Jâai Ă©tĂ© tĂ©moin dans ma vie dâun hĂ©roĂŻque sacrifice. Celle qui lâa fait et celui pour qui il a Ă©tĂ© fait sont maintenant dans lâĂ©ternitĂ©. JâĂ©cris ces quelques pages pour les faire connaĂźtre. Leur souvenir mâa suivie partout, mais câest surtout ici, dans cette maison oĂč tout me les rappelle, que jâaime Ă remuer les cendres de mon cĆur.
Ă mon Dieu, vous ĂȘtes infiniment bon pour toutes vos crĂ©atures, mais vous ĂȘtes surtout bon pour ceux que vous affligez. Vous savez quel vide ils ont laissĂ© dans ma vie et dans mon cĆur, et pourtant, mĂȘme dans mes plus amĂšres tristesses, jâĂ©prouve un immense besoin de vous remercier et de vous bĂ©nir. Oui, soyez bĂ©ni, pour mâavoir donnĂ© le bonheur de les connaĂźtre et de les aimer ; soyez bĂ©ni pour cette foi profonde, pour cette admirable gĂ©nĂ©rositĂ©, pour cette si grande puissance dâaimer que vous aviez mises dans ces deux nobles cĆurs.
ThérÚse Raynol à sa mÚre.
Malbaie, le 14 juin 186*.
ChĂšre MĂšre,
La malle ne part que demain, mais pourquoi ne pas vous Ă©crire ce soir ? Je suis Ă peu prĂšs sĂ»re que vous vous ennuyez dĂ©jĂ , et je compte bien que vous ne tarderez guĂšre Ă suivre votre chĂšre imparfaite. Jâai choisi pour vous la chambre voisine de la mienne. En attendant que vous en preniez possession, jây ai mis la cage de mon bouvreuil, auquel je viens de dire bonsoir. Mais il faut bien vous parler un peu de mon voyage, qui nâa pas Ă©tĂ© sans intĂ©rĂȘt. Vous vous rappelez ce jeune homme dont le courage fut tant admirĂ© Ă lâincendie de notre hĂŽtel, Ă Philadelphie. Figurez-vous quâĂ ma trĂšs grande surprise, je lâai retrouvĂ© parmi les passagers. Il se nomme Francis Douglas. Je puis maintenant vous dire son nom, car jâai fait sa connaissance ce soir.
Nous venions Ă peine de laisser QuĂ©bec, quand je lâaperçus, se promenant sur la galerie avec le port dâun amiral. Je le reconnus du premier coup dâĆil, non sans Ă©motion, pour parler franchement. Si cela vous Ă©tonne, songez, sâil vous plaĂźt, que vous pleuriez dâadmiration en parlant du courage hĂ©roĂŻque de cet inconnu ; de lâadmirable gĂ©nĂ©rositĂ© avec laquelle il sâĂ©tait exposĂ© Ă une mort affreuse, pour sauver une pauvre chĂ©tive vieille qui ne lui Ă©tait rien. AprĂšs avoir longtemps marchĂ© Ă lâavant du bateau, il entra dans le salon. Ce chevalier, qui risque sa vie pour sauver les vieilles infirmes, nous jeta un regard distrait. Ouvrant son sac de voyage, il y prit un livre et fut bientĂŽt absorbĂ© dans sa lecture. Connaissez-vous ce beau garçon ? me demanda Mme L⊠â Lequel ? Dis-je hypocritement. â Celui qui vient dâentrer. â Non, rĂ©pondis-je. Je ne parlai pas de sa belle action. Pourquoi ? Je nâen sais rien, chĂšre mĂšre. Mais je le considĂ©rais souvent, sans quâil y parĂ»t, et je me disais que je ne serais nullement fĂąchĂ©e de savoir tout ce qui le regarde. Ne serez-vous pas fiĂšre de la raison de votre grande fille, si je vous avoue que je me surpris appelant une tempĂȘte ! Câest bien naturel. Jâaurais voulu voir comment il se conduit dans un naufrage. Malheureusement, ce souhait si sage, si raisonnable, si charitable, ne se rĂ©alisa pas.
On me demanda de la musique. Je venais de lire quelques pages dâOssian â ce qui nâest plus neuf ; â je jouai une vieille mĂ©lodie Ă©cossaise. Monsieur ferma son livre et mâĂ©couta avec un plaisir Ă©vident. Il est Ă©cossais, pensai-je, et vous allez voir que je ne me trompais pas. Il ne reprit plus sa lecture, et quelque chose dans son expression me disait que sa pensĂ©e Ă©tait loin, bien loin, â dans les montagnes et les bruyĂšres de lâĂcosse.
Ne lâayant pas vu dĂ©barquer Ă la Malbaie, jâavais supposĂ© quâil se rendait Ă Tadoussac. AprĂšs le souper, jâĂ©tais avec quelques dames dans le salon de lâhĂŽtel. Jugez de ma surprise, quand je le vis entrer avec cette bonne Mme LâŠ, qui nous le prĂ©senta.
M. Douglas me parla du plaisir quâil avait Ă©prouvĂ© en entendant un air de son pays, et ces quelques mots simples et vrais disaient Ă©loquemment son amour pour sa patrie. Je vous assure que je nâĂ©tais pas Ă mon aise, prĂšs de ce hĂ©ros. Il me semblait quâil lisait dans mon Ăąme, et, comme je me rends compte que je mâoccupe un peu trop de lui, chaque fois que je rencontrais son regard ma timiditĂ© augmentait. Jâavais beau me dire que je ne suis pas transparente,je ne pus parvenir Ă me le persuader. Il est certain que je ne vous ai pas fait honneur. M. Douglas, qui Ă©tait, lui, parfaitement Ă lâaise, essaya plusieurs fois dâengager la conversation avec moi, et ne rĂ©ussit pas, comme vous le pensez bien. Mais si je ne parlais pas assez, jâai la consolation de dire que dâautres parlaient trop. Deux dames sâaventurĂšrent dans une dissertation sentimentale avec un galant officier. Vous vous imaginez facilement que cette dissertation nâa pas jetĂ© quâun peu de lumiĂšre dans les abĂźmes du cĆur humain.
Jâallais entrer dans ma chambre, quand la brillante Mlle X⊠me dit avec une satisfaction mal dĂ©guisĂ©e : « ThĂ©rĂšse, ma chĂšre, comme vous Ă©tiez gauche et embarrassĂ©e ce soir ! Quelle opinion vous allez donner des Canadiennes Ă ce sĂ©duisant Ă©tranger ! » Soyez fiĂšre de moi, aprĂšs cela. Mais nâimporte. Si le feu prend cette nuit Ă lâhĂŽtel, jâespĂšre que ce sauveur de vieilles veuves paralysĂ©es ne me laissera pas brĂ»ler.
La mĂȘme Ă la mĂȘme.
Malbaie le 23 juin 186*
ChĂšre MĂšre,
Jâen veux et jâen voudrai longtemps Ă ces maussades affaires qui vous retiennent loin de moi. MĂȘme je ne suis pas sĂ»re de ne pas vous en vouloir un peu. Aux quatre vents du ciel les obstacles ! Croyez-moi, tout est vanitĂ©, Ă part marcher sur la mousse et respirer le satin. Descendez vite. Il me tarde de vous faire les honneurs de la Malbaie. Kamouraska a bien ses agrĂ©ments. Jâai un faible pour Tadoussac, pour ses souvenirs, pour sa jolie baie, grande comme une coquille, mais la Malbaie ne se compare point.
Cette belle des belles a des contrastes, des surprises, des caprices Ă©tranges et charmants. Nulle part je nâai vu une pareille variĂ©tĂ© dâaspects et de beautĂ©s. Le grandiose, le joli, le pittoresque, le doux, la magnificence sauvage, la grĂące riante se heurtent, se mĂȘlent dĂ©licieusement, harmonieusement, dans ces paysages incomparables.
Ă mon beau Saint-Laurent ! ĂŽ mes belles Laurentides ! ĂŽ mon cher Canada ! Excusez ce lyrisme : câest demain notre fĂȘte nationale.
La Malbaie nâa quâun dĂ©faut, lâaffluence des Ă©trangers. Si jâĂ©tais reine, je me contenterais de cette campagne enchantĂ©e pour mon royaume, mais jâen dĂ©fendrais lâentrĂ©e dâabord Ă toutes celles qui lisent des romans, ensuite Ă tous ceux qui se croient qualifiĂ©s pour gouverner et rĂ©former leur pays. Quâen dites-vous ? Mais en attendant, câest un bruit, un mouvement, un va-et-vient continuel.
Les Ă©trangers nâont ici que lâobligation de ne rien faire. Aussi, comme on sây promĂšne. Tous les jours, pique-niques, parties de plaisir de toutes sortes et bals le soir. Pour moi, je donnerais tous les pique-niques passĂ©s, prĂ©sents et futurs, tous les bals impromptus et prĂ©parĂ©s, pour un bain de mer.
Je vais tous les matins Ă la messe, ordinairement par la grĂšve, ce qui est fort agrĂ©able. LâĂ©glise est bĂątie sur le fleuve, Ă lâembouchure de la riviĂšre Malbaie. Câest un fort beau site. En face, la baie, â cette charmante baie que lâon compare Ă celle de Naples, â Ă droite des champs magnifiques, une hauteur richement boisĂ©e, oĂč chantent les oiseaux et les brises dâĂ©tĂ© ; Ă gauche, la riviĂšre, puis le Cap-Ă -lâAigle, sauvage et gracieux, et en arriĂšre les montagnes vertes et bleues qui ferment lâhorizon. LâĂ©glise est bien entretenue.
« Le siĂšcle avait deux ans » lorsquâon a commencĂ© Ă la construire. Câest jeune encore pour une Ă©glise. Pourtant les hirondelles lâaffectionnent, car les nids sây touchent, et, en levant les yeux, on aperçoit toujours quelque jolie petite tĂȘte qui sâavance curieusement au dehors.
J...