â Ă samedi, avait dit Laroque Ă Luversan.
CâĂ©tait seulement le soir de ce jour quâil attendait Luversan. Il sâĂ©tait excusĂ© de lâheure Ă©trange â neuf heures â quâil avait donnĂ© Ă ce rendez-vous en lui disant quâil serait pris toute la journĂ©e par quelques visites Ă des amis de Versailles et quâil ne rentrerait Ă Ville-dâAvray quâĂ la nuit tombante.
La mĂšre Dondaine lui servit Ă dĂźner â il la congĂ©dia quand la table fut desservie et se mit Ă sa fenĂȘtre, attendant lâarrivĂ©e du boursier.
Celui-ci ne se fit pas attendre.
Ă neuf heures, il descendit Ă la gare, du train de Paris.
Nous le suivrons, cet homme, qui se trouvait ainsi, aprĂšs douze ans, refaire le trajet quâil avait fait une fois pour commettre un crime horrible, non expiĂ©.
Il Ă©tait trĂšs agitĂ©, en mettant le pied sur le quai. Instinctivement, il jeta un coup dâĆil sur ceux qui descendaient comme lui. Par hasard, il ne vit personne de connaissance.
Il respira. Il se sentait soulagĂ© ! Pourquoi ? Il ne savait. Il aimait mieux ĂȘtre seul sans doute. Il ne voulait pas ĂȘtre vu. Il se rappelait les derniĂšres paroles de William Farney :
â La rue de Paris !⊠Tout au bout⊠La maison LarouetteâŠ
Ah ! comme il savait oĂč elle Ă©tait, cette rue !⊠Et comme il la voyait, cette maison⊠lĂ -bas⊠isolĂ©e dans les arbres.
De la sueur lui coulait du front.
Il ne demanda pas son chemin⊠Il le connaissait, ce cheminâŠ
Il eĂ»t vĂ©cu mille ans quâil sâen serait souvenu.
Il alla trĂšs vite dâabord, en croyant que lâĂ©nergie physique abattrait son Ă©motion, aurait raison de sa faiblesse. Mais, quand il approcha, il fut obligĂ© de sâarrĂȘter, de sâappuyer contre un mur, et il resta lĂ longtemps, sans souffle, les tempes battant avec une force inouĂŻe. Enfin, il fallait se dĂ©cider. Il se remit en marche. Aux arbres qui entouraient la maison, il sâarrĂȘta encore.
Laroque lâavait vu, dans la nuit, et comme ses yeux peu Ă peu sâĂ©taient habituĂ©s Ă lâobscuritĂ©, il avait surpris les hĂ©sitations Ă©tranges de Luversan⊠et il avait remarquĂ© quâĂ diffĂ©rentes reprises, il sâĂ©tait essuyĂ© le frontâŠ
Lorsque Luversan sonna, Roger descendit et, ouvrant la porte :
â Excusez-moi, dit-il, je nâai pas encore de domestiques⊠Câest une vieille femme, la mĂšre Dondaine, qui fait mon mĂ©nage⊠en attendant que je trouve une cuisiniĂšre et un valet de chambreâŠ
Et il tendit la main Ă Luversan.
Une lampe, suspendue dans lâantichambre oĂč ils Ă©taient, les Ă©clairait. Laroque put voir combien le misĂ©rable Ă©tait pĂąle et bouleversĂ©. Luversan prit en tremblant la main quâon lui tendait ; mais quand Roger prononça le nom bizarre et caractĂ©ristique de la mĂšre Dondaine, il tressaillit si violemment que le faux AmĂ©ricain demanda :
â Quâavez-vous ? Ătes-vous souffrant ?
Câest que Larouette lâavait eu aussi autrefois Ă son service, cette mĂšre Dondaine ; on le lui avait dit lorsquâil avait prĂ©parĂ© son crimeâŠ
William Farney vivait isolĂ©, comme jadis LarouetteâŠ
Quelle Ă©trange ressemblance dans les deux situations, et comme tout cela Ă©tait bien fait pour le bouleverser !âŠ
â Non, jâai marchĂ© vite, voilĂ tout ! balbutia-t-il.
Laroque monta lâescalier, le prĂ©cĂ©dant.
â Je vous montre le chemin, dit-il. Excusez-moi, nâest-ce pas, de la simplicitĂ© avec laquelle je vous reçois⊠Je suis un vieux garçon et, par-dessus le marchĂ©, amĂ©ricain. Qui dit amĂ©ricain dit original⊠Et qui dit vieux garçon dit vieux maniaque⊠Est-ce bien cela ?
Luversan esquissa un sourire⊠mais il ne put faire quâune grimace⊠ses terreurs nâavaient point cessĂ©âŠ
Cette Ă©pouvante Ă©tait plus forte que toutes ses rĂ©solutions, que lâappel suprĂȘme quâil faisait Ă son Ă©nergie !âŠ
Quand il entra dans la chambre que nous avons dĂ©crite, la chambre de Laroque, il eut un geste de recul⊠dâhorreur⊠Il revoyait tout ce quâil avait dĂ©jĂ vu⊠la table au milieu⊠et, lĂ -bas, le bureau-secrĂ©taire. Larouette seul manquait !⊠FascinĂ©, terrifiĂ©, il restait lĂ , la bouche entrouverte, la respiration oppressĂ©e.
â Il paraĂźt, dâaprĂšs la mĂšre Dondaine, que Larouette a Ă©tĂ© attaquĂ© par-derriĂšre lorsquâil Ă©tait assis Ă ce secrĂ©taire que vous voyez lĂ -bas contre le mur. Il a Ă©tĂ© surpris et nâa pu se dĂ©fendre⊠La table Ă©tait renversĂ©e et le cadavre Ă lâendroit oĂč vous ĂȘtes, tenez, lorsque la mĂšre Dondaine est entrĂ©e le matin pour faire le mĂ©nageâŠ
Luversan se retira brusquement comme sâil avait marchĂ© sur un fer rouge.
Machinalement, il regarda, Ă ses pieds, le plancher : il croyait voir du sang â et mĂȘme lâhallucination fut si intense et complĂšte quâil bĂ©gaya, montrant les planches auprĂšs de la table :
â Du sang !⊠du sang !âŠ
â Non ! fit Laroque en riant. Il nây en a point⊠Jâai regardé⊠Je le regrette pour ma part⊠Câest la mĂšre Dondaine, avec ses manies de propretĂ©, qui a lavĂ© la place. Mais asseyez-vous donc, mon cher Luversan, vous restez lĂ , debout et vous paraissez gĂȘné⊠Est-ce le logis ?
Le boursier retrouva un peu son sang-froid.
â Non, dit-il, pourtant, jâavoue que je suis un peu Ă©muâŠ
â Pourquoi ? Lâhistoire de Larouette peut-ĂȘtre ?
â Oh ! le pouvez-vous croire ?⊠Je ne suis pas timide⊠Si vous me voyez Ă©mu, câest que, de ce que vous allez me dire, dĂ©pend ma fortune, la rĂ©alisation dâespĂ©rances longtemps caressĂ©es, déçues toujours faute⊠du nerf de la guerre.
William Farney sâĂ©tait assis Ă son secrĂ©taire. Il se gratta le front, en se tournant vers Luversan :
â Oui, câest une bonne affaire, je le sais bien, câest une trĂšs bonne affaire⊠Et je suis trĂšs chagrinĂ©, croyez-le bien, on ne peut plus chagrinĂ© !âŠ
â Quoi ! vous refusez ?âŠ
â Non, je nâai pas dit cela⊠Je ne refuse pas absolument !⊠Non⊠mĂȘme jâĂ©tais sur le point dâaccepter⊠Il nous faut, nâest-ce pas, un million⊠Eh bien, la preuve que jâĂ©tais sur le point dâaccepter, câest que, hier, je suis allĂ© Ă Paris pour le chercher ce million⊠Jâen ai une partie ici, en excellentes valeurs⊠mais, tout en mâadressant Ă mes banquiers, qui sont en mĂȘme temps mes amis â et qui nâignorent pas que je suis fort expĂ©rimentĂ© en affaires financiĂšres â je nâai pu leur cacher, grĂące Ă leurs instances, Ă quel emploi je destinais lâimportante somme que je retirais de leur coffre-fort. Ils mâont bel et bien convaincu que je faisais, en mâassociant dans une entreprise de cette nature, la plus grande sottise.
La proie Ă©chappait Ă Luversan. Le misĂ©rable essaya de la rattraper, et, rejetant tout remords, toute terreur de se retrouver solliciteur, dans cette maison oĂč il avait triomphĂ© revolver en main, la nuit du 24 juillet 1872, il eut recours aux artifices de son bagout dâescroc.
â Ces banquiers dont vous me parlez, sâĂ©cria-t-il, doivent avoir quelque affaire alĂ©atoire Ă vous proposer et câest la raison qui les pousse Ă vous mettre en dĂ©fiance au sujet dâune combinaison que je les mets au dĂ©fi de dĂ©molir par des arguments sĂ©rieux. Jâaurais voulu me trouver lĂ quand ils vous ont tenu ce beau langage. Je leur aurais dit : « Mais, intrigants que vous ĂȘtes, vous⊠»
â Ce nâeĂ»t pas Ă©tĂ© poli, observa Farney avec un sourire caustique.
â De la politesse avec les banquiers ! On dit que les manieurs dâargent sont retors en AmĂ©rique, mais ce sont des dupes, Ă cĂŽtĂ© de nos princes, petits ou grands, de la finance. Prenons un exemple rĂ©cent : ne croyez-vous, pas, comme moi, que ce Terrenoire, chez qui nous nous sommes rencontrĂ©s, en soirĂ©e japonaise, rue de Chanaleilles, sâest volĂ© lui-mĂȘme avec la complicitĂ© de son caissier ?⊠Cela se dĂ©couvrira certainement Ă lâenquĂȘte. Mais, revenons Ă vos banquiers, dont je ne vous demande pas les noms.
â Monsieur de Terrenoire est Ă©tranger Ă ces conseils, se hĂąta de dire le faux AmĂ©ricain.
â Ah ! fit Luversan avec un soupir rassurĂ©.
Et Laroque pensait : « Pour que cet homme me parle ainsi de lâassassinat de Brignolet, pour quâil mâaffirme la culpabilitĂ© de mon pauvre Guerrier, il faut quâil en sache long sur ce crime ! »
â Et quâauriez-vous dit, Ă mes banquiers ? demanda-t-il. Achevez.
â Quâune loi nâa pas dâeffet rĂ©troactif et que si, dâun jour Ă lâautre, il plaisait Ă nos gouvernants, par un caprice de lĂ©gislateurs, de supprimer notre industrie, ils nous devraient des compensations, comme aux gens dont on exproprie les biens par raison dâutilitĂ© publique.
â Vous mâen direz tant ! sâĂ©cria Farney, feignant dâĂȘtre convaincu. Il y a lĂ trois Ă quatre cent mille francs que je vous destinais⊠Oui, je vous le jure⊠Demain, aprĂšs-demain, jâaurais bien trouvĂ© le reste⊠ou je vous aurais donnĂ© les chĂšquesâŠ
Luversan restait les yeux rivĂ©s Ă ce secrĂ©taireâŠ, Ă cet amas de billets, dâactions, dâobligations⊠une fortune⊠Et de nouveau, sur son front, de grosses gouttes de sueur perlaient⊠ses mains sâavançaient avidement, et il avait beaucoup de peine Ă les retenir.
Laroque lâobservait froidement.
Ce soir-lĂ , Roger, malgrĂ© les priĂšres, et les supplications de Luversan, ne voulut pas sâengager dĂ©finitivement. Il continua dâhĂ©siter, puis, flĂ©chissant Ă la fin :
â Eh bien, je vous donne rendez-vous lundi Ă la mĂȘme heure⊠Le matin, jâaurai vu mes amis.
Luversan fit un geste de désespoir et de découragement.
â Oui, vous voulez dire quâils ne pourront que rĂ©pĂ©ter leurs conseilsâŠ
â Peut-ĂȘtre bien. Enfin, je pĂšserai leurs raisons⊠Je verrai⊠Ayez bon courageâŠ
â Ă lundi ! fit Luversan, un peu remis.
De la fenĂȘtre, Laroque le regardait sâen aller chancelant.
« Câest lui, se disait-il. AprĂšs cette Ă©motion, cette horreur, je nâen puis plus douter. Lundi, il se trahira. »
Le lendemain, vers trois heures de lâaprĂšs-midi, il fit passer une dĂ©pĂȘche Ă Luversan, Ă Paris.
Le tĂ©lĂ©gramme disait : « Impossible. Tous mes regrets. Ne venez pas au rendez-vous, ce serait inutile. Vous ne mây trouveriez pas. »
Et, en remettant la dĂ©pĂȘche, Laroque se disait encore :
« Si je me suis trompĂ©, Luversan ne viendra pas⊠Si Luversan est lâassassin de Larouette, le sang attire le sang, il viendra. »
Il prit le train de Paris et courut chez Tristot et Pivolot.
â Jâaurai besoin de vous, demain, leur annonça-t-il.
â Pourquoi pas aujourdâhui mĂȘme ? Avez-vous du nouveau ?
â Et vous ?
â Parlez dâabord.
â Non, je vous Ă©coute.
â Il y a, dit Tristot, que nous tenions lâoiseau et queâŠ
â Lâoiseau a disparu, acheva Pivolot.
â Vous le prendrez au gĂźte, la nuit, comme tous les carnassiers.
â Nous en acceptons lâaugure. Serait-ce cette nuit mĂȘme ?
â Non. Mais inutile de mâinterroger ; je ne vous dirai rien. Demain soir, vous saurez tout.
â Demain soir ? rĂ©pĂ©tĂšrent en chĆur les deux policiers.
â Oui. Tenez-vous ici en permanence. Je vous apporterai de quoi surprendre le commissaire Lacroix et le juge dâinstruction de Lignerolles.
â Vous savez bien que la magistrature ne sâĂ©meut pas si facilement.
â ExceptĂ© quand on lui met le nez dans ses erreurs.
â Nous apporterez-vous lâassassin de Larouette et lâassassin de Brignolet ?
â Peut-ĂȘtre. Ă demain, vers deux heures de lâaprĂšs-midi.