L'élève Gilles
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L'élève Gilles

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L'élève Gilles

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À propos de ce livre

Récit de l'enfance d'un jeune garçon sensible et craintif, délaissé par ses parents, envoyé chez sa tante, propriétaire viticole, puis en internat, ce texte est écrit avec une grande délicatesse d'émotion et dans un style très pur. Ce livre a reçu pour la première fois le grand de prix littérature de l'Académie Française en 1912.

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635244430

III.

On rentra ; la cour avait des feuilles, leur ombre à peine bleue tremblait sur le sol. Les grands ormeaux qui d’abord s’étaient fleuris jusqu’au faîte d’une mousse violette, puis ornés de mille sequins verts, laissaient neiger sans cesse leurs graines prises dans une écaille. Les garçons, chaque jour, après cinq heures, ramassaient ces graines à la pelle pour les emporter dans une brouette ; le bruit de leurs balais nous venait en étude avec le cri des moineaux. Il faisait déjà chaud ; on ne jouait plus au ballon que la veste enlevée et la figure vite rougie. Certains se groupaient au pied des arbres pour lire ou se montrer des albums de timbres rapportés des vacances. Presque tous étaient revenus avec de nouveaux habits ; Méjean portait un complet de drap gris et un chapeau de paille, Rupert un costume de coutil ; Bereng se parait de cravates claires qu’il échangea bientôt, avec Calvat, contre un canif. Aucun ne différait de prendre les vêtements donnés pour l’été par la famille ; la cour en avait un air de fête, mais les externes s’y distinguaient encore par leur col blanc, le nœud soigné de la lavallière, par leurs souliers mieux cirés aussi.
Il y avait un nouveau dans notre étude ; un garçon de douze ans d’une grande beauté de visage, mais que l’indolence de son regard rendait sans attrait. Il fut, comme je l’avais été, l’objet d’une curiosité dont son indifférence le délivra promptement. Aux récréations, il restait adossé contre un arbre ou assis au seuil d’une classe, les yeux vagues, les mains posées, paumes ouvertes, à côté de lui. Je dus lui céder ma place selon le désir de M. Laurin qui me mit au fond de l’étude, parmi les élèves de Cinquième, à côté de Mouque et près d’une table où Rupert était seul. Charlot demanda inutilement à me suivre ; le soir, à dîner, il me conta que son voisin, qui s’appelait Daunis, possédait de l’encre dorée avec laquelle lui, Charlot, pouvait écrire son nom sur ses cahiers ; le nouveau s’en était peint les ongles et avait encore laissé Charlot l’imiter. Je fus satisfait de ma nouvelle place. Mouque, ses devoirs terminés, voulait bien me faire mes problèmes ; il travaillait avec de larges lunettes destinées à rectifier un défaut de sa vue, mais c’est par dessus leurs verres qu’il me regardait lorsque je lui adressais la parole ; cela le vieillissait et m’intimidait un peu. Dès le premier soir, il crut devoir me prévenir de ne pas m’illusionner sur mon changement de place, et que je n’en resterais pas moins en Sixième pour être venu près de lui. À ma droite, Rupert demeurait longtemps absorbé sur le texte de ses devoirs ; il mâchait fortement l’extrémité de son porte-plume qu’il essuyait ensuite sur la table comme un pinceau. Il écrivait peu et fort vite ; cependant, il se tenait sage et se contentait de faire passer un billet à Mouque lorsqu’il renonçait à résoudre quelque difficulté. Celui-ci haussait les épaules et disait n’avoir pas le temps de s’occuper d’autrui, puis il finissait par faire ce qui lui était demandé en jurant que cette complaisance serait la dernière. Comme je les séparais, je dus me charger des messages. Rupert toussait légèrement et jetait le papier plié sous mon banc où il me fallait l’aller chercher pour le remettre au destinataire ; il semblait m’ignorer, et quand, à mon tour, je lui faisais passer la réponse que j’avais soin, en me penchant, de déposer sur sa table, il ne me remerciait pas même d’un regard. Quelquefois, il m’appelait et m’ordonnait de prévenir Mouque avec qui il causait, par dessus ma tête penchée. Je vis un jour Calvat qui ramassait les papiers froissés lui pincer une jambe sans obtenir le cri qu’il espérait ; Rupert se contenta de repousser le petit qu’il fit rouler par terre, et ramena son mollet pour le frotter en continuant de lire.
Rupert se trouvait encore à mon côté au dortoir ; chaque soir, dès le signal donné, je le voyais sortir du rang, venir à son lit et se dévêtir avec adresse. Il enlevait sa veste, une chemise souple, et massait un instant son torse nu. Je m’étonnai qu’il ne portât pas de gilet de flanelle, mais, à la remarque que je lui en fis, il répondit qu’il les laissait aux femmes, et j’eus honte du mien qui était long, avec des manches. Dès avant Pâques, il avait demandé à M. Laurin la permission de se laver le haut du corps avant le coucher, mais cela ne pouvait se permettre, et il se contentait d’un massage et de quelques mouvements de bras, toujours vite interrompus par le maître qui craignait de voir se généraliser une gymnastique déjà imitée par Méjean, Mouque et Bereng. La chemise passée, il sautait au lit, et, tourné de mon côté pour éviter le rayonnement de la veilleuse, il attendait le sommeil qui ne tardait pas à le venir prendre. Pendant ce temps, je me déshabillais moi-même sans rapidité, ne sachant pas dépouiller d’un seul coup caleçons, bas et culotte, et aussi parce qu’avant de retirer ma chemise, je m’assurais que mon scapulaire fût bien dissimulé.
Le réveil nous était signifié, dès six heures, par la cloche de la cour, longuement sonnée. Un peu avant, M. Laurin laissait l’alcôve dans laquelle nous l’entendions quelquefois s’habiller, et faisait les cent pas dans le dortoir où l’habitude, le jour naissant et le dernier passage du veilleur nous réveillaient à peu près tous ; il frappait trois coups au premier appel de la cloche, et, aussitôt, chacun bondissait de son lit pour passer sa culotte et courir prendre place au lavabo près duquel le nombre insuffisant des robinets forçait les moins prompts à l’attente. Mon retard était le même qu’au coucher ; j’en profitais pour regarder, sous la buée des vitres qu’il était défendu d’essuyer, le ciel s’éclairer au levant de traînées pourpres dont les milliers de gouttelettes couvrant le verre s’irisaient. On bâillait dans l’air lourd d’haleines mêlées, et, bien que le maître y veillât, certains ne s’étaient mouillé qu’à peine la figure à l’ordre donné de descendre. Beaucoup d’entre nous pourtant se lavaient bien ; et cela même empêchait les autres. Bereng, Méjean, Terrouet, malgré des punitions reçues pour ce motif, retournaient les robinets de telle sorte que l’eau jaillît sur leur visage qu’ils frottaient à deux mains. Rupert, enfilant sournoisement ses culottes avant le signal du lever, se trouvait des premiers au lavabo, ainsi que quelques autres qui usaient aussi de ce stratagème ; la chemise ouverte, les manches troussées, il se couvrait de savon les bras, le cou, la face, la tête et gardait tout le jour, jusque dans ses cheveux ras, une odeur de lessive. Le grand Charlot craignait l’eau froide ; son frère se faisait un masque de mousse savonneuse et grimaçait pour qu’elle n’entrât pas dans ses yeux ni dans sa bouche. Il fallait surveiller Calvat peu soucieux de toilette, et Ravet qui mouillait sa serviette et revenait simplement l’étendre sur la tringle, au pied du lit de fer ; beaucoup ne faisaient que le strict nécessaire et négligeaient le soin de leurs dents. Dès le premier jour, on s’aperçut que le nouveau se serait volontiers dispensé d’un grand nettoyage ; il avait fallu le tirer du lit, et M. Laurin dut l’autoriser à demeurer après les autres afin qu’il achevât de se préparer. Il portait longs ses cheveux qui étaient doux et légers… Il m’avait réveillé dans la nuit en appelant sa mère.
On ne fermait plus, l’après-midi, la porte de notre classe, dont le soleil chauffait le seuil ; de ma place, j’apercevais les cours désertes, où les moineaux se roulaient dans la poussière, se poursuivaient, où des feuilles détachées tombaient en planant. Par moment, de la classe des tout petits, venait le bruit d’une lecture en chœur, que la maîtresse scandait à coups de règle sur la chaire :
L’En-fant mé-chant
L’É-tang char-mant,
… … … .
Luce-Russe-Puce…
ou encore une chanson que j’avais fini par retenir :
Vole, vole, petite mouche,
Sur ma main ne te pose pas ;
Car si par malheur je te touche,
Je le crains, tu périras.
Un méfait cruel
Offense le ciel…
C’étaient presque des bébés à collerette, et cheveux enrubannés, dont les sorties ne coïncidaient pas avec les nôtres.
Il y avait, au mur de notre classe, un planisphère et des tableaux représentant les races humaines et les diverses parties de la fleur ; un autre montrait la mort de Chramne, fils de Clotaire, dont je ne trouvais pas le récit dans mon histoire. Au cours des mois précédents, tout cela m’avait été une distraction suffisante pour que j’oubliasse de suivre la leçon, perdu en rêve sur la « Mer Australe » ou la « Cordillère des Andes » ; mais à présent que le soleil brillait, je regardais le balancement des branches, et, par-dessus la haie, tout au fond, le mur de clôture, après lequel je savais que s’étendaient les champs.
Bien que l’étude fût plus spacieuse et la chaleur décrue, M. Laurin laissait une des portes entr’ouverte après la rentrée de cinq heures, mais, une fois, le Directeur, qui nous surprenait de sa visite, la fit fermer. On ne le voyait guère que pour ces inspections inattendues ; il entrait brusquement et, s’arrêtant, observait d’un coup d’œil la tenue générale. Le même mouvement nous courbait tous sur nos tables ; sournoisement, les mains habiles faisaient disparaître un livre interdit, glissaient dans un cahier la lettre commencée ; sans un geste apparent, l’ordre s’établissait, mais point assez tôt que le Directeur n’en saisît quelque chose, ni que son doigt ne désignât un coupable qui se trahissait lui-même en rougissant. Il faisait ensuite, les mains derrière le dos, le tour de l’étude, rectifiait d’un signe une attitude, ouvrait au hasard un casier qui se trouvait être le plus mal tenu, et sortait en saluant le maître resté debout. L’Étude, alors, respirait.
À côté de cette apparition, celle, plus fréquente et prévue, du Surveillant Général nous laissait presque indifférents ; le bureau de celui-ci était visible à tous ; lui-même se montrait sur le seuil au moindre bruit suspect en cour ; il assistait à la rentrée des études et des classes, surveillait le réfectoire et montait souvent au dortoir ; il nous devenait aussi familier que les maîtres. Mais une atmosphère mystérieuse enveloppait le Directeur ; l’entrée de son cabinet avait deux portes, dont l’une matelassée, entre lesquelles tout bruit de voix venait mourir. Lorsque la semonce du Surveillant ne suffisait pas à remettre en bonne voie l’élève dont un maître s’était plaint, cet élève se voyait appelé chez le Directeur d’où il sortait en pleurs, sans qu’on pût rien savoir de l’entrevue. L’Étude en devenait silencieuse, et l’on y entendait les hoquets par quoi s’achèvent les crises de larmes. Le Directeur venait encore la nuit au dortoir, réveillait un ronfleur qui tressaillait de le reconnaître, et le bruit de son passage courait de lit en lit, à mi-voix, le matin, jusqu’à ce que les plus familiers en fissent confidence au maître, qui en prenait prétexte pour nous prêcher la bonne tenue. Les soirs d’hiver, lorsqu’on pouvait obtenir de sortir, on voyait la fenêtre du cabinet éclairée, et une grande ombre penchée s’y dessiner ; en passant devant elle, les rangs marchaient doucement et chacun parlait plus bas.
Un jour, le bruit se répandit dans la cour que le maître des moyens venait d’être appelé lui-même chez le Directeur, et des groupes se formèrent pour l’en voir sortir. Mais la cloche sonna trop tôt, le Surveillant prit la place du maître absent. Lorsque celui-ci revint, une grande rougeur couvrait sa face, et il marcha longtemps devant la chaire. Il s’arrêta pour écrire nerveusement une lettre qu’il dut recommencer. Ses élèves, menés de façon brusque et despotique, riaient entre eux et bourdonnaient en chœur pour témoigner une hostilité dont il s’irritait encore. Nous l’entendîmes crier après l’un d’eux qu’il chassa et que le Surveillant vint ensuite accompagner chez nous. Le surlendemain, il partit après l’étude du matin, et un nouveau maître prit la chaire à dix heures. Il avait fait scandale en ville dans un café ; un externe qui le sut par son père nous l’apprit. On disait aussi qu’il fumait en promenade et ne se levait pas à temps au dortoir.
Ma mère m’écrivait affectueusement, mais ses lettres reprenaient peu à peu le ton grave ; elle n’y parlait plus de sa promesse de venir avec mon père. L’ennui des vacances un instant apaisé me ressaisit, je me sentais seul au milieu même de mes camarades. J’enviais Florent et Mouque qui se promenaient ensemble dans les préaux, et s’asseyaient pour lire au même livre ; ils s’attendaient l’un l’autre au bas des pages, et leurs fronts se touchaient. Bereng et Terrouet, malgré leurs querelles, semblaient ne pouvoir vivre séparés ; les cinq ruraux partageaient leurs provisions au goûter, et les mêmes fautes se retrouvaient dans leurs devoirs faits ensemble. Je ne sais quel commerce liait Calvat et Ravet ; on les trouvait échangeant des choses qu’ils cachaient vite, et de la monnaie sonnait quelquefois dans leurs doigts. Rupert était seul assez fort pour vivre sans personne, car Méjean qui ne le laissait guère, n’en recueillait que de l’indifférence et n’eût pu compter sur son aide que pour se défendre contre les coups ; il jouait sans cesse et semblait ne chérir que le ballon qu’il frappait du pied, des poings et encore de la tête ; il se plaisait à passer brusquement entre ceux qui causaient, à les prendre comme un obstacle pour tourner autour d’eux, ou à les faire s’embrasser par force en courbant leur nuque sous ses paumes. Il n’avait d’attention que pour les Grands auxquels il lui tardait de se mêler ; chez nous, il décourageait toute avance. C’est lui surtout que j’aurais souhaité pour ami.
J’avais la sensation qu’il ne me voyait pas ; un jour, une averse subite nous força de nous réfugier sous le toit du préau, où nos pieds firent lever tant de poussière que les maîtres voulurent nous empêcher de courir. Ils avaient le plus grand mal à se faire entendre, lorsque Rupert se mit à leur service et nous rangea tous sur une seule ligne en nous défendant de bouger. Quelques-uns s’avançant encore, il les repoussa et promit une gifle au premier qui sortirait de l’alignement. Je fis un grand pas… Il frappa ma joue et passa. Je repris ma place avec moins de ressentiment que de tristesse. La rigole du préau était jaune de pollen, et l’on croyait à une pluie de soufre ; une odeur chaude venait de la cour.
Une autre fois, il se trouva que nous eûmes à faire la même narration que la Cinquième ; je vis, le soir, Rupert réfléchir longuement sur le texte, et je me mis à écrire avec une ardeur affectée qui réussit à attirer l’attention de mon voisin. Il s’agissait d’un aiguilleur qui devait diriger un train sur la voie même où son enfant s’aventurait. Quand j’eus relu mes quatre pages, je les tendis à Rupert en le priant d’apprécier mon travail. Il voulut bien lire ma copie. Le lendemain, le professeur vint en étude et, constatant que nos bancs se touchaient, il sourit et signala au maître les analogies constatées dans nos devoirs. Je fus accusé d’avoir copié, Rupert devint très rouge et ne dit pas un mot ; on crut qu’il craignait d’être puni pour m’avoir aidé… Le dimanche suivant, je n’allai pas à La Grangère.
Je suivis comme les autres la promenade. La route était poudreuse, sans arbre, le soleil chaud n’y laissait d’ombre que celle d’un talus. Je m’appliquais à marcher dans cette étroite bande foncée, je n’étais pas triste et ne regrettais rien. Une sorte d’ivresse emplissait mon cœur, et je ne l’aurais point échangée contre le doux repos qu’il m’eût été possible de goûter dans le même temps à La Grangère. Autour de moi, mes camarades allaient d’un pas lourd, leur mouchoir en couvre-nuque. Ils cherchaient à s’attarder pour déjouer la surveillance, et dérober dans les champs les cerises ou les fruits verts qui déjà chargeaient les branches. Charlot ramassait des insectes qu’il enfermait dans une boîte de pastilles percée de trous d’épingles, et me montrait parfois ses captures. Soudain, Rupert me rejoignit ; la marche amenait le sang à son visage, il avait tiré sa veste qu’il portait comme un manteau ; il posa son bras sur mon épaule et nous allâmes quelque temps ainsi. En longeant un champ de vigne, la vue d’un cerisier lourd de fruits arrêta mes camarades que le maître obligea d’avancer. Rupert me demanda si j’avais soif et, sans attendre, s’agenouilla comme pour rattacher les cordons de ses souliers, puis, laissant passer quelques élèves qui nous suivaient et le maître lui-même, il bondit parmi les rangs de vignes entre lesquels il se dissimula. Il me rejoignit au tournant de la route, à la corne d’une haie derrière laquelle il se leva comme je passais. Il fit quelques pas sans rien dire, mais bientôt, tirant une poignée de cerises de sa poche, il en emplit la mienne ; nous nous régalâmes sournoisement. Ravet seul, qui avait flairé le larcin, vint tourner autour de nous ; Rupert dut acheter son silence, et demeura près de moi pendant le reste de la promenade ; on rentra trop tôt à mon gré.
Je ne doutais plus d’avoir gagné l’estime de mon camarade, et je ne pouvais assez me louer du procédé qui me l’avait méritée. Je rêvai pendant toute l’étude à la douceur que cette amitié allait mettre dans ma vie, et je fus très étonné qu’on m’appelât au parloir où Justin venait, de la part de ma tante, s’informer de la façon dont j’avais supporté la consigne ; il me trouva serein et s’en fut rassuré. Rentré en étude, je vis Rupert s’absorber volontairement dans une lecture d’où je tentai vainement de le tirer. Au réfectoire, je laissai Ravet et Calvat qui mangeaient près de moi, se partager mon dîner dont je ne voulus que le dessert ; déjà Rupert ne me prêtait plus la même importance. Il feignit de ne pas me voir en sortant pour le coucher. Je montai l’escalier du dortoir derrière les autres, avec Daunis dont c’était l’habitude de s’attarder ainsi ; au moment d’entrer, et comme nous touchions le seuil, je trébuchai et me retins à son épaule ; son visage se trouva si près du mien que je l’embrassai de toutes mes forces.
Le nouveau maître avait bien du mal à tenir la deuxième étude. Les élèves s’étaient aperçus de la timidité qu’il cachait sous un masque sévère. Videux, célèbre chez les Moyens par le cynisme qu’il faisait paraître, attirait sur ses yeux qui ne se baissaient pas, les yeux de ce jeune homme, pour l’obliger à détourner le regard ; il l’inquiétait en affectant de travailler en cachette, et ne lui épargna aucun des tourments habituels. Nous savions ces choses par le grand Charlot qui les contait dans la cour, au milieu d’un groupe. Le nouveau maître avait un long nez qu’il retrouva silhouetté à la craie jusque sur la chaire, et en l’honneur duquel les élèves se mouchaient avec excès. Il rougissait aisément et, décontenancé, branlait la tête ; l’Étude entière répétait aussitôt ce mouvement. Comme il se dominait peu, Videux le poussait à la colère en affectant la surdité contre toute observation ; il lui marcha même sur le pied en le frôlant, à la sortie… Le maître faillit frapper. La Division était en joie ; plus que jamais le bruit de ses rires nous venait avec celui des murmures à travers la cloison. Dès que le désordre commençait à côté, M. Laurin promenait sur nous ses yeux inquiets ; quelque chose de la dissipation voisine se communiquait chez nous, Ravet battait la mesure, et chacun se sentait l’envie d’imiter les Moyens. L’un de nous, qui s’était bien tenu jusqu’alors, se dérangea ; un soir, il coiffa sa casquette, se fit des guides de ficelle, puis, agitant sa table, prétendit mener un attelage fougueux. L’étrangeté de sa conduite surprit M. Laurin qui le considéra un instant, et le vit si décidément hostile qu’il vint à lui. Aux questions du maître, l’élève qui s’appelait Fortin, répondit qu’il s’ennuyait et voulait se distraire ; M. Laurin examina les devoirs achevés qu’il se fit soumettre et autorisa Fortin à lire, bien que l’heure n’en fût pas venue. Le lendemain, Fortin recommença de se mal tenir et la lecture permise demeura sans effet. Les menaces de renvoi n’obtinrent pas davantage ; M. Laurin voulut feindre l’indifférence, mais l’Étude s’intéressait au conflit, et, Fortin provoquant le rire, le maître, à bout de patience, le chassa. Il sortit avec impertinence, muni d’un billet à l’adresse du Surveillant ; nous ne revîmes pas notre camarade de la journée ; le soir, nous le retrouvâmes dans son lit, où il avait dîné. Pendant quelque temps il se montra plus calme, mais tout le monde comptait sur lui.
M. Laurin n’était plus qu’à peu de jours de son examen de licence et paraissait fatigué. Son endurance exercée pendant l’année s’épuisait ; il restait prudent encore dans les hostilités avec Fortin, mais il était sans indulgence pour l’innocente agitation des petits. L’un d’eux placé près de lui, éclatait de rire à tout propos ; c’était un externe de la classe enfantine, presque incolore avec des cheveux d’albinos et des yeux déteints. Rappelé à l’ordre, il s’appliquait à sa page, la langue à demi tirée, et suivant de tout le corps le mouvement de sa main. Mais le moindre geste, une toux quelque part le détournaient de la besogne, et, le porte-plume dans la bouche, il riait de nouveau et exaspérait M. Laurin qui le chargeait d’un long pensum. Ce n’était point qu’il manquât d’attention ; je le vis si bien observer une mouche lustrant ses ailes, que le maître l’appela deux fois sans se faire entendre, et dut le réveiller d’un coup de règle sur la table qui le fit se dresser, les yeux effarés sous un battement de paupières.
Les plus sages aspiraient à la détente ; les récréations le manifestaient ; les actifs y restauraient les jeux violents du ballon et des barres, les autres s’allongeaient sur les marches de la Chapelle. Terrouet avait organisé une « Chasse à l’Homme » inspirée de ses livres d’aventures. Les Grands qui ne jouaient pas s’accoudaient à la barrière, et che...

Table des matières

  1. Titre
  2. I.
  3. II.
  4. III.
  5. IV.