On rentra ; la cour avait des feuilles, leur ombre à peine bleue tremblait sur le sol. Les grands ormeaux qui d’abord s’étaient fleuris jusqu’au faîte d’une mousse violette, puis ornés de mille sequins verts, laissaient neiger sans cesse leurs graines prises dans une écaille. Les garçons, chaque jour, après cinq heures, ramassaient ces graines à la pelle pour les emporter dans une brouette ; le bruit de leurs balais nous venait en étude avec le cri des moineaux. Il faisait déjà chaud ; on ne jouait plus au ballon que la veste enlevée et la figure vite rougie. Certains se groupaient au pied des arbres pour lire ou se montrer des albums de timbres rapportés des vacances. Presque tous étaient revenus avec de nouveaux habits ; Méjean portait un complet de drap gris et un chapeau de paille, Rupert un costume de coutil ; Bereng se parait de cravates claires qu’il échangea bientôt, avec Calvat, contre un canif. Aucun ne différait de prendre les vêtements donnés pour l’été par la famille ; la cour en avait un air de fête, mais les externes s’y distinguaient encore par leur col blanc, le nœud soigné de la lavallière, par leurs souliers mieux cirés aussi.
Il y avait un nouveau dans notre étude ; un garçon de douze ans d’une grande beauté de visage, mais que l’indolence de son regard rendait sans attrait. Il fut, comme je l’avais été, l’objet d’une curiosité dont son indifférence le délivra promptement. Aux récréations, il restait adossé contre un arbre ou assis au seuil d’une classe, les yeux vagues, les mains posées, paumes ouvertes, à côté de lui. Je dus lui céder ma place selon le désir de M. Laurin qui me mit au fond de l’étude, parmi les élèves de Cinquième, à côté de Mouque et près d’une table où Rupert était seul. Charlot demanda inutilement à me suivre ; le soir, à dîner, il me conta que son voisin, qui s’appelait Daunis, possédait de l’encre dorée avec laquelle lui, Charlot, pouvait écrire son nom sur ses cahiers ; le nouveau s’en était peint les ongles et avait encore laissé Charlot l’imiter. Je fus satisfait de ma nouvelle place. Mouque, ses devoirs terminés, voulait bien me faire mes problèmes ; il travaillait avec de larges lunettes destinées à rectifier un défaut de sa vue, mais c’est par dessus leurs verres qu’il me regardait lorsque je lui adressais la parole ; cela le vieillissait et m’intimidait un peu. Dès le premier soir, il crut devoir me prévenir de ne pas m’illusionner sur mon changement de place, et que je n’en resterais pas moins en Sixième pour être venu près de lui. À ma droite, Rupert demeurait longtemps absorbé sur le texte de ses devoirs ; il mâchait fortement l’extrémité de son porte-plume qu’il essuyait ensuite sur la table comme un pinceau. Il écrivait peu et fort vite ; cependant, il se tenait sage et se contentait de faire passer un billet à Mouque lorsqu’il renonçait à résoudre quelque difficulté. Celui-ci haussait les épaules et disait n’avoir pas le temps de s’occuper d’autrui, puis il finissait par faire ce qui lui était demandé en jurant que cette complaisance serait la dernière. Comme je les séparais, je dus me charger des messages. Rupert toussait légèrement et jetait le papier plié sous mon banc où il me fallait l’aller chercher pour le remettre au destinataire ; il semblait m’ignorer, et quand, à mon tour, je lui faisais passer la réponse que j’avais soin, en me penchant, de déposer sur sa table, il ne me remerciait pas même d’un regard. Quelquefois, il m’appelait et m’ordonnait de prévenir Mouque avec qui il causait, par dessus ma tête penchée. Je vis un jour Calvat qui ramassait les papiers froissés lui pincer une jambe sans obtenir le cri qu’il espérait ; Rupert se contenta de repousser le petit qu’il fit rouler par terre, et ramena son mollet pour le frotter en continuant de lire.
Rupert se trouvait encore à mon côté au dortoir ; chaque soir, dès le signal donné, je le voyais sortir du rang, venir à son lit et se dévêtir avec adresse. Il enlevait sa veste, une chemise souple, et massait un instant son torse nu. Je m’étonnai qu’il ne portât pas de gilet de flanelle, mais, à la remarque que je lui en fis, il répondit qu’il les laissait aux femmes, et j’eus honte du mien qui était long, avec des manches. Dès avant Pâques, il avait demandé à M. Laurin la permission de se laver le haut du corps avant le coucher, mais cela ne pouvait se permettre, et il se contentait d’un massage et de quelques mouvements de bras, toujours vite interrompus par le maître qui craignait de voir se généraliser une gymnastique déjà imitée par Méjean, Mouque et Bereng. La chemise passée, il sautait au lit, et, tourné de mon côté pour éviter le rayonnement de la veilleuse, il attendait le sommeil qui ne tardait pas à le venir prendre. Pendant ce temps, je me déshabillais moi-même sans rapidité, ne sachant pas dépouiller d’un seul coup caleçons, bas et culotte, et aussi parce qu’avant de retirer ma chemise, je m’assurais que mon scapulaire fût bien dissimulé.
Le réveil nous était signifié, dès six heures, par la cloche de la cour, longuement sonnée. Un peu avant, M. Laurin laissait l’alcôve dans laquelle nous l’entendions quelquefois s’habiller, et faisait les cent pas dans le dortoir où l’habitude, le jour naissant et le dernier passage du veilleur nous réveillaient à peu près tous ; il frappait trois coups au premier appel de la cloche, et, aussitôt, chacun bondissait de son lit pour passer sa culotte et courir prendre place au lavabo près duquel le nombre insuffisant des robinets forçait les moins prompts à l’attente. Mon retard était le même qu’au coucher ; j’en profitais pour regarder, sous la buée des vitres qu’il était défendu d’essuyer, le ciel s’éclairer au levant de traînées pourpres dont les milliers de gouttelettes couvrant le verre s’irisaient. On bâillait dans l’air lourd d’haleines mêlées, et, bien que le maître y veillât, certains ne s’étaient mouillé qu’à peine la figure à l’ordre donné de descendre. Beaucoup d’entre nous pourtant se lavaient bien ; et cela même empêchait les autres. Bereng, Méjean, Terrouet, malgré des punitions reçues pour ce motif, retournaient les robinets de telle sorte que l’eau jaillît sur leur visage qu’ils frottaient à deux mains. Rupert, enfilant sournoisement ses culottes avant le signal du lever, se trouvait des premiers au lavabo, ainsi que quelques autres qui usaient aussi de ce stratagème ; la chemise ouverte, les manches troussées, il se couvrait de savon les bras, le cou, la face, la tête et gardait tout le jour, jusque dans ses cheveux ras, une odeur de lessive. Le grand Charlot craignait l’eau froide ; son frère se faisait un masque de mousse savonneuse et grimaçait pour qu’elle n’entrât pas dans ses yeux ni dans sa bouche. Il fallait surveiller Calvat peu soucieux de toilette, et Ravet qui mouillait sa serviette et revenait simplement l’étendre sur la tringle, au pied du lit de fer ; beaucoup ne faisaient que le strict nécessaire et négligeaient le soin de leurs dents. Dès le premier jour, on s’aperçut que le nouveau se serait volontiers dispensé d’un grand nettoyage ; il avait fallu le tirer du lit, et M. Laurin dut l’autoriser à demeurer après les autres afin qu’il achevât de se préparer. Il portait longs ses cheveux qui étaient doux et légers… Il m’avait réveillé dans la nuit en appelant sa mère.