Graziella
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À propos de ce livre

Ce récit évoque le voyage de Lamartine, tout jeune homme, en Italie. Apres une étape romaine, il se rend a Naples, ou Virieu, un ami d'enfance, le rejoint. Il fait connaissance d'un vieux pecheur sur la plage de Margellina et, apres une promenade en barque ou il manque perdre la vie, il rencontre, dans l'ßle d'Ischia, Graziella, fille du pecheur. Celle-ci tombe amoureuse de ce Français et refuse Cecco, le parti qui lui était destiné. Elle se réfugie dans l'ßle de Procida pour entrer au couvent...
Ce texte, aussi lumineux que le ciel de Naples, est un hymne d'Amour, amour virginal d'un adolescent et d'une jeune fille dans une nature sublimée. La clarté de l'écriture lamartinienne nous fait retrouver, au travers de cette jolie histoire, l'innocence perdue...

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635257737

Chapitre 1

I

À dix-huit ans, ma famille me confia aux soins d’une de mes parentes que des affaires appelaient en Toscane, oĂč elle allait accompagnĂ©e de son mari. C’était une occasion de me faire voyager et de m’arracher Ă  cette oisivetĂ© dangereuse de la maison paternelle et des villes de province, oĂč les premiĂšres passions de l’ñme se corrompent faute d’activitĂ©. Je partis avec l’enthousiasme d’un enfant qui va voir se lever le rideau des plus splendides scĂšnes de la nature et de la vie.
Les Alpes, dont je voyais de loin, depuis mon enfance, briller les neiges Ă©ternelles, Ă  l’extrĂ©mitĂ© de l’horizon, du haut de la colline de Milly ; la mer dont les voyageurs et les poĂ«tes avaient jetĂ© dans mon esprit tant d’éclatantes images ; le ciel italien, dont j’avais, pour ainsi dire, aspirĂ© dĂ©jĂ  la chaleur et la sĂ©rĂ©nitĂ© dans les pages de Corinne et dans les vers de GƓthe :
Connais-tu cette terre oĂč les myrtes fleurissent ?
les monuments encore debout de cette antiquitĂ© romaine, dont mes Ă©tudes toutes fraĂźches avaient rempli ma pensĂ©e ; la libertĂ© enfin ; la distance qui jette un prestige sur les choses Ă©loignĂ©es ; les aventures, ces accidents certains des longs voyages, que l’imagination jeune prĂ©voit, combine Ă  plaisir et savoure d’avance ; le changement de langue, de visages, de mƓurs, qui semble initier l’intelligence Ă  un monde nouveau, tout cela fascinait mon esprit. Je vĂ©cus dans un Ă©tat constant d’ivresse pendant les longs jours d’attente qui prĂ©cĂ©dĂšrent le dĂ©part. Ce dĂ©lire, renouvelĂ© chaque jour par les magnificences de la nature en Savoie, en Suisse, sur le lac de GenĂšve, sur les glaciers du Simplon, au lac de CĂŽme, Ă  Milan et Ă  Florence, ne retomba qu’à mon retour.
Les affaires qui avaient conduit ma compagne de voyage Ă  Livourne se prolongeant indĂ©finiment, on parla de me ramener en France sans avoir vu Rome et Naples. C’était m’arracher mon rĂȘve au moment oĂč j’allais le saisir. Je me rĂ©voltai intĂ©rieurement contre une pareille idĂ©e. J’écrivis Ă  mon pĂšre pour lui demander l’autorisation de continuer seul mon voyage en Italie, et, sans attendre la rĂ©ponse, que je n’espĂ©rais guĂšre favorable, je rĂ©solus de prĂ©venir la dĂ©sobĂ©issance par le fait. « Si la dĂ©fense arrive, me disais-je, elle arrivera trop tard. Je serai rĂ©primandĂ©, mais je serai pardonnĂ© ; je reviendrai, mais j’aurai vu. » Je fis la revue de mes finances trĂšs-restreintes ; mais je calculai que j’avais un parent de ma mĂšre Ă©tabli Ă  Naples, et qu’il ne me refuserait pas quelque argent pour le retour. Je partis, une belle nuit, de Livourne, par le courrier de Rome.
J’y passai l’hiver seul dans une petite chambre d’une rue obscure qui dĂ©bouche sur la place d’Espagne, chez un peintre romain qui me prit en pension dans sa famille. Ma figure, ma jeunesse, mon enthousiasme, mon isolement au milieu d’un pays inconnu, avaient intĂ©ressĂ© un de mes compagnons de voyage dans la route de Florence Ă  Rome. Il s’était liĂ© d’une amitiĂ© soudaine avec moi. C’était un beau jeune homme Ă  peu prĂšs de mon Ăąge. Il paraissait ĂȘtre le fils ou le neveu du fameux chanteur David, alors le premier tĂ©nor des thĂ©Ăątres d’Italie. David voyageait aussi avec nous. C’était un homme d’un Ăąge dĂ©jĂ  avancĂ©. Il allait chanter pour la derniĂšre fois sur le thĂ©Ăątre Saint-Charles, Ă  Naples.
David me traitait en pĂšre, et son jeune compagnon me comblait de prĂ©venances et de bontĂ©s. Je rĂ©pondais Ă  ces avances avec l’abandon et la naĂŻvetĂ© de mon Ăąge. Nous n’étions pas encore arrivĂ©s Ă  Rome que le beau voyageur et moi nous Ă©tions dĂ©jĂ  insĂ©parables. Le courrier, dans ce temps-lĂ , ne mettait pas moins de trois jours pour aller de Florence Ă  Rome. Dans les auberges, mon nouvel ami Ă©tait mon interprĂšte ; Ă  table, il me servait le premier ; dans la voiture, il me mĂ©nageait Ă  cĂŽtĂ© de lui la meilleure place, et, si je m’endormais, j’étais sĂ»r que ma tĂȘte aurait son Ă©paule pour oreiller.
Quand je descendais de voiture aux longues montĂ©es des collines de la Toscane ou de la Sabine, il descendait avec moi, m’expliquait le pays, me nommait les villes, m’indiquait les monuments. Il cueillait mĂȘme de belles fleurs et achetait de belles figues et de beaux raisins sur la route ; il remplissait de ces fruits mes mains et mon chapeau. David semblait voir avec plaisir l’affection de son compagnon de voyage pour le jeune Ă©tranger. Ils se souriaient quelquefois en me regardant d’un air d’intelligence, de finesse et de bontĂ©.
ArrivĂ©s Ă  Rome la nuit, je descendis tout naturellement dans la mĂȘme auberge qu’eux. On me conduisit dans ma chambre ; je ne me rĂ©veillai qu’à la voix de mon jeune ami qui frappait Ă  ma porte et qui m’invitait Ă  dĂ©jeuner. Je m’habillai Ă  la hĂąte et je descendis dans la salle oĂč les voyageurs Ă©taient rĂ©unis. J’allais serrer la main de mon compagnon de voyage et je le cherchais en vain des yeux parmi les convives, quand un rire gĂ©nĂ©ral Ă©clata sur tous les visages. Au lieu du fils ou du neveu de David, j’aperçus Ă  cĂŽtĂ© de lui une charmante figure de jeune fille romaine Ă©lĂ©gamment vĂȘtue et dont les cheveux noirs, tressĂ©s en bandeaux autour du front, Ă©taient rattachĂ©s derriĂšre par deux longues Ă©pingles d’or Ă  tĂȘtes de perles, comme les portent encore les paysannes de Tivoli. C’était mon ami qui avait repris, en arrivant Ă  Rome, son costume et son sexe.
J’aurais dĂ» m’en douter Ă  la tendresse de son regard et Ă  la grĂące de son sourire. Mais je n’avais eu aucun soupçon. « L’habit ne change pas le cƓur, me dit en rougissant la belle Romaine ; seulement vous ne dormirez plus sur mon Ă©paule, et, au lieu de recevoir de moi des fleurs, c’est vous qui m’en donnerez. Cette aventure vous apprendra Ă  ne pas vous fier aux apparences d’amitiĂ© qu’on aura pour vous plus tard ; cela pourrait bien ĂȘtre autre chose. »
La jeune fille Ă©tait une cantatrice, Ă©lĂšve et favorite de David. Le vieux chanteur la conduisait partout avec lui, il l’habillait en homme pour Ă©viter les commentaires sur la route. Il la traitait en pĂšre plus qu’en protecteur, et n’était nullement jaloux des douces et innocentes familiaritĂ©s qu’il avait laissĂ©es lui-mĂȘme s’établir entre nous.

II

David et son Ă©lĂšve passĂšrent quelques semaines Ă  Rome. Le lendemain de notre arrivĂ©e, elle reprit ses habits d’homme et me conduisit d’abord Ă  Saint-Pierre, puis au ColisĂ©e, Ă  Frascati, Ă  Tivoli, Ă  Albano ; j’évitai ainsi les fatigantes redites de ces dĂ©monstrateurs gagĂ©s qui dissĂšquent aux voyageurs le cadavre de Rome, et qui, en jetant leur monotone litanie de noms propres et de dates Ă  travers vos impressions, obsĂšdent la pensĂ©e et dĂ©routent le sentiment des belles choses. La Camilla n’était pas savante, mais, nĂ©e Ă  Rome, elle savait d’instinct les beaux sites et les grands aspects dont elle avait Ă©tĂ© frappĂ©e dans son enfance.
Elle me conduisait sans y penser aux meilleures places et aux meilleures heures, pour contempler les restes de la ville antique : le matin, sous les pins aux larges dĂŽmes du Monte Pincio ; le soir, sous les grandes ombres des colonnades de Saint-Pierre ; au clair de lune, dans l’enceinte muette du ColisĂ©e ; par de belles journĂ©es d’automne, Ă  Albano, Ă  Frascati et au temple de la Sibylle tout retentissant et tout ruisselant de la fumĂ©e des cascades de Tivoli. Elle Ă©tait gaie et folĂątre comme une statue de l’éternelle Jeunesse au milieu de ces vestiges du temps et de la mort. Elle dansait sur la tombe de Cecilia Metella, et, pendant que je rĂȘvais assis sur une pierre, elle faisait rĂ©sonner des Ă©clats de sa voix de thĂ©Ăątre les voĂ»tes sinistres du palais de DioclĂ©tien.
Le soir nous revenions Ă  la ville, notre voiture remplie de fleurs et de dĂ©bris de statues, rejoindre le vieux David, que ses affaires retenaient Ă  Rome, et qui nous menait finir la journĂ©e dans sa loge au thĂ©Ăątre. La cantatrice, plus ĂągĂ©e que moi de quelques annĂ©es, ne me tĂ©moignait pas d’autres sentiments que ceux d’une amitiĂ© un peu tendre. J’étais trop timide pour en tĂ©moigner d’autres moi-mĂȘme ; je ne les ressentais mĂȘme pas, malgrĂ© ma jeunesse et sa beautĂ©. Son costume d’homme, sa familiaritĂ© toute virile, le son mĂąle de sa voix de contralto et la libertĂ© de ses maniĂšres me faisaient une telle impression, que je ne voyais en elle qu’un beau jeune homme, un camarade et un ami.

III

Quand Camilla fut partie, je restai absolument seul Ă  Rome, sans aucune lettre de recommandation, sans aucune autre connaissance que les sites, les monuments et les ruines oĂč la Camilla m’avait introduit. Le vieux peintre chez lequel j’étais logĂ© ne sortait jamais de son atelier que pour aller le dimanche Ă  la messe avec sa femme et sa fille, jeune personne de seize ans aussi laborieuse que lui. Leur maison Ă©tait une espĂšce de couvent oĂč le travail de l’artiste n’était interrompu que par un frugal repas et par la priĂšre.
Le soir quand les derniĂšres lueurs du soleil s’éteignaient sur les fenĂȘtres de la chambre haute du pauvre peintre, et que les cloches des monastĂšres voisins sonnaient l’Ave Maria, cet adieu harmonieux du jour en Italie, le seul dĂ©lassement de la famille Ă©tait de dire ensemble le chapelet et de psalmodier Ă  demi-chant les litanies jusqu’à ce que les voix affaissĂ©es par le sommeil s’éteignissent dans un vague et monotone murmure semblable Ă  celui du flot qui s’apaise sur une plage oĂč le vent tombe avec la nuit.
J’aimais cette scĂšne calme et pieuse du soir, oĂč finissait une journĂ©e de travail par cet hymne de trois Ăąmes s’élevant au ciel pour se reposer du jour. Cela me reportait au souvenir de la maison paternelle, oĂč notre mĂšre nous rĂ©unissait aussi, le soir, pour prier tantĂŽt dans sa chambre, tantĂŽt dans les allĂ©es de sable du petit jardin de Milly, aux derniĂšres lueurs du crĂ©puscule. En retrouvant les mĂȘmes habitudes, les mĂȘmes actes, la mĂȘme religion, je me sentais presque sous le toit paternel dans cette famille inconnue. Je n’ai jamais vu de vie plus recueillie, plus solitaire, plus laborieuse et plus sanctifiĂ©e que celle de la maison du peintre romain.
Le peintre avait un frĂšre. Ce frĂšre ne demeurait pas avec lui. Il enseignait la langue italienne aux Ă©trangers de distinction qui passaient les hivers Ă  Rome. C’était plus qu’un professeur de langues, c’était un lettrĂ© romain du premier mĂ©rite. Jeune encore, d’une figure superbe, d’un caractĂšre antique, il avait figurĂ© avec Ă©clat dans les tentatives de rĂ©volution que les rĂ©publicains romains avaient faites pour ressusciter la libertĂ© dans leur pays. Il Ă©tait un des tribuns du peuple, un des Rienzi de l’époque. Dans cette courte rĂ©surrection de Rome antique suscitĂ©e par les Français, Ă©touffĂ©e par Mack et par les Napolitains, il avait jouĂ© un des premiers rĂŽles, il avait haranguĂ© le peuple au Capitole, arborĂ© le drapeau de l’indĂ©pendance et occupĂ© un des premiers postes de la rĂ©publique. Poursuivi, persĂ©cutĂ©, emprisonnĂ© au moment de la rĂ©action, il n’avait dĂ» son salut qu’à l’arrivĂ©e des Français, qui avaient sauvĂ© les rĂ©publicains, mais qui avaient confisquĂ© la rĂ©publique.
Ce Romain adorait la France rĂ©volutionnaire et philosophique ; il abhorrait l’empereur et l’empire. Bonaparte Ă©tait pour lui, comme pour tous les Italiens libĂ©raux, le CĂ©sar de la libertĂ©. Tout jeune encore, j’avais les mĂȘmes sentiments. Cette conformitĂ© d’idĂ©es ne tarda pas Ă  se rĂ©vĂ©ler entre nous. En voyant avec quel enthousiasme Ă  la fois juvĂ©nile et antique je vibrais aux accents de libertĂ© quand nous lisions ensemble les vers incendiaires du poĂ«te Monti ou les scĂšnes rĂ©publicaines d’Alfieri, il vit qu’il pouvait s’ouvrir Ă  moi, et je devins moins son Ă©lĂšve que son ami.

IV

La preuve que la libertĂ© est l’idĂ©al divin de l’homme, c’est qu’elle est le premier rĂȘve de la jeunesse, et qu’elle ne s’évanouit dans notre Ăąme que quand le cƓur se flĂ©trit et que l’esprit s’avilit ou se dĂ©courage. Il n’y a pas une Ăąme de vingt ans qui ne soit rĂ©publicaine. Il n’y a pas un cƓur usĂ© qui ne soit servile.
Combien de fois mon maĂźtre et moi n’allĂąmes-nous pas nous asseoir sur la colline de la villa Pamphili, d’oĂč l’on voit Rome, ses dĂŽmes, ses ruines, son Tibre qui rampe souillĂ©, silencieux, honteux, sous les arches coupĂ©es du Ponte Rotto, d’oĂč l’on entend le murmure plaintif de ses fontaines et les pas presque muets de son peuple marchant en silence dans ses rues dĂ©sertes ! Combien de fois ne versĂąmes-nous pas des larmes amĂšres sur le sort de ce monde livrĂ© Ă  toutes les tyrannies, oĂč la philosophie et la libertĂ© n’avaient semblĂ© vouloir renaĂźtre un moment en France et en Italie que pour ĂȘtre souillĂ©es, trahies ou opprimĂ©es partout ! Que d’imprĂ©cations Ă  voix basse ne sortaient pas de nos poitrines contre ce tyran de l’esprit humain, contre ce soldat couronnĂ© qui ne s’était retrempĂ© dans la rĂ©volution que pour y puiser la force de la dĂ©truire et pour livrer de nouveau les peuples Ă  tous les prĂ©jugĂ©s et Ă  toutes les servitudes ! C’est de cette Ă©poque que datent pour moi l’amour de l’émancipation de l’esprit humain et cette haine intellectuelle contre ce hĂ©ros du siĂšcle, haine Ă  la fois sentie et raisonnĂ©e, que la rĂ©flexion et le temps ne font que justifier, malgrĂ© les flatteurs de sa mĂ©moire.

V

Ce fut sous l’empire de ces impressions que j’étudiai Rome, son histoire et ses monuments. Je sortais le matin, seul, avant que le mouvement de la ville pĂ»t distraire la pensĂ©e du contemplateur. J’emportais sous mon bras les historiens, les poĂ«tes, les descripteurs de Rome. J’allais m’asseoir ou errer sur les ruines dĂ©sertes du Forum, du ColisĂ©e, de la campagne romaine. Je regardais, je lisais, je pensais tour Ă  tour. Je faisais de Rome une Ă©tude sĂ©rieuse, mais une Ă©tude en action. Ce fut mon meilleur cours d’histoire. L’antiquitĂ©, au lieu d’ĂȘtre un ennui, devint pour moi un sentiment. Je ne suivais dans cette Ă©tude d’autre plan que mon penchant. J’allais au hasard, oĂč mes pas me portaient. Je passais de Rome antique Ă  Rome moderne, du PanthĂ©on au palais de LĂ©on X, de la maison d’Horace, Ă  Tibur, Ă  la maison de RaphaĂ«l. PoĂ«tes, peintres, historiens, grands hommes, tout passait confusĂ©ment devant moi ; je n’arrĂȘtais un moment que ceux qui m’intĂ©ressaient davantage ce jour-lĂ .
Vers onze heures, je rentrais dans ma petite cellule de la maison du peintre, pour dĂ©jeuner. Je mangeais, sur ma table de travail et tout en lisant, un morceau de pain et de fromage. Je buvais une tasse de lait ; puis je travaillais, je notais, j’écrivais jusqu’à l’heure du dĂźner. La femme et la fille de mon hĂŽte le prĂ©paraient elles-mĂȘmes pour nous. AprĂšs le repas, je repartais pour d’autres courses et je ne rentrais qu’à la nuit close. Quelques heures de conversation avec la famille du peintre et des lectures prolongĂ©es longtemps dans la nuit achevaient ces paisibles journĂ©es. Je ne sentais aucun besoin de sociĂ©tĂ©. Je jouissais mĂȘme de mon isolement. Rome et mon Ăąme me suffisaient. Je passai ainsi tout un long hiver, depuis le mois d’octobre jusqu’au mois d’avril suivant, sans un jour de lassitude ou d’ennui. C’est au souvenir de ces impressions que dix ans aprĂšs j’écrivis des vers sur Tibur.

VI

Maintenant, quand je recherche bien dans ma pensĂ©e toutes mes impressions de Rome, je n’en trouve que deux qui effacent, ou qui, du moins, dominent toutes les autres : le ColisĂ©e, cet ouvrage du peuple romain ; Saint-Pierre, ce chef-d’Ɠuvre du catholicisme. Le ColisĂ©e est la trace gigantesque d’un peuple surhumain, qui Ă©levait, pour son orgueil et ses plaisirs fĂ©roces, des monuments capables de contenir toute une nation. Monument rivalisant par la masse et par la durĂ©e avec les Ɠuvres mĂȘmes de la nature. Le Tibre aura tari dans ses rives de boue que le ColisĂ©e le dominera encore.
Saint-Pierre est l’Ɠuvre d’une pensĂ©e, d’une religion, de l’humanitĂ© tout entiĂšre Ă  une Ă©poque du monde. Ce n’est plus lĂ  un Ă©difice destinĂ© Ă  contenir un vil peuple. C’est un temple destinĂ© Ă  contenir toute la philosophie, toutes les priĂšres, toute la grandeur, toute la pensĂ©e de l’homme. Les murs semblent s’élever et s’agrandir, non plus Ă  la proportion d’un peuple, mais Ă  la proportion de Dieu. Michel-Ange seul a compris le catholicisme et lui a donnĂ© dans Saint-Pierre sa plus sublime et sa plus complĂšte expression. Saint-Pierre est vĂ©ritablement l’apothĂ©ose en pierres, la transfiguration monumentale de la religion du Christ.
Les architectes des cathĂ©drales gothiques Ă©taient des barbares sublimes. Michel-Ange seul a Ă©tĂ© un philosophe dans sa conception. Saint-Pierre, c’est le christianisme philosophique, d’oĂč l’architecte divin chasse les tĂ©nĂšbres, et oĂč il fait entrer l’espace, la beautĂ©, la symĂ©trie, la lumiĂšre Ă  flots intarissables. La beautĂ© incomparable de Saint-Pierre de Rome, c’est que c’est un temple qui ne semble destinĂ© qu’à revĂȘtir l’idĂ©e de Dieu de toute sa splendeur.
Le christianisme pĂ©rirait que Saint-Pierre resterait encore le temple universel, Ă©ternel, rationnel, de la religion quelconque qui succĂ©derait au culte du Christ, pourvu que cette religion fĂ»t digne de l’humanitĂ© et de Dieu ! C’est le temple le plus abstrait que jamais le gĂ©nie humain, inspirĂ© d’une idĂ©e divine, ait construit ici-bas. Quand on y entre, on ne sait pas si l’on entre dans un temple antique ou dans un temple moderne ; aucun dĂ©tail n’offusque l’Ɠil, aucun symbole ne distrait la pensĂ©e ; les hommes de tous les cultes y entrent avec le mĂȘme respect. On sent que c’est un temple qui ne peut ĂȘtre habitĂ© que par l’idĂ©e de Dieu, et que toute autre idĂ©e ne remplirait pas.
Changez le prĂȘtre, ĂŽtez l’autel, dĂ©tachez les tableaux, emportez les statues, rien n’est changĂ©, c’est toujours la maison de Dieu ! ou plutĂŽt, Saint-Pierre est Ă  lui seul un grand symbole de ce christianisme Ă©ternel qui, possĂ©dant en germe dans sa morale et dans sa saintetĂ© les dĂ©veloppements successifs de la pensĂ©e reli...

Table des matiĂšres

  1. Titre
  2. Chapitre 1
  3. Chapitre 2
  4. Chapitre 3
  5. Chapitre 4
  6. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique