Marcel Breschet, professeur de Seconde au lycĂ©e de Nevers, sortait de sa classe en discutant avec son collĂšgue de PremiĂšre, Ămile Chardon. Lâun et lâautre se lamentaient sur la dĂ©cadence des Ă©tudes classiques.
â Pas un de mes Ă©lĂšves qui soit capable de me traduire une page de latin Ă livre ouvert, disait Breschet.
â Et pas un des miens, rĂ©pondait son ami, qui sache composer un thĂšme sans solĂ©cisme. Câest Ă dĂ©sespĂ©rer de notre mĂ©tier si lâon continue Ă nous inonder de Primaires.
â Quand je lis les copies des laurĂ©ats de lâancien concours gĂ©nĂ©ral, reprit Breschet, je vois ce que valaient les humanitĂ©s dâautrefois. Quels devoirs que ceux dâun Sainte-Beuve, dâun Taine, dâun Michelet, pour ne citer que trois noms entre des centaines !
â Aussi ai-je dĂ©cidĂ©, fit lâautre, de quitter lâAlma mater. Mon annĂ©e finie, jâentre dans la presse. Un de mes premiers articles sera sur ton Janus, si tu persĂ©vĂšres dans ton idĂ©e de cette thĂšse. Car oĂč te mĂšnera-t-elle ?
â Ă une chaire de facultĂ©, rĂ©pondit Breschet. Câest toute lâambition de mon pĂšre. Pense donc, il est fonctionnaire dans le sang, par rĂ©action contre les Ă -coups de lâexistence de mon grand-pĂšre, lâindustriel. Il ne mâa laissĂ© entrer dans lâUniversitĂ© quâĂ la condition que jây ferais ma carriĂšre. Il veut que je finisse recteur comme il a fini trĂ©sorier-payeur gĂ©nĂ©ral Ă Auxerre⊠Mais voilĂ qui est prodigieux, sâĂ©cria-t-il en sâarrĂȘtant, lui ici ! Pourvu quâil ne soit rien arrivĂ© Ă maman !âŠ
Il venait dâapercevoir Ă lâextrĂ©mitĂ© de la rue Saint-Ătienne, qui jouxte le lycĂ©e, la silhouette de son pĂšre, immobile et lâattendant. Le fonctionnaire retraitĂ© se dĂ©plaçait si rarement que sa seule prĂ©sence indiquait un Ă©vĂ©nement dâautant plus extraordinaire quâil nâavait mĂȘme pas annoncĂ© sa venue Ă son fils. Il habitait prĂšs dâAvallon, Ă Montigny, petit village qui domine la Cure, retirĂ© lĂ sur un domaine appartenant Ă sa femme. Il avait dĂ», pour ĂȘtre Ă Nevers Ă lâheure de la sortie des classes, prendre le premier train du matin.
â Ta mĂšre est donc malade ? interrogea Chardon.
â Elle ne lâĂ©tait pas hier.
â Si elle lâĂ©tait aujourdâhui, ton pĂšre tâaurait averti par tĂ©lĂ©phone.
â Il a lâair tellement prĂ©occupĂ© ! Mais il nous a vus. Adieu, Ămile.
â Fais-moi tenir des nouvelles, rĂ©pondit lâautre. Tire simplement ton mouchoir de ta poche, sâil nây a rien de ce que tu crains et que tu te sois fait, comme Ă ton habitude, « un cachot en Espagne », style Chamfort.
â Quel ami !⊠rĂ©pondit Breschet en serrant la main de son collĂšgue auquel, deux minutes plus tard, il adressait le signe promis. Ă sa question : « Ma mĂšre ne va pas plus mal ? » son pĂšre avait rĂ©pondu aussitĂŽt :
â PlutĂŽt mieux. Son cĆur bat toujours un peu la chamade. Ce sont des arythmies purement nerveuses qui nâexigent pas encore la digitale. La spartĂ©ine suffit, mais ayant une dĂ©cision grave Ă prendre et tout de suite, jâai pensĂ© quâil Ă©tait plus sage, pour lui Ă©viter une Ă©motion, dâen causer en tĂȘte Ă tĂȘte avec toi, dâautant plus que la chose te concerne un peu.
â Moi ? fit Marcel.
â Oui, indirectement. Mais jâaurais scrupule de ne pas tâavoir demandĂ© ton avis⊠Tu sais mes relations avec ton grand-pĂšre, ou plutĂŽt mon absence de relations ?
â Il nâest pas malade ? demanda le jeune homme du mĂȘme accent quâil avait tout Ă lâheure pour communiquer Ă Chardon son sursaut dâinquiĂ©tude. Celui-ci avait trop raison dâappliquer Ă cet inquiet, lâĂ peu prĂšs Ă©pigrammatique de Chamfort.
â Non. Mais il mâa Ă©crit, pour la premiĂšre fois depuis des annĂ©es. Quand jâai reconnu lâĂ©criture sur lâenveloppe, jâai espĂ©rĂ© un mouvement de cĆur qui nous rapprocherait. â Et comme Marcel lui avait pris la main et la lui serrait : â Lis la lettre, continua-t-il, tu constateras que câest toujours la mĂȘme chose.
Marcel avait pris lâenveloppe que lui tendait son pĂšre. Il put voir Ă sa dĂ©chirure quâelle avait Ă©tĂ© ouverte nerveusement, alors que lâancien trĂ©sorier-payeur gĂ©nĂ©ral appliquait dâhabitude aux choses de sa correspondance le soin le plus mĂ©ticuleux, â un des innombrables petits signes de la discipline de son ancien mĂ©tier. â La brouille entre son pĂšre et son grand-pĂšre Ă©tait un des chagrins intimes de Marcel. Ses doigts Ă lui-mĂȘme tremblaient un peu pour dĂ©plier le feuillet qui contenait seulement quelques lignes. Elles avaient pour lui une signification trop pĂ©nible. Il sâagissait dâune demande dâargent, et câĂ©tait la frĂ©quence de pareilles requĂȘtes qui avait irrĂ©vocablement sĂ©parĂ© les deux hommes.
« Mon cher Antoine, » disait cette lettre, « si je mâadresse Ă toi comme je le fais, malgrĂ© la suppression de tout rapport entre nous depuis quatorze ans, câest que jây suis forcĂ© par une nĂ©cessitĂ© trĂšs urgente. Tu as une fortune Ă©tablie et liquide. Je suis en bonne voie de refaire la mienne, mais je ne peux pas disposer dâun capital comme celui dont jâai besoin immĂ©diatement : cent mille francs. Si tu lâexiges, je tâexpliquerai de vive voix le motif de cette lourde dĂ©pense. Fixe-moi un rendez-vous, Ă la date et Ă lâendroit qui te conviendront. Mais je te donne dĂšs aujourdâhui ma parole que le service que je te demande touche Ă mon honneur. Ce service, tu peux me le rendre sans te gĂȘner, et moi, je considĂ©rerai cette avance comme un prĂȘt. Je mâen acquitterai aux Ă©chĂ©ances et jâajoute, aux intĂ©rĂȘts que tu voudras bien fixer toi-mĂȘme. Jâajoute encore que le malentendu qui nous tient Ă©loignĂ©s lâun de lâautre depuis si longtemps continue Ă mâĂȘtre, avec la vieillesse commençante, dâautant plus pĂ©nible quâil me prive de tout rapport avec toi dâabord, puis avec mon filleul, et je ne cesse pas de vous aimer tous les deux, crois-en ton pĂšre, avec le meilleur de mon cĆur. »
La signature : Marcelin Breschet, tracĂ©e en caractĂšres plus appuyĂ©s que ceux de la lettre, tĂ©moignait dâune Ă©motion dâautant plus impressionnante que cette Ă©trange missive avait Ă©tĂ© rĂ©digĂ©e Ă©videmment avec le parti pris dâĂ©viter toute effusion sentimentale. Elle dĂ©celait entre les deux hommes un de ces drames familiaux dâautant plus inapaisables que les Ă©vĂ©nements nây sont quâune occasion de conflit entre dâirrĂ©ductibles oppositions de caractĂšres. Une partie de ces Ă©vĂ©nements Ă©tait connue du demi-filleul, car le parrainage du grand-pĂšre Marcelin avait Ă©tĂ©, volontairement, mutilĂ© dans le prĂ©nom de Marcel, par la mĂšre qui haĂŻssait son beau-pĂšre, Ă cause de procĂ©dĂ©s que son mari avait rĂ©sumĂ©s en tendant la lettre, par ces mots si simples, mais chargĂ©s pour lui et pour sa femme dâun sens si pesant : « Toujours la mĂȘme chose. » Il les rĂ©pĂ©ta en reprenant la lettre. Puis il se tut, tandis que son fils et lui contournaient la vieille Ă©glise Saint-Ătienne qui a baptisĂ© la rue et dont la structure auvergnate faisait dâordinaire, quand il passait lĂ , lâobjet de ses commentaires. Câest quâil se souvenait, devant cette merveille du onziĂšme siĂšcle, dâune Ă©glise de la mĂȘme date, celle de Chauriat dans le Puy-de-DĂŽme, associĂ©e Ă ses premiĂšres impressions dâadolescence. Chauriat est tout voisin de Vertaizon dont les Breschet sont originaires. Disons dĂšs Ă prĂ©sent que ces Breschet se prĂ©tendaient les descendants du cĂ©lĂšbre chirurgien de ce nom, Gilbert Breschet, fils dâun tailleur du pays, qui fut lâĂ©lĂšve de Bonnet, le restaurateur de lâenseignement de la mĂ©decine en Auvergne aprĂšs la RĂ©volution. Gilbert Breschet finit comme professeur Ă la FacultĂ© de mĂ©decine de Paris, et il remplaça Dupuytren Ă lâInstitut. Cette parentĂ© imaginaire, fondĂ©e sur une similitude de nom, a jouĂ© un rĂŽle trop dĂ©cisif dans lâorientation de cette modeste famille, pour quâil nây eĂ»t pas lieu de lâindiquer aussitĂŽt.
â Eh bien ! dit Marcel, en interrompant ce pĂ©nible silence, il me semble que, sous cette forme dont je comprends que la sĂ©cheresse vous ait affectĂ©, il nây a pas seulement une demande dâun prĂȘt dâargent. Ce mot dâhonneur est un rappel Ă la solidaritĂ© du nom. Câest tout de mĂȘme une tentative de rapprochement entre lui et nous.
â Sâil nây avait pas eu dix fois des demandes dâargent analogues avant notre brouille et rĂ©digĂ©es dâune maniĂšre plus ou moins habile, je penserais comme toi, mais il y a eu ces demandes et toujours Ă la suite de quelque dĂ©sastre dans une de ces entreprises dâimprudentes affaires quâil a si audacieusement multipliĂ©es, combien de fois !
â Il faut penser pourtant, rĂ©pondit Marcel, que nous lui devons dâĂȘtre nous. Mais oui. Sâil nâavait pas eu Ă vingt ans cet esprit dâentreprise qui lui a fait vendre notre petite campagne de Vertaizon pour fonder Ă Saint-Amand-Tallende une usine de papier, que serions-nous ? De pauvres cultivateurs sans aucune instruction. Avec les premiers gains de cette usine, qui a si bien rĂ©ussi dâabord, il a pu te mettre au lycĂ©e de Clermont. Ensuite il a pris sur ses gains, pourtant diminuĂ©s, de quoi assurer ta prĂ©paration Ă la Cour des comptes et aux Finances.
â Je nâai pas dit quâil manquait de gĂ©nĂ©rositĂ©, mais de prudence. Sâil avait su borner cet esprit dâentreprise, il nâaurait pas quittĂ© Saint-Amand oĂč, pour lui, il gagnait trop peu, et le voilĂ montant cette sociĂ©tĂ© qui devait fournir Ă Clermont le gaz et lâĂ©lectricitĂ©, en perçant dans la montagne des galeries souterraines pour dĂ©river les eaux. Il Ă©choue et, voulant se rattraper, il fonde usine sur usine. Dentelles, tulles, lacets, fabrication de vitraux, machines agricoles, coutellerie, quelle est lâindustrie familiĂšre Ă lâAuvergne dont il ne se soit occupĂ©, avec des alternatives de rĂ©ussites et dâavortements, et des procĂšs, et des procĂšs ! Le tout pour aboutir Ă cette installation Ă Paris, oĂč il sâest occupĂ© dâaffaires de Bourse et dâautomobiles. Et mâa-t-il assez souvent reprochĂ© Ă moi la mĂ©diocritĂ© de ma vie de fonctionnaire ! Mais ĂȘtre fonctionnaire, je te lâai dit quand je tâai conseillĂ© dâentrer dans lâUniversitĂ©, câest le traitement assurĂ© Ă la fin du mois, lâaide quand on est malade, la retraite dans la vieillesse, sans compter cette honorabilitĂ© qui permet lâentrĂ©e par le mariage dans une famille bien Ă©tablie. Ainsi le mien, car enfin, câest par ta mĂšre que nous avons ce domaine du Morvan oĂč je compte bien achever mes jours, oĂč M. le recteur Marcel Breschet achĂšvera Ă©galement les siens. Quel contraste entre ma destinĂ©e et celle de ton grand-pĂšre dont je ne conteste pas les supĂ©rioritĂ©s en intelligence et en initiative !
Puis, montrant la lettre quâil tenait encore Ă la main :
â Et voilĂ le rĂ©sultat : cent mille francs Ă emprunter, ce qui prouve que cette nouvelle entreprise de constructions, oĂč jâai su par mon banquier quâil sâest engagĂ©, pourrait bien finir par la faillite. Quel est le sens de ce mot dâhonneur, soulignĂ© ? Cent mille francs ! Je lui en ai avancĂ© dĂ©jĂ tout autant, jâai fait le compte, depuis que mon mariage mâa mis Ă lâaise. Il faut lui rendre cette justice, quâil sâest toujours acquittĂ© de sa dette. Puis comme les demandes se multipliaient, jâai, dâaccord avec ta mĂšre, coupĂ© court Ă ces avances, avec lâespoir de lâassagir. Câest alors quâil sâest brouillĂ© avec nous, sous le prĂ©texte que nous nâavions pas de cĆur. Pas de cĆur ! Quand je nâai pensĂ© quâĂ son intĂ©rĂȘt ! Encore aujourdâhui, pourquoi ai-je voulu te voir et te communiquer tout de suite cette lettre que ta mĂšre ignore ? Ce mot dâhonneur, lâĂ©normitĂ© du chiffre du prĂȘt, lâidĂ©e dâune catastrophe possible, â je nâai pas cru pouvoir, dans une circonstance aussi Ă©nigmatique, mâabstenir de te parler Ă toi. Tu es lâhĂ©ritier du nom et de la fortune. Que penses-tu ?
â Je pense quâen effet, il y a lĂ une Ă©nigme et quâil faut savoir la vĂ©ritĂ©. Ne pouvez-vous pas aller Ă Paris et vous informer ?
â Comment expliquer mon voyage Ă ta mĂšre ? Dans son Ă©tat de santĂ©, je nâose pas lui montrer cette lettre, et alorsâŠ
Un nouveau silence tomba entre eux.
â Mais toi ? fit Antoine Breschet, ne pourrais-tu pas y aller, Ă Paris, et voir ton grand-pĂšre ?
â Voir mon grand-pĂšre ? balbutia Marcel, que lâĂ©tonnement arrĂȘta dans sa marche.
â Oui. Je ne suis venu Ă Nevers que pour te demander cela.
â Alors je devrai lui porter votre rĂ©ponse, et quelle sera-t-elle ? Un refus, dâaprĂšs les sentiments que vous mâavez exprimĂ©s sur sa lettre.
â Tu reconnais toi-mĂȘme quâil y a lĂ une Ă©nigme, et par consĂ©quent quâune enquĂȘte est nĂ©cessaire.
â Et vous voulez me charger de cette enquĂȘte ?
â Oui, rĂ©pondit le pĂšre. Jâai vu ton proviseur ce matin, dĂšs mon arrivĂ©e. Je lui ai dit quâune affaire de famille trĂšs urgente exigeait ta prĂ©sence Ă Paris. Il est si content de ton service quâil est prĂȘt Ă tâaccorder un congĂ©. Il veut seulement causer avec toi avant de tĂ©lĂ©phoner au recteur, pour en fixer la durĂ©e dâaprĂšs les besoins de ta classe. Ah ! lui encore, câest un fonctionnaire, Ă la fois strict et humain. Naturellement je nâai pu rien conclure de dĂ©finitif sans avoir causĂ© avec toi. Mais tu ne me feras pas cela, de me refuser une dĂ©marche dont je tâexpliquerai la nature, quand tu auras acceptĂ© cette mission, car câen est une, et que ton pĂšre te demande dâaccepter.
Il passait dans lâaccent dâordinaire un peu solennel de lâancien trĂ©sorier-payeur gĂ©nĂ©ral une Ă©motion contenue, dâautant plus touchante pour son fils quâil avait depuis longtemps devinĂ© cette sensibilitĂ© secrĂšte. Si pĂ©nible que lui fĂ»t cette dĂ©marche inattendue auprĂšs de son grand-pĂšre, il nâeut pas la force dâopposer un refus Ă une demande exprimĂ©e avec cette voix, avec ce regard, et il sâentendit prononcer la phrase dâacceptation :
â Je ferai ce que tu dĂ©sires, mon pĂšre.
â Merci, rĂ©pondit Antoine Breschet. Tu es un bon fils, Marcel. Mais il nây a pas de temps Ă perdre. DâaprĂšs ce que mâa dit le proviseur, le maximum de ton absence doit ĂȘtre de quinze jours. Nous sommes aujourdâhui mercredi. Tu devras donc ĂȘtre rentrĂ© Ă Nevers pour lâautre jeudi et il ne sâagit pas seulement de voir ton grand-pĂšre. LâenquĂȘte dont tu vas te charger suppose des recherches de renseignements assez compliquĂ©es. Mais monte tout de suite chez le proviseur. Moi, je prends Ă une heure le train pour Avallon. Je vais Ă la gare. Tu me retrouveras lĂ , oĂč nous dĂ©jeunerons. Ă ton hĂŽtel, nous ne pourrions pas causer assez librement, et il faut que je te parle de choses plus graves encore que cette lettre de ton grand-pĂšre, et qui doivent rester confidentielles.
« Des choses graves et qui doivent rester confidentielles ? » se disait le jeune homme une heure plus tard, aprĂšs sa visite chez le proviseur, homme excellent et qui lui avait, tout en lui accordant le congĂ© demandĂ©, conseillĂ© dâutiliser son sĂ©jour Ă Paris pour faire quelques recherches profitables Ă la BibliothĂšque nationale en vue de sa thĂšse sur Janus, tant il sâintĂ©ressait aux travaux et Ă lâavenir de son jeune professeur. Le temps de passer chez son ami Chardon, pour lui annoncer ce subit voyage, et il marchait vite, le long de la rue du Rempart, impatient de rejoindre son pĂšre et dâapprendre le mystĂšre auquel celui-ci avait fait allusion. Marcel avait toujours eu lâidĂ©e que la brouille entre le correct fonctionnaire et lâaventureux industriel supposait quelques motifs secrets, Ă©trangers Ă des questions pĂ©cuniaires, toujours correctement rĂ©glĂ©es, le fonctionnaire lâavouait lui-mĂȘme. Les convictions religieuses de sa femme avaient dĂ» la trouver plus implacable pour des Ă©carts de conduite privĂ©e que le veuvage du grand-pĂšre justifiait aux yeux du monde, mais non pas pour une dĂ©vote sincĂšre comme Ă©tait Mme Breschet.
Il ne se trompait pas, et, Ă peine assis en tĂȘte Ă tĂȘte, dans un coin retirĂ© du buffet, le pĂšre commença sur un ton embarrassĂ© :
â Ta mission, Marcel, est double. Elle se complique, je te rĂ©pĂšte le mot, dâune enquĂȘte dont jâaurais scrupule Ă te charger, sâil ne sâagissait pas, comme le dit lui-mĂȘme ton grand-pĂšre, de notre honneur. Posons dâabord les faits : tu arrives chez lui sans lâavoir prĂ©venu. Il croit que tu lui apportes ma rĂ©ponse Ă sa lettre. Il veut aussitĂŽt savoir si elle est favorable, Ă moins queâŠ
â Et si je lui dis aussitĂŽt quâelle ne lâest pasâŠ
â Tu lui cites les termes mĂȘmes de sa lettre et sa promesse de sâexpliquer de vive voix sur le motif de sa demande.
â Oui, mais Ă vous.
â Tu me reprĂ©sentes. Mais je le connais. Il est probable quâil nâa pas cherchĂ© auprĂšs de moi seul ces cent mille francs, et dans les quarante-huit heures Ă©coulĂ©es entre lâenvoi de sa lettre et ta venue, il les aura demandĂ©s, trouvĂ©s peut-ĂȘtre ailleurs. Auquel cas il te laissera parler le premier sans tâinterroger, dâautant plus qu il aurait sans doute quelque honte Ă te donner certaines explications. Tu dois bien penser que notre rupture officielle ne mâempĂȘche pas de recueillir les moindres dĂ©tails qui peuvent mâinitier Ă son existence. Je ne dois le faire quâavec une discrĂ©tion qui ne me permet pas dâobtenir des renseignements trĂšs prĂ©cis. Jâai su cependant quâil nâa pas toujours vĂ©cu comme son Ăąge et sa situation de chef de famille, â il le reste malgrĂ© tout, â lui en faisaient un devoir. Or, il mâest revenu, ces temps derniers, quâil passait pour sâintĂ©resser beaucoup Ă une jeune fille, une Mlle Paule Gauthier qui exerce une profession dont le nom tâĂ©tonnera comme il mâa Ă©tonnĂ©. Câest une « Laborantine ».
â En ma qualitĂ© dâuniversitaire, dit Marcel, jâen sais le sens, moi, de ce mot, dâailleurs trĂšs rĂ©cent. Il est officiel et sâapplique aux infirmiĂšres, particuliĂšrement instruites en chimie ou en bact...