Tu me disais hier, mon enfant :
â Cher pĂšre, tu ne fais pas assez de livres comme Conscience.
Ce Ă quoi je tâai rĂ©pondu :
â Ordonne : tu sais bien que je fais tout ce que tu veux. Explique-moi le livre que tu dĂ©sires, et tu lâauras.
Alors, tu as ajouté :
â Eh bien ! je voudrais une de ces histoires de ta jeunesse, un de ces petits drames inconnus du monde, qui se passent Ă lâombre des grands arbres de cette belle forĂȘt dont les profondeurs mystĂ©rieuses tâont fait rĂȘveur, dont le mĂ©lancolique murmure tâa fait poĂšte ; un de ces Ă©vĂ©nements que tu nous racontes parfois en famille, pour te reposer des longues Ă©popĂ©es romanesques que tu composes ; Ă©vĂ©nements qui, selon toi, ne valent pas la peine dâĂȘtre Ă©crits. Moi, jâaime ton pays, que je ne connais pas, que jâai vu de loin Ă travers tes souvenirs, comme on voit un paysage Ă travers un rĂȘve !
â Oh ! et moi aussi, je lâaime, mon bon pays, mon cher village ! car ce nâest guĂšre autre chose quâun village, quoiquâil sâappelle bourg et sâintitule ville ; je lâaime Ă en fatiguer, non pas vous autres, mes amis, mais les indiffĂ©rents. Je suis, Ă lâendroit de Villers-CotterĂȘts, comme mon vieux Rusconi est Ă lâendroit de Colmar. Pour lui, Colmar est le centre de la terre, lâaxe du globe ; lâunivers tourne autour de Colmar ! câest Ă Colmar quâil a connu tout le monde : Carrel ! « OĂč avez-vous donc connu Carrel, Rusconi ? â Jâai conspirĂ© avec lui Ă Colmar, en 1821. » Talma ! « OĂč avez-vous donc connu Talma, Rusconi ? â Je lâai vu jouer Ă Colmar, en 1818. » NapolĂ©on ! « OĂč avez-vous donc connu NapolĂ©on, Rusconi ? â Je lâai vu passer Ă Colmar, en 1808. » Eh bien ! tout date pour moi de Villers-CotterĂȘts, comme tout date de Colmar pour Rusconi.
Seulement, Rusconi a sur moi cet avantage ou ce dĂ©savantage de nâĂȘtre pas nĂ© Ă Colmar : il est nĂ© Ă Mantoue, la ville ducale, la patrie de Virgile et de Sordello, tandis que moi je suis nĂ© Ă Villers-CotterĂȘts.
Aussi, tu le vois, mon enfant, ne faut-il pas me presser beaucoup pour me faire parler de ma bien-aimĂ©e petite ville, dont les maisons blanches, groupĂ©es dans le fond du fer Ă cheval que forme son immense forĂȘt, ont lâair dâun nid dâoiseaux que lâĂ©glise, avec son clocher au long col, domine et surveille comme une mĂšre. Tu nâas quâĂ ĂŽter de mes lĂšvres le sceau qui y clĂŽt mes pensĂ©es et y enferme mes paroles, pour que pensĂ©es et paroles sâen Ă©chappent vives et pĂ©tillantes comme la mousse du cruchon de biĂšre, qui nous fait jeter un cri et nous Ă©carte les uns des autres Ă notre table dâexil, ou comme celle du vin de Champagne, qui nous arrache un sourire et nous rapproche en nous rappelant le soleil de notre pays.
En effet, nâest-ce pas lĂ que jâai vĂ©ritablement vĂ©cu, puisque câest lĂ que jâai attendu la vie ? On vit par lâespĂ©rance bien plus que par la rĂ©alitĂ©. Qui fait les horizons dâor et dâazur ? HĂ©las ! mon pauvre enfant, tu sauras cela un jour : câest lâespĂ©rance !
LĂ , je suis nĂ© ; lĂ , jâai jetĂ© mon premier cri de douleur ; lĂ , sous lâĆil de ma mĂšre, sâest Ă©panoui mon premier sourire ; lĂ , jâai couru, tĂȘte blonde aux joues roses, aprĂšs ces illusions juvĂ©niles qui nous Ă©chappent ou qui, si on les atteint, ne nous laissent aux doigts quâun peu de poussiĂšre veloutĂ©e, et quâon appelle des papillons. HĂ©las ! câest encore vrai et Ă©trange ce que je vais te dire : on ne voit de beaux papillons que lorsquâon est jeune ; plus tard viennent les guĂȘpes, qui piquent ; puis les chauves-souris, qui prĂ©sagent la mort.
Les trois pĂ©riodes de la vie peuvent se rĂ©sumer ainsi : jeunesse, Ăąge mĂ»r, vieillesse ; papillons, guĂȘpes, chauves-souris !
Câest lĂ que mon pĂšre est mort. Jâavais lâĂąge oĂč lâon ne sait pas ce que câest que la mort, et oĂč lâon sait Ă peine ce que câest quâun pĂšre.
Câest lĂ que jâai ramenĂ© ma mĂšre morte ; câest dans ce charmant cimetiĂšre, qui a bien plus lâair dâun enclos de fleurs Ă faire jouer des enfants que dâun champ funĂšbre oĂč coucher des cadavres, quâelle dort cĂŽte Ă cĂŽte avec le soldat du camp de Maulde et le gĂ©nĂ©ral des Pyramides. Une pierre que la main dâune amie a Ă©tendue sur leur tombe les abrite tous deux.
Ă leur droite et Ă leur gauche gisent les grands-parents, le pĂšre et la mĂšre de ma mĂšre, des tantes dont je me rappelle le nom, mais dont je ne vois le visage quâĂ travers le voile grisĂątre des longues annĂ©es.
Câest lĂ enfin que jâirai dormir Ă mon tour, le plus tard possible, mon Dieu ! car ce sera bien malgrĂ© moi que je te quitterai, mon cher enfant !
Ce jour-lĂ , je retrouverai, Ă cĂŽtĂ© de celle qui mâa allaitĂ©, celle qui me berça : la maman Zine, dont je parle dans mes MĂ©moires, et prĂšs du lit de laquelle le fantĂŽme de mon pĂšre est venu me dire adieu !
Comment nâaimerais-je point Ă parler de cet immense berceau de verdure oĂč chaque chose est pour moi un souvenir ? Je connaissais tout, lĂ -bas, non seulement les gens de la ville, non seulement les pierres des maisons, mais encore les arbres de la forĂȘt ! Au fur et Ă mesure que ces souvenirs de ma jeunesse ont disparu, je les ai pleurĂ©s. TĂȘtes blanches de la ville, cher abbĂ© GrĂ©goire, bon capitaine Fontaine, digne pĂšre Niguel, cher cousin Deviolaine, jâai essayĂ© parfois de vous faire revivre ; mais vous mâavez presque effrayĂ©, pauvres fantĂŽmes, tant je vous ai trouvĂ©s pĂąles et muets malgrĂ© ma tendre et amicale Ă©vocation ! Je vous ai pleurĂ©s, pierres sombres du cloĂźtre de Saint-RĂ©my, grilles colossales, escaliers gigantesques, cellules Ă©troites, cuisines cyclopĂ©ennes, que jâai vus tomber assise par assise, jusquâĂ ce que le pic et la pioche dĂ©couvrissent au milieu des dĂ©bris vos fondations, larges comme des bases de remparts, et vos caves, bĂ©antes comme des abĂźmes ! Je vous ai pleurĂ©s, vous surtout, beaux arbres du parc, gĂ©ants de la forĂȘt, familles de chĂȘnes au tronc rugueux, de hĂȘtres Ă lâĂ©corce polie et argentĂ©e, de peupliers trembleurs, et de marronniers aux fleurs pyramidales, autour desquelles bourdonnaient, dans les mois de mai et de juin, des essaims dâabeilles au corps gonflĂ© de miel, aux pattes chargĂ©es de cire ! Vous ĂȘtes tombĂ©s tout Ă coup en quelques mois, vous qui aviez encore tant dâannĂ©es Ă vivre, tant de gĂ©nĂ©rations Ă abriter sous votre ombre, tant dâamours Ă voir passer mystĂ©rieusement et sans bruit sur le tapis de mousse que les siĂšcles avaient Ă©tendu Ă vos pieds ! Vous aviez connu François Ier et madame dâĂtampes, Henri II et Diane de Poitiers, Henri IV et Gabrielle ; vous parliez de ces illustres morts sur vos Ă©corces creusĂ©es ; vous aviez espĂ©rĂ© que ces croissants triplement enlacĂ©s, que ces chiffres amoureusement tordus les uns aux autres, que ces couronnes de lauriers et de roses vous sauvegarderaient dâun trĂ©pas vulgaire et de ce cimetiĂšre mercantile quâon appelle un chantier. HĂ©las ! vous vous trompiez, beaux arbres ! Un jour, vous avez entendu le bruit retentissant de la cognĂ©e et le sourd grincement de la scie⊠CâĂ©tait la destruction qui venait Ă vous ! câĂ©tait la mort qui vous criait : « Ă votre tour, orgueilleux ! »
Et je vous ai vus couchĂ©s Ă terre, mutilĂ©s des racines au faĂźte, avec vos branches Ă©parses autour de vous ; et il mâa semblĂ© que, plus jeune de cinq mille ans, je parcourais cet immense champ de bataille qui se dĂ©roule entre PĂ©lion et Ossa, et que je voyais Ă©tendus Ă mes pieds ces titans aux trois tĂȘtes et aux cent bras qui avaient essayĂ© dâescalader lâOlympe, et que Jupiter avait foudroyĂ©s !
Si jamais tu te promĂšnes avec moi et appuyĂ© Ă mon bras, cher enfant de mon cĆur, au milieu de tous ces grands bois ; si tu traverses ces villages Ă©pars, si tu tâassieds sur ces pierres couvertes de mousse, si tu inclines la tĂȘte vers ces tombes, il te semblera dâabord que tout est silencieux et muet ; mais je tâapprendrai le langage de tous ces vieux amis de ma jeunesse, et alors tu comprendras quel doux murmure ils font Ă mon oreille, vivants ou morts.
Nous commencerons par lâorient, et câest tout simple : pour toi, le soleil se lĂšve Ă peine ; ses premiers rayons font encore cligner tes grands yeux bleus oĂč le ciel se mire. LĂ , nous visiterons, en appuyant un peu au midi, ce charmant petit chĂąteau de Villers-HĂ©lon, oĂč jâai jouĂ©, tout enfant, cherchant au milieu des massifs, Ă travers les vertes charmilles, ces fleurs vivantes que nos jeux Ă©parpillaient et qui sâappelaient Louise, Augustine, Caroline, Henriette, Hermine. HĂ©las ! aujourdâhui, deux ou trois de ces belles tiges si souples sont brisĂ©es sous le vent de la mort ; les autres sont mĂšres, quelques-unes grand-mĂšres. Il y a quarante ans de lâĂ©poque dont je te parle, mon cher enfant, Ă toi qui, dans vingt ans seulement, sauras ce que câest que quarante ans.
Puis, continuant le pĂ©riple, nous traverserons Lorcy. Vois-tu cette pente rapide parsemĂ©e de pommiers, et qui trempe sa base dans cet Ă©tang Ă lâeau et aux herbes vertes ? Un jour, trois jeunes gens, emportĂ©s dans un char Ă bancs par un cheval imbĂ©cile ou furieux, ils nâont jamais bien su si câĂ©tait lâun ou lâautre, roulaient comme une avalanche, se prĂ©cipitant tout droit dans cette espĂšce de Cocyte ! Par bonheur, une des roues accrocha un pommier ; ce pommier fut presque dĂ©racinĂ© ! Deux des jeunes gens furent lancĂ©s par-dessus le cheval ! lâautre, comme Absalon, resta suspendu Ă une branche, non point par la chevelure, quoique sa chevelure eĂ»t fort prĂȘtĂ© Ă cette pendaison, mais par la main ! Les deux jeunes gens qui avaient Ă©tĂ© lancĂ©s par-dessus le cheval Ă©taient, lâun mon cousin Hippolyte Leroy, dont tu mâas quelquefois entendu parler, lâautre mon ami Adolphe de Leuven, dont tu mâentends parler toujours ; le troisiĂšme, câĂ©tait moi.
Que serait-il arrivé de ma vie, et, par conséquent de la tienne, mon pauvre enfant, si ce pommier ne se fût trouvé là , à point nommé, sur ma route ?
Ă une demi-lieue Ă peu prĂšs, toujours en nous avançant de lâest au midi, nous devons trouver une grande ferme. Tiens, la voilĂ avec son corps de logis couvert de tuiles, et ses dĂ©pendances coiffĂ©es de chaume : câest Vouty.
LĂ , mon enfant, demeure encore, je lâespĂšre, quoiquâil doive avoir aujourdâhui plus de quatre-vingts ans, un homme qui a Ă©tĂ© Ă ma vie morale, si je puis mâexprimer ainsi, ce que ce bon pommier que je te montrais tout Ă lâheure, et qui arrĂȘta notre char Ă bancs, a Ă©tĂ© Ă ma vie matĂ©rielle. Cherche dans mes MĂ©moires, et tu trouveras son nom : câest ce vieil ami de mon pĂšre qui est entrĂ© un jour chez nous revenant de la chasse, une moitiĂ© de la main gauche emportĂ©e par son fusil qui avait crevĂ©. Quand la rage me prit de quitter Villers-CotterĂȘts et de venir Ă Paris, au lieu de me mettre, comme les autres, des lisiĂšres aux Ă©paules et des entraves aux jambes, il me dit : « Va ! câest la destinĂ©e qui te pousse ! » et il me donna, pour le gĂ©nĂ©ral Foy, cette fameuse lettre qui mâouvrit lâhĂŽtel du gĂ©nĂ©ral et les bureaux du duc dâOrlĂ©ans.
Nous lâembrasserons bien fort, ce bon cher vieillard Ă qui nous devons tant, et nous continuerons notre chemin, qui nous conduira sur une grande route, au faĂźte dâune montagne.
Regarde, du haut de cette montagne, cette vallée, cette riviÚre et cette ville.
Cette vallĂ©e et cette riviĂšre sont la vallĂ©e et la riviĂšre dâOuroy.
Cette ville, câest La FertĂ©-Milon, la patrie de Racine.
Il est inutile que nous descendions cette pente et que nous entrions dans la ville : personne ne saurait nous y montrer la maison quâhabita le rival de Corneille, lâingrat ami de MoliĂšre, le poĂšte disgraciĂ© de Louis XIV.
Ses Ćuvres sont dans toutes les bibliothĂšques ; sa statue, Ćuvre de notre grand sculpteur David, est sur la place publique ; mais sa maison nâest nulle part, ou plutĂŽt la ville tout entiĂšre, qui lui doit sa gloire, est sa maison.
Enfin, on sait que Racine naquit Ă La FertĂ©-Milon, tandis quâon ignore oĂč naquit HomĂšre.
VoilĂ maintenant que nous marchons du midi au couchant. Ce joli village qui semble ĂȘtre sorti il nây a quâun instant de la forĂȘt pour venir se chauffer au soleil, câest Boursonne. Te rappelles-tu la Comtesse de Charny, un des livres de moi que tu prĂ©fĂšres, cher enfant ? Eh bien ! alors, ce nom de Boursonne tâest familier. Ce petit chĂąteau, habitĂ© par mon vieil ami Hutin, câest celui dâIsidore Charny ; de ce chĂąteau, le jeune gentilhomme sortait furtivement le soir, courbĂ© sur le cou de son cheval anglais, et, en quelques minutes, il Ă©tait de lâautre cĂŽtĂ© de la forĂȘt, sous lâombre projetĂ©e par ces peupliers : de lĂ , il pouvait voir sâouvrir et se fermer la fenĂȘtre de Catherine. Une nuit, il rentra tout sanglant : une des balles du pĂšre Billot lui avait traversĂ© le bras ; une autre lui avait labourĂ© le flanc. Enfin, un jour, il sortit pour ne plus rentrer ; il allait accompagner le roi Ă MontmĂ©dy, et resta couchĂ© sur la place publique de Varennes, en face de la maison de lâĂ©picier Sausse.
Nous avons traversĂ© la forĂȘt du midi au couchant, en passant par Le Plessis-aux-Bois, La Chapelle-aux-Auvergnats, et Coyolles ; encore quelques pas, et nous sommes en haut de la montagne de Vauciennes.
Câest Ă cent pas derriĂšre nous quâun jour, ou plutĂŽt une nuit, en revenant de CrĂ©py, je trouvai le cadavre dâun jeune homme de seize ans. Jâai racontĂ©, dans mes MĂ©moires, ce sombre et mystĂ©rieux drame. Le moulin Ă vent qui sâĂ©lĂšve Ă gauche de la route, et qui fait lentement et mĂ©lancoliquement tourner ses grandes ailes, sait seul, avec Dieu, comment les choses se sont passĂ©es. Tous deux sont restĂ©s muets ; la justice des hommes a frappĂ© au hasard : par bonheur, lâassassin en mourant a avouĂ© quâelle frappait juste.
La crĂȘte de montagne que nous allons suivre, et qui domine cette grande plaine Ă notre droite, cette belle vallĂ©e Ă notre gauche, câest le thĂ©Ăątre de mes exploits cynĂ©gĂ©tiques. LĂ , jâai dĂ©butĂ© dans la carriĂšre des Nemrod et des Levaillant, les deux plus grands chasseurs, Ă ce que je me suis laissĂ© dire, des temps antiques et des temps modernes. Ă droite, câĂ©tait le domaine des liĂšvres, des perdrix et des cailles ; Ă gauche, celui des canards sauvages, des sarcelles et des bĂ©cassines. Vois-tu cet endroit plus vert que les autres, qui semble un charmant gazon peint par Watteau ? Câest une tourbiĂšre oĂč jâai failli laisser mes os ; je mây enfonçais tout doucement : par bonheur, jâeus lâidĂ©e de passer mon fusil entre mes deux jambes ; la crosse dâun cĂŽtĂ©, le bout du canon de lâautre, rencontrĂšrent un terrain un peu plus solide que celui oĂč je commençais Ă mâengloutir ; je mâarrĂȘtai dans cette descente verticale, qui ne pouvait manquer de me conduire tout droit aux enfers. Je criai : le meunier de ce moulin que tu aperçois dâici, couchĂ© prĂšs de la vanne de ce grand Ă©tang, accourut Ă mes cris ; il me jeta la corde de son chien ; jâattrapai la corde ; il me tira Ă lui, et je fus sauvĂ©. Quant Ă mon fusil, auquel je tenais beaucoup, qui tuait de trĂšs loin, et que je nâĂ©tais point assez riche pour remplacer, je nâeus quâĂ serrer les jambes, et il fut sauvĂ© avec moi.
Poursuivons notre chemin. Nous allons maintenant de lâoccident au nord. LĂ -bas, cette ruine, dont un fragment se dresse pareil au donjon de Vincennes, câest la tour de Vez, seul reste dâun manoir fĂ©odal abattu depuis longtemps. Cette tour, câest le spectre en granit des temps passĂ©s ; elle appartient Ă mon ami Paillet. Tu te rappelles cet indulgent maĂźtre clerc qui venait avec moi, en chassant de CrĂ©py Ă Paris, et dont le cheval, quand nous apercevions un garde champĂȘtre ou particulier, avait la bontĂ© dâemporter le chasseur, son fusil, ses liĂšvres, ses perdreaux, ses cailles, tandis que lâautre chasseur, touriste inoffensif, se promenait les mains dans ses poches, admirant le paysage et Ă©tudiant la botanique.
Ce petit chĂąteau, câest le chĂąteau des FossĂ©s. LĂ sâĂ©veillĂšrent mes premiĂšres sensations ; de lĂ datent mes premiers souvenirs. Câest aux FossĂ©s que je vis mon pĂšre sortant de lâeau, dâoĂč, avec lâaide dâHippolyte, ce nĂšgre intelligent qui, de peur de la gelĂ©e, jetait les fleurs et rentrait les pots, il venait de tirer trois jeunes gens qui se noyaient. Lâun des trois, celui quâavait sauvĂ© mon pĂšre, sâappelait Dupuy ; câest le seul nom que je me rappelle. Hippolyte, excellent nageur, avait sauvĂ© les deux autres.
LĂ cohabitaient Moquet, le garde champĂȘtre cauchemardĂ© qui mettait un piĂšge sur sa poitrine pour prendre la mĂšre Durand, et Pierre le jardinier, qui coupait en deux, avec sa bĂȘche, des couleuvres du ventre desquelles sortaient des grenouilles toutes vivantes ; lĂ , enfin, vieillissait majestueusement le vieux Truff, quadrupĂšde non classĂ© par monsieur de Buffon, moitiĂ© chien, moitiĂ© ours, sur le dos duquel on me plaçait Ă califourchon, et qui me permit de prendre mes premiĂšres leçons de haute Ă©cole.
Maintenant, dans la direction du nord-ouest, voici Haramont, charmant village perdu sous ses pommiers, au milieu dâune clairiĂšre de la forĂȘt, et illustrĂ© par la naissance de lâhonnĂȘte Ange Pitou, le neveu de la tante AngĂ©lique, lâĂ©lĂšve de lâabbĂ© Fortier, le condisciple du jeune Gilbert, et le compagnon dâarmes du patriote Billot. Cette illustration, contestĂ©e par des gens qui prĂ©tendent, avec quelque raison peut-ĂȘtre, que Pitou nâa jamais existĂ© que dans mon imagination, Ă©tant la seule que puisse revendiquer Haramont, continuons notre route jusquâĂ cette double mare du chemin de CompiĂšgne et du chemin de ViviĂšres, prĂšs de laquelle je reçus lâhospitalitĂ© de Boudoux, le jour oĂč je mâenfuis de la maison maternelle pour ne pas aller au sĂ©minaire de Soissons, oĂč jâeusse probablement Ă©tĂ© tuĂ© deux ou trois ans...