphĂ©e du parti trĂšs populaire parmi la jeunesse rĂ©publicaine qui Ă©tait fiĂšre d'avoir un chef de son Ăąge, il marchait alors dans la gloire. On se disait la lĂ©gende de sa famille : le vieux pĂšre longtemps proscrit, le frĂšre tombĂ© dans un duel, lui-mĂȘme proconsul Ă vingt ans et gouvernant Marseille par l'Ă©loquence. Tout cela lui donnait de loin, dans les esprits, une certaine tournure de tribun romain ou grec, et mĂȘme quelque ressemblance avec les jeunes hommes tragiques de la grande RĂ©volution : les Saint-Just, les Desmoulin, les Danton. Pour moi, que la politique touchait peu, le voyant ainsi, poĂ©tique malgrĂ© ses lunettes, Ă©loquent, lamartinien, toujours prĂȘt Ă parler et Ă s'Ă©mouvoir, je ne pouvais m'empĂȘcher de le comparer Ă un arbre de son pays â non Ă celui dont il porte le nom et qui est symbole de sagesse â mais Ă un de ces pins harmonieux qui couronnent les collines blanches et se reflĂštent dans les flots bleus des cĂŽtes provençales, pins stĂ©riles mais gardant en eux comme un Ă©cho de la lyre antique, et frĂ©missant toujours, rĂ©sonnant toujours de leurs innombrables petites aiguilles entrechoquĂ©es au plus lĂ©ger souffle de tempĂȘte, au moindre vent qui vient d'Italie.
Ămile Ollivier Ă©tait alors un des Cinq, un des cinq dĂ©putĂ©s qui, seuls, osaient braver l'Empire, et il siĂ©geait au milieu d'eux, tout en haut des bancs de l'assemblĂ©e, isolĂ© dans son opposition comme sur un inexpugnable Aventin. En face, renversĂ© dans le fauteuil prĂ©sidentiel, l'air endormi et las, Morny, de son Ćil froid de connaisseur d'hommes, guettait celui-ci : il l'avait jugĂ© moins Romain que Grec, plus emportĂ© par la lĂ©gĂšretĂ© athĂ©nienne que lestĂ© de prudence et de froide raison latine. Il connaissait l'endroit vulnĂ©rable ; il savait que sous cette toge de tribun se cachait la vanitĂ© native et sans dĂ©fense des virtuoses et des poĂštes, et c'est par lĂ qu'un jour ou l'autre il espĂ©rait en venir Ă bout.
Des annĂ©es plus tard, quand pour la seconde fois et dans les circonstances que je vais dire, je me rencontrai avec Ămile Ollivier, il Ă©tait conquis Ă l'Empire. Morny avant de mourir avait mis comme une coquetterie Ă vaincre, Ă force d'avances narquoises et de hautaines cĂąlineries, les rĂ©sistances, pour la forme et la galerie, de cette mĂ©lodieuse vanitĂ©. On avait criĂ© dans les rues : « la grande trahison d'Ămile Ollivier », et pour cela, Ămile Ollivier se croyait le comte de Mirabeau. Mirabeau avait voulu faire marcher d'accord la RĂ©volution et la Monarchie ; Ollivier, plein d'ailleurs des intentions les meilleures, tentait aprĂšs vingt ans d'unir la LibertĂ© Ă l'Empire, et ses efforts rappelaient Phrosine mariant l'Adriatique avec le Grand Turc. En attendant le Grand Turc, comme il se trouvait veuf depuis longtemps, il s'Ă©tait remariĂ© lui-mĂȘme, avec une toute jeune fille, provençale comme lui, qui l'admirait. On le disait radieux, triomphant, une mĂȘme lune de miel dorait de ses plus doux rayons et ses amours et sa politique. Un homme heureux !
Cependant un coup de pistolet retentit du cĂŽtĂ© d'Auteuil. Pierre Bonaparte venait de tuer Victor Noir ; et cette balle corse, Ă travers la poitrine d'un jeune homme, frappait en plein cĆur la fiction de l'Empire libĂ©ral. Paris soudain s'Ă©meut ; les cafĂ©s parlent Ă voix haute, une foule gesticule sur les trottoirs. De minute en minute les nouvelles arrivent, les bruits circulent ; on se raconte l'intĂ©rieur Ă©trange du prince Pierre, cette maison d'Auteuil fermĂ©e en plein Paris, comme une tour de seigneur gĂ©nois ou florentin, sentant la poudre et la ferraille, et tout le jour retentissante du bruit des pistolets de tir et du cliquetis des Ă©pĂ©es froissĂ©es. On dit ce qu'Ă©tait Victor Noir, sa grande douceur, sa jeunesse, son mariage tout prochain. Et voilĂ que les femmes s'en mĂȘlent : elles plaignent la mĂšre, la fiancĂ©e ; l'attendrissement d'un roman d'amour s'ajoute aux colĂšres politiques. La Marseillaise, encadrĂ©e de noir, publie son appel aux armes ; des gens disent que ce soir Rochefort distribuera quatre mille revolvers dans ses bureaux. Deux cent mille hommes, enfants ou femmes, les quartiers bourgeois, tous les faubourgs se prĂ©parent pour la grande manifestation du lendemain ; il souffle un vent de barricades, et, dans la tristesse du jour tombant, on entend ces bruits indistincts, prĂ©curseurs des rĂ©volutions, qui semblent les craquements sourds des ais d'un trĂŽne.
Ă ce moment, je rencontrai un ami sur le boulevard. « Ăa va mal, lui dis-je. â TrĂšs mal, et le plus bĂȘte, c'est qu'en haut, ils ne se doutent pas de la gravitĂ© de la chose. » Puis, passant son bras sous mon bras : « Ămile Ollivier te connaĂźt, viens avec moi place VendĂŽme. »
Depuis qu'Ămile Ollivier y Ă©tait entrĂ©, le ministĂšre de la justice avait perdu tout caractĂšre de pompe et de morgue administrative. Prenant au sincĂšre son rĂȘve d'Empire dĂ©mocratique et libĂ©ral, vrai ministre Ă l'amĂ©ricaine, Ollivier n'avait pas voulu habiter ces vastes appartements, ces hauts salons, brodĂ©s d'abeilles, timbrĂ©s et chargĂ©s selon lui de trop autocratiques dorures. Il occupait toujours, rue Saint-Guillaume, son modeste logement d'avocat-dĂ©putĂ©, et arrivait chaque matin place VendĂŽme, une grande serviette bourrĂ©e de papiers sous le bras, avec sa redingote et ses lunettes, comme un homme d'affaires qui va au Palais, comme un brave employĂ© qui se rend pĂ©destrement Ă son bureau. Cela le faisait mĂ©priser un peu par les garçons et les huissiers. Porte grande ouverte, escalier dĂ©sert ! Huissiers et garçons nous laissĂšrent passer, ne daignant pas mĂȘme nous demander oĂč nous allions, ni qui nous cherchions, tĂ©moignant seulement par un air dĂ©daigneusement rĂ©signĂ© et une certaine insolence correcte d'attitude combien ils trouvaient ces mĆurs, familiĂšres et nouvelles contraires aux belles traditions et Ă©loignĂ©es de l'idĂ©al administratif.
Dans un grand cabinet haut de plafond, large ouvert sur deux vastes portes-fenĂȘtres, un de ces cabinets d'aspect triste et froid oĂč tout est vert, mais de ce vert bureaucratique des cartons verts et des fauteuils de cuir vert qui est Ă la belle verdure des forĂȘts ce qu'un papier timbrĂ© est Ă un sonnet sur vĂ©lin, ce que le cidre est au champagne, â le ministre Ă©tait seul, adossĂ© contre la cheminĂ©e, Ă son poste, dans une attitude d'orateur. La nuit venait. Des garçons apportĂšrent de grandes lampes tout allumĂ©es.
Mon ami avait dit vrai, on ne se doutait de rien en haut ; les bruits de la rue n'arrivent qu'indistincts sur ces cimes. Ămile Ollivier, avec l'infatuation naturelle doublĂ©e d'une certaine façon myope de voir, qui caractĂ©rise l'homme au pouvoir, nous dĂ©clara que tout allait pour le mieux, qu'il Ă©tait au courant des choses ; il nous montra mĂȘme le billet Ă©crit par Pierre Bonaparte Ă M. Conti, qu'on venait de lui communiquer, billet sauvage et fĂ©odal, bien dans la tradition italienne du seiziĂšme siĂšcle, commençant ainsi : « Deux jeunes gens sont venus me provoquer⊠» Et se terminant par ces mots : «âŠJe crois que j'en ai tuĂ© un ».
Alors je pris la parole et je racontai ce que je croyais ĂȘtre la vĂ©ritĂ©, parlant, non en politique, mais en homme, disant l'effervescence des esprits, l'exaspĂ©ration de la rue, l'alternative inĂ©vitable d'une prise d'armes ou d'un courageux acte de justice. J'ajoutai que Fonvielle et Noir me semblaient, comme Ă tous, certainement, incapables d'avoir voulu tuer ou frapper le prince chez lui ; que je les connaissais, Noir surtout, et combien m'Ă©tait sympathique ce grand garçon inoffensif, presque un enfant encore, Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme de ses succĂšs parisiens et fier de sa prĂ©coce renommĂ©e, cherchant Ă force de travail Ă conquĂ©rir ce qui lui manquait en fait d'instruction premiĂšre, et dont la plus grande joie Ă©tait de se faire apprendre par un ami quelque courte citation latine, avec la maniĂšre de l'introduire adroitement, Ă propos de n'importe quoi, dans la conversation, histoire d'Ă©tonner, le soir, par cet Ă©talage d'Ă©rudition, J.-J. Weiss, alors au Journal de Paris, qui lui enseignait l'orthographe.
Ămile Ollivier m'Ă©couta attentivement, l'air pensif et dĂ©cidĂ©, puis, quand j'eus fini, aprĂšs un silence, il prononça d'une voix fiĂšre cette phrase que je rapporte textuellement : « Eh bien ! Si le prince Pierre est un assassin, nous l'enverrons au bagne ! »
Au bagne, un Bonaparte ! C'Ă©tait bien lĂ le mot d'un garde des sceaux de l'Empire libĂ©ral, d'un ministre encore empĂȘtrĂ© dans ses illusions d'orateur, d'un ministre qui porte le titre de ministre sans en possĂ©der l'esprit, d'un ministre enfin qui habite rue Saint-Guillaume !
Le lendemain, il est vrai, Pierre Bonaparte Ă©tait prisonnier, mais prisonnier comme l'est un prince, au premier Ă©tage de la Tour d'Argent, avec vue sur la place du ChĂątelet et la Seine, et les Parisiens en passant les ponts se montraient son cachot pour rire et les rideaux blancs de ses fenĂȘtres Ă peine grillĂ©es. Quelques semaines aprĂšs, le prince Pierre Ă©tait solennellement acquittĂ© par la haute Cour de Bourges. De bagne, Ămile Ollivier n'en parlait plus ; il quittait dĂ©cidĂ©ment la rue Saint-Guillaume pour la place VendĂŽme. DĂ©sormais, dans les grands escaliers, les vastes corridors, huissiers et garçons de bureau souriaient cĂ©rĂ©monieusement Ă son passage, il Ă©tait devenu parfait ministre et l'Empire libĂ©ral avait vĂ©cu !
En rĂ©sumĂ©, un homme d'Ătat mĂ©diocre, plein de fougue et sans rĂ©flexion, mais un honnĂȘte homme, un poĂšte idĂ©aliste fourvoyĂ© dans les affaires, ainsi peut se dĂ©finir Ămile Ollivier. Morny d'abord, puis d'autres aprĂšs Morny, en jouĂšrent. RĂ©publicain, il essaya de consolider la dynastie, en passant dessus un crĂ©pi de libertĂ© ; plus tard, il voulait la paix, dĂ©clara la guerre, et non pas cĆur lĂ©ger, comme il le dit par inspiration malheureuse, mais esprit irrĂ©mĂ©diablement lĂ©ger, il nous entraĂźna avec lui dans l'abĂźme d'oĂč nous sommes sortis, oĂč il est restĂ© !
L'autre soir, on finit toujours par se rencontrer dans Paris, nous dĂźnions en face l'un de l'autre Ă une table amie : le mĂȘme qu'autrefois, mĂȘme regard de rĂȘveur interrogeant et indĂ©cis derriĂšre le cristal des lunettes, mĂȘme physionomie de parleur, oĂč tout est dans le pli des lĂšvres, le dessin de la bouche plein d'audace et sans volontĂ©. Fier et droit d'ailleurs, mais tout blanc. Blanc par ses cheveux drus, blanc par ses favoris courts, blanc comme un camp abandonnĂ© dans une dĂ©sastreuse campagne, sous la neige. Avec cela, la voix cassante, nerveuse, des gens qui en ont sur le cĆur plus gros qu'ils n'en veulent laisser voirâŠ
Et je me rappelais le jeune tribun, noir comme un corbeau, entr'aperçu dans le salon du pÚre Ortolan.