L'Homme en amour
eBook - ePub

L'Homme en amour

  1. French
  2. ePUB (adapté aux mobiles)
  3. Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub

L'Homme en amour

DĂ©tails du livre
Aperçu du livre
Table des matiĂšres
Citations

À propos de ce livre

Ce roman nous conte, dans un style autobiographique, la découverte et l'initiation a l'amour d'un jeune homme, depuis son enfance, ses espérances, ses désespoirs, ses errances...

Foire aux questions

Il vous suffit de vous rendre dans la section compte dans paramĂštres et de cliquer sur « RĂ©silier l’abonnement ». C’est aussi simple que cela ! Une fois que vous aurez rĂ©siliĂ© votre abonnement, il restera actif pour le reste de la pĂ©riode pour laquelle vous avez payĂ©. DĂ©couvrez-en plus ici.
Pour le moment, tous nos livres en format ePub adaptĂ©s aux mobiles peuvent ĂȘtre tĂ©lĂ©chargĂ©s via l’application. La plupart de nos PDF sont Ă©galement disponibles en tĂ©lĂ©chargement et les autres seront tĂ©lĂ©chargeables trĂšs prochainement. DĂ©couvrez-en plus ici.
Les deux abonnements vous donnent un accĂšs complet Ă  la bibliothĂšque et Ă  toutes les fonctionnalitĂ©s de Perlego. Les seules diffĂ©rences sont les tarifs ainsi que la pĂ©riode d’abonnement : avec l’abonnement annuel, vous Ă©conomiserez environ 30 % par rapport Ă  12 mois d’abonnement mensuel.
Nous sommes un service d’abonnement Ă  des ouvrages universitaires en ligne, oĂč vous pouvez accĂ©der Ă  toute une bibliothĂšque pour un prix infĂ©rieur Ă  celui d’un seul livre par mois. Avec plus d’un million de livres sur plus de 1 000 sujets, nous avons ce qu’il vous faut ! DĂ©couvrez-en plus ici.
Recherchez le symbole Écouter sur votre prochain livre pour voir si vous pouvez l’écouter. L’outil Écouter lit le texte Ă  haute voix pour vous, en surlignant le passage qui est en cours de lecture. Vous pouvez le mettre sur pause, l’accĂ©lĂ©rer ou le ralentir. DĂ©couvrez-en plus ici.
Oui, vous pouvez accĂ©der Ă  L'Homme en amour par Camille Lemonnier en format PDF et/ou ePUB ainsi qu’à d’autres livres populaires dans Literature et Literature General. Nous disposons de plus d’un million d’ouvrages Ă  dĂ©couvrir dans notre catalogue.

Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635257355

L'Homme en amour

Camille Lemonnier

Le mĂ©decin jouait avec son crayon d’or et m’a dit : « Un rĂ©gime sĂ©datif
 » Non, ce n’est pas cela, ce n’est pas le mal qu’ils croient. Les nerfs sont pris, l’esprit aussi. Je ne l’ignore pas, et pourtant il y a autre chose.
Dans la rue j’ai haussĂ© les Ă©paules et dĂ©chirĂ© l’ordonnance. Et puis une jolie enfant a passĂ©. Elle m’a regardĂ©. Je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue ; cependant celle-lĂ  sait mieux que les mĂ©decins le mal que j’ai.
Peut-ĂȘtre je suis un homme trĂšs vieux. Je porte en mes os l’homme que j’étais dĂ©jĂ  dans les lointains de la race. Oui, alors dĂ©jĂ  j’étais possĂ©dĂ© de ce mal ; mon sang Ăącrement brĂ»lait. Et j’ai Ă  peine trente ans.
Il y avait Ă  la maison un beau vieillard vert, une espĂšce de gĂ©ant qui touchait le plafond en levant les bras. Tout l’hiver il maillait des filets lĂ -haut dans sa petite chambre sans feu. C’était un homme trĂšs doux qui aimait la pĂȘche et la chasse. Vers le temps de l’automne, il s’en allait Ă  notre maison des bois. Nous avions toujours du gibier en abondance. Et un jour j’entendis rire une des servantes. « Le vieux encore une fois est allĂ© faire un enfant. » Je n’ai compris que plus tard.
Le Vieux rentrait un peu honteux quand commençaient Ă  tomber les premiĂšres neiges. Mon pĂšre lui parlait rudement, trĂšs rouge, et tout de suite se taisait Ă  l’approche de mon pas. Ma mĂšre dĂ©jĂ  Ă©tait partie vers les stĂšles, Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© de la ville.
Avec le temps les voix s’apaisùrent. Je revois le beau vieillard me caressant avec les grandes mains dont il nouait ses cordes à filets.
Mes souvenirs ne vont pas plus avant. J’étais un petit garçon ; j’avais une sƓur, de huit ans mon aĂźnĂ©e. Elle quitta la maison pour se marier. Ce fut un trouble inexprimable pour moi. Je passai toute une nuit roulĂ© dans son lit en pleurant et respirant l’odeur de ses cheveux. Elle ne fut plus qu’une femme et je me sentis jaloux de mon beau-frĂšre. Alors nous vĂ©cĂ»mes Ă  trois un peu de temps, le Vieux, mon pĂšre et moi. Quelquefois, pendant l’absence de celui-ci, un bruit Ă©trange venait de la chambre lĂ -haut. Le Vieux riait d’un rire que je n’ai entendu Ă  personne, un rire comme le hennissement d’un cheval Ă  la saison d’amour. Et tantĂŽt l’une tantĂŽt l’autre des servantes descendait en criant une injure.
Puis on me mit en pension chez les JĂ©suites. Au bout d’un an, un matin d’hiver, mon pĂšre arriva me demander au parloir. Il me dit : « Ton grand-pĂšre est mort. » Je crus comprendre que c’était un dĂ©barras pour la maison. Celui-lĂ  Ă©tait un homme d’un autre Ăąge, un fragment d’humanitĂ© encore voisine des faunes avec des goĂ»ts de rapts, inoffensif au fond. Il eĂ»t dĂ» vivre au coin d’un bois, prĂšs d’un fleuve, traquant la femelle et le gibier. À soixante-dix ans, Ă©tant allĂ© Ă  l’automne dans la maison des bois, il engrossa la femme d’un de nos paysans : cela, tout le monde le savait. Il y avait beaucoup de petits enfants aux alentours de la maison qui avaient son visage.
Je crois que je l’ai aimĂ© plus que je n’aimai mon pĂšre. Il avait l’air d’un grand buffle doux dans une Ă©table domestique. Je m’amusais Ă  tirer son gros nez et il m’apprit Ă  tailler des sifflets dans les roseaux. Il ne connaissait que les petites industries rustiques et forestiĂšres, appeaux, collets, filets, emmanchage des bĂȘches, affĂ»tage des faux, etc. Il imitait le glapissement du renard, le grouinement du sanglier, le craquĂštement de la cigogne. Et il avait mangĂ©, d’une goinfrerie d’ogre, une des solides fortunes du pays. Je n’oublierai jamais la fiĂšre mine qu’il avait sur son lit, entre les chandelles. Quand on l’eut menĂ© au cimetiĂšre, il y eut un grand silence dans la maison.
Ce gros nez du Vieux, je l’ai aussi. Il paraĂźt que c’était le nez de la lignĂ©e. Mon pĂšre, cependant, Ă©tait mince de lĂ  et de tout le visage, une tĂȘte de robin aux yeux rĂ©flĂ©chis et froids. Il ne tua qu’une fois dans sa vie ; c’était Ă  la chasse avec le Vieux ; une bĂȘte roula sous ses plombs ; et ensuite il ne recommença plus. Mon grand-pĂšre m’avait laissĂ© une canardiĂšre et deux carabines. Jamais je n’y voulus toucher. Le sang Ă©cumeux et riche de la race ainsi devint un pĂąle ruisselet tranquille en d’uniformes sites. Sans les Ă©carts oĂč s’altĂ©ra pour moi la nature, j’aurais eu le goĂ»t de mon pĂšre pour les besognes rĂ©guliĂšres et mĂ©ticuleuses. Il parlait peu, s’habillait de noir, ne sortait gĂ©nĂ©ralement qu’à la nuit. Il Ă©tait grave et timide, sans expansion. Il allait visiter deux fois le mois la stĂšle sous laquelle reposait ma mĂšre. Je fus bien Ă©tonnĂ© d’apprendre plus tard qu’il demeura jusqu’au bout le client d’une maison aux volets clos. Et sa vie fut un modĂšle d’ordre et de probitĂ©.
Je tins de lui mes minuties d’esprit et mes pauvretĂ©s quotidiennes. Il pratiqua, je crois, un libertinage prudent avec l’intolĂ©rance de la licence d’autrui. Sa mĂšre l’avait longtemps couvĂ© avec une tendresse jalouse. Il eut une adolescence laitĂ©e et tiĂšde comme une fille. À deux ans on l’habillait encore de tuniques sans sexe dĂ©fini. DĂ©jĂ  le Vieux vivait d’une vie solitaire et libre dans les bois. Ce ne fut qu’à la mort de ma grand’mĂšre qu’il lui fut rappelĂ© qu’il avait un fils. Dans un petit chef-lieu de province, ayant Ă  me cacher des autres et de moi-mĂȘme, j’aurais fait comme mon pĂšre : je me serais glissĂ© Ă  la nuit, le collet de mon paletot remontĂ© jusqu’aux yeux, dans les maisons Ă  volets fermĂ©s. J’ai prĂ©fĂ©rĂ© habiter les grandes villes, je n’ai pas dĂ» relever le collet de mon paletot. Je ne puis dire cependant que j’aie Ă©coutĂ© les mouvements de la nature.
L’homme de ma race eĂ»t Ă©tĂ© plutĂŽt le Vieux, celui qui Ă  l’automne partait subodorer le gibier humain Ă  la lisiĂšre des bois. Et sans doute il continua lui-mĂȘme la lignĂ©e des robeurs de proies chaudes. Mais tandis qu’ils allaient en plaine, d’une mine haute, moi je me suis tapi derriĂšre la haie et, avec de sournoises convoitises, j’ai regardĂ© filer la bĂȘte qu’à pleins poumons ils relançaient. La Femme un jour entra en moi et depuis elle n’est plus partie. Je suis restĂ© le possĂ©dĂ© des nostalgies de son trouble amour.
Dans cette grande maison de mon pĂšre, il venait, au temps oĂč ma sƓur vivait encore avec nous, des petites filles de son Ăąge, presque des jeunes filles. Elles Ă©taient toujours curieuses de connaĂźtre le frĂšre, l’ami du mĂȘme sang. Il y a lĂ  un attrait obscur des sexes oĂč pour la premiĂšre fois le petit homme et la petite femme futurs apprennent Ă  se connaĂźtre. Il naĂźt une contradiction de ne se croire que fraternels et de se dĂ©sirer d’une ingĂ©nue ardeur amoureuse.
J’aimai ainsi follement une grande fille que je ne vis jamais que par un trou de serrure. Quelquefois ensemble, Ellen et elle se mettaient en tĂȘte de me chercher dans la maison. Je me sauvais par l’escalier. Un jour elles montĂšrent au grenier. Je me cachai dans un panier Ă  linge.
Et ensuite, Ă  la pointe des pieds, je redescendais, j’allais me coller contre la porte, l’Ɠil Ă  la serrure ; je serais mort si tout Ă  coup la porte s’était ouverte. La grande Dinah enfin s’en retournait et je baisais longuement la chaise sur laquelle elle s’était assise. Elle aussi se maria un peu de temps aprĂšs Ellen.
On nous avait appris la plus sĂ©vĂšre dĂ©cence. J’ignorai toujours comment Ă©taient faites les Ă©paules de ma sƓur. Sa chambre Ă©tait Ă©loignĂ©e de la mienne ; une porte sĂ©parait ma chambre de celle de mon pĂšre et cette porte n’était jamais fermĂ©e. Quand il s’habillait, il tirait le paravent. Je n’ai jamais pu savoir s’il m’aimait. Il veillait scrupuleusement Ă  l’accomplissement de mes devoirs religieux ; il m’embrassait rarement ; il semblait surtout prĂ©occupĂ© de faire de moi un jeune homme correct, Ă  l’abri des tentations du pĂ©chĂ©.
C’était lĂ  un mot qui revenait souvent dans ses entretiens ; je l’entendais aussi sur les lĂšvres du prĂȘtre qui tous les mois me confessait. Et je ne savais pas ce que c’était que le pĂ©chĂ©, je le redoutais dans tous les mouvements spontanĂ©s de ma sensibilitĂ©.
On m’apprit ainsi Ă  me dĂ©fier de la nature : elle ne s’en Ă©veilla que plus activement. À douze ans je connus ma nuditĂ©, elle me devint la cause d’un secret plaisir. Et il arrivait que mon pĂšre, m’entendant soupirer, quelquefois entrait la nuit dans ma chambre et venait jusqu’à mon lit.
Je m’habituai Ă  l’idĂ©e qu’il fallait rĂ©primer ma joie, mes Ă©lans, le bruit de ma voix, les manifestations de l’ĂȘtre intĂ©rieur. Ellen une fois fut rĂ©primandĂ©e pour m’avoir caressĂ© trop tendrement. Ce jour-lĂ , je pleurai des larmes que j’ignorais encore, comme pour une blessure trĂšs profonde de nos fibres violemment sĂ©parĂ©es, une chose honteuse au fond de notre fraternitĂ© et qui nous rendait Ă©trangers. Je ne ressentis plus aux approches d’Ellen qu’un sourd et inexplicable malaise. Je me cachai d’elle comme de mon pĂšre. Mais Ă  quelque temps de lĂ , il me surprit une aprĂšs-midi derriĂšre la porte, regardant la belle Dinah. Il me prit par le bras, m’entraĂźna par l’escalier, m’enferma dans ma chambre. Et je ne revis plus la grande fille : ce fut Ă  partir de ce moment que je l’aimai si follement.
Mon pĂšre fut ainsi l’une des causes de mon mal. Tant que j’habitai avec lui, je vĂ©cus d’une vie solitaire dans la maison et le jardin. Il n’y avait point de tableaux aux murs, nulle aimable image qui eĂ»t pu me rĂ©vĂ©ler la BeautĂ© ; et la porte de la bibliothĂšque me restait dĂ©fendue. On ne parlait jamais des organes de la vie qu’avec rĂ©ticences ; il sembla qu’il fĂ»t honteux d’ĂȘtre un homme ; et peut-ĂȘtre l’amour, pour mon pĂšre, demeura la faiblesse humiliante qu’il allait soulager dans la maison aux volets clos. Je ne connus donc l’harmonie de la vie et la beautĂ© de mon corps qu’à travers la douleur de les sentir malfaisants, frappĂ©s de la rĂ©probation divine et humaine. Mais alors dĂ©jĂ  il Ă©tait trop tard pour les aimer sans la pensĂ©e du pĂ©chĂ©. Et je fus l’enfant qui, pour avoir touchĂ© Ă  sa chair, se croit vouĂ© Ă  la damnation.
Cela ne s’en alla jamais tout Ă  fait. Il resta au fond de moi la rougeur de la nuditĂ© de l’ĂȘtre et du nom par lequel on la nomme chez l’homme et chez la femme. En soi, cependant, je n’y voyais rien de rĂ©pugnant : ce n’était qu’à la rĂ©flexion, en me rappelant les rĂ©ticences dĂ©goĂ»tĂ©es avec lesquelles on m’avertit d’ignorer certaines parties de ma vie, qu’elles m’apparaissaient mon infirmitĂ© vive.
Elles Ă©taient plutĂŽt belles pour mes yeux et cependant il Ă©tait dĂ©fendu Ă  mes yeux de les regarder. La nature ne me les avait donnĂ©es que pour ne point les connaĂźtre ; elles Ă©taient comme une erreur et une dĂ©faillance de la crĂ©ation ; elles s’éternisaient le remords vivant de Dieu, et quand je sus plus tard que tout le secret de la vie y rĂ©sidait comme en un alambic merveilleux des races, je me rĂ©voltai. Mais la rougeur ne fut pas dissipĂ©e.
« Qu’il y ait au centre de toi, plus bas que le visage, mais plus prĂšs des battements de ton cƓur, un foyer d’ardentes effusions, le mĂ©canisme mĂȘme de ta vie et de toutes les autres vies semblables Ă  la tienne, fais que jamais ce mystĂšre n’approche de ta pensĂ©e. Il est d’autant plus abominable qu’il rĂ©sume, dans la beautĂ© de ses formes extĂ©rieures, dans sa grĂące flexueuse de fleur, la structure totale de ton corps. Tu n’y peux porter la main ni le regard sans l’orgueil de t’y Ă©prouver viril, en possession de la force qui perpĂ©tue la substance. Tu le sentiras vivre comme une part de ta vie aux impulsions irrĂ©sistibles, comme un ĂȘtre de muscles et de sang coexistant Ă  ton ĂȘtre spirituel. Et cependant c’est la chose infĂ©rieure et innommable par laquelle, si tu t’y complais, tu te reconnaĂźtras animal. »
Ainsi parlait le prĂȘtre. C’était aussi le sens de ce qui se disait et se pensait autour de moi. Et plus tard je compris que l’exĂ©cration du moyen Ăąge pour l’Ɠuvre saine de la vie et les organes qui en sont les agents subtils, n’avait pas cessĂ© de rĂ©gner dans les sociĂ©tĂ©s actuelles.
Mais alors j’ignorais encore l’arcane divin. Je savais seulement qu’en connaissant ma chair, il en naissait un dĂ©lice trouble, l’ñcre et Ă©trange saveur de mordre en un fruit vert. C’était la sensualitĂ© aussi de toucher, avec des papilles infiniment ductiles, un tissu Ă©lectrique, une soie frĂ©missante et chaude. Mon corps ainsi s’attestait vivre et se rĂ©percuter aux centres nerveux en dehors de ma volontĂ©. Il vivait d’une vie personnelle et profonde Ă  travers une durĂ©e d’ondes vibratoires comme le son et la lumiĂšre, une projection de mes rĂ©sonances par delĂ  l’ĂȘtre conscient.
Je ressentais confusĂ©ment dans la secousse d’un vertige passer le magnĂ©tisme, la loi des attirances et des vibrations qui rĂšgle le mĂ©canisme universel.
Un instinct apprend ainsi l’enfant Ă  s’éprouver ; il y est portĂ© aussi naturellement qu’à boire et Ă  manger ; l’activitĂ© de ses cellules, le jeu libre de ses Ă©nergies le met en contact avec ses organes. Et l’unique perception de l’Infini qu’il soit donnĂ© aux hommes de connaĂźtre dans le spasme de l’amour dĂ©jĂ  est contenue dans le moment oĂč pour la premiĂšre fois il est projetĂ© en dehors de la vie par la brĂšve sensation oĂč il s’étonne de tenir l’éternitĂ©.
Pourtant la rogue incomprĂ©hension des Ă©ducateurs continue Ă  qualifier de vice honteux le tourment ingĂ©nu de se chercher dans le premier acte de la connaissance. Il arrivera un temps oĂč, au contraire, l’éveil des sens sera utilisĂ© par les maĂźtres pour le dĂ©veloppement de l’ĂȘtre intĂ©gral, oĂč, en lui apprenant le respect de ses organes et les buts qui leur sont assignĂ©s et par lesquels ils se conforment Ă  l’évolution du monde, ces missionnaires de la vraie prĂ©dication, ces ministres des secrĂštes intentions divines ne susciteront plus chez l’enfant la dĂ©risoire retenue de la honte et plutĂŽt y substitueront la notion d’un culte naturel, d’une religion de l’homme physique impliquant des rites qui ne doivent pas ĂȘtre transgressĂ©s.
Mais tout n’est-il pas Ă  refaire dans une sociĂ©tĂ© qui a exclu l’hommage Ă  la BeautĂ© et qui a fait de la peur des formes cachĂ©es la loi des rapports entre l’homme et la femme ? La dĂ©mence phallique, les rĂ©voltes de l’instinct comprimĂ© dans les formes spontanĂ©es de l’amour est le mal des races, aux racines mĂȘmes de l’ĂȘtre. Tous en souffrent et cependant plus d’un, qui me donnera secrĂštement raison en lisant ces pages, s’étonnera devant le monde que quelqu’un ait osĂ© porter la main Ă  l’arche sainte des pudeurs routiniĂšres.
J’entrai au collĂšge et presque aussitĂŽt j’eus ce spectacle barbare. Un Ă©lĂšve, surpris dans les latrines, fut exposĂ© devant la classe, les mains ligotĂ©es : elles n’avaient fait pourtant que ce que les professeurs eux-mĂȘmes avaient fait Ă©tant enfants. Le supplice dura toute une aprĂšs-midi et nous-mĂȘmes dont les mains avaient pĂ©chĂ© cent fois, nous cĂ©dĂąmes Ă  la lĂąchetĂ© de huer celui qui s’était trouvĂ© sans dĂ©fense contre la tentation et nous fut ce jour-lĂ  proposĂ© comme un coupable ignominieux. Il n’avait commis qu’une faute, ce fut de se laisser surprendre.
Eh bien, aujourd’hui encore je ne puis rencontrer cet ancien condisciple sans que la scĂšne se retrace Ă  ma pensĂ©e et qu’il en rĂ©sulte pour son Ăąge mĂ»r un sentiment invincible de dĂ©chĂ©ance. Il semble, d’ailleurs, que cette rĂ©probation sauvage ait pesĂ© sur toute la suite de sa vie : il n’a pu se frayer un chemin Ă  travers le hallier social. J’ai appris qu’il continuait Ă  vĂ©gĂ©ter en une condition subalterne.
L’excellent PĂšre pourtant avait cru seulement faire un exemple, car les pratiques libertines sĂ©vissaient dans la classe. Il arriva qu’au rebours de ce qu’il attendait, la contagion gagna les meilleurs : il se forma des coteries et moi-mĂȘme m’y trouvai englobĂ©.
C’est du collĂšge que data pour moi vĂ©ritablement l’initiation. Tout ce qui, dans un mode plus parfait d’éducation, eĂ»t dĂ» m’ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ© Ă  doses prudentes et graduĂ©es par le maĂźtre, je l’appris par la salauderie luxurieuse des camaraderies. La plupart avaient des sƓurs avec lesquelles s’était Ă©bauchĂ© le noviciat du plaisir. Je puis affirmer, pour en avoir reçu maintes fois la confidence, que nombre de jeunes filles n’arrivent au mariage que demi essayĂ©es par leurs frĂšres. C’est encore une des consĂ©quences de l’ignorance des sexes l’un envers l’autre : ils se recherchent en raison mĂȘme des dĂ©fenses qui les sĂ©parent : elles irritent bien mieux leur vierge sens gĂ©nĂ©sique.
L’essai, chez ces mĂąles prĂ©coces, n’allait pas jusqu’à la connaissance totale ; mais ils l’avaient expĂ©rimentĂ©e en des apprentissages hasardeux. Ils s’étaient Ă©prouvĂ©s avec leurs consanguines en des prĂ©liminaires. Le libertinage sĂ©nile n’a peut-ĂȘtre d’équivalent que la frĂ©nĂ©sie nuptiale des tout jeunes hommes. Ils me rĂ©vĂ©lĂšrent la forme secrĂšte de la femme, je sus le schĂ©ma sacrĂ©. J’en portai en moi l’obsession et l’effroi ; je versai de secrĂštes larmes en songeant que Dinah n’était pas faite autrement que celles de qui ils me parlaient. La Femme vaguement s’instaura le mythe pervers, le flanc malĂ©fique et je ne connaissais encore CircĂ© qu’à travers une fable obscure. Ma trouble angoisse s’aviva de mes jeunes ferveurs catholiques. Je ne pouvais penser au sixiĂšme commandement sans ĂȘtre transportĂ© d’horreur et de dĂ©sir. Le mystĂšre voilĂ© du sexe ainsi fut dĂ©chirĂ© et me consterna. Il m’attirait et me repoussait comme la difformitĂ© d’un ĂȘtre sans analogie avec ma propre structure physique.
Aucun de mes condisciples n’avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans la pensĂ©e que les deux sexes sont les complĂ©mentaires d’une unitĂ© de vie et qu’ils n’apparaissent dissemblables qu’en vue de l’accomplissement dans la BeautĂ© et l’Harmonie d’un mĂȘme ĂȘtre unique. Moi-mĂȘme j’avais vĂ©cu jusqu’alors dans l’ignorance plĂ©niĂšre de cette diffĂ©renciation qui se rĂ©sout en une conjonction Ă©mouvante. Ils se plaisaient Ă  profaner la fleur dĂ©licate de l’amour en l’assimilant Ă  de repoussantes analogies, Ă  des images restrictives de la beautĂ© mystique qui en fait le lotus de vie, le calice sacrĂ© des races. J’en arrivai ainsi Ă  mon tour Ă  l’envisager comme une erreur de la nature, comme le symbole de la laideur du pĂ©chĂ©. Toute la premiĂšre Ă©ducation dans la famille est basĂ©e sur cette horreur du plus adorable des organes et je crois bien, l’impression demeure Ă  peu prĂšs la mĂȘme pour tous les adolescents prĂ©maturĂ©ment initiĂ©s. J’eus le spectacle de jeunes vierges brutalement Ă©talĂ©es dans leur nuditĂ© innocente, sacrifiĂ©es dans l’immodestie ignorante de leur novice dĂ©sir. Je ne me rendis compte de ce sacrilĂšge que par la suite. Je connus du mĂȘme coup la persistance du vieil homme atavique chez les postĂ©ritĂ©s. Le sang des races charriait en eux un goĂ»t de rapts et de proies comme au temps barbare oĂč la femme Ă©tait la machinale esclave des instincts du mĂąle.
Et alors dĂ©jĂ  je n’ignorais plus de quelles fougueuses ardeurs avait brĂ»lĂ© ce grand-pĂšre qui traquait par les escaliers les servantes de la maison.
Aux vacances de la cinquiÚme année, il arriva un événement.
Mon pĂšre, Ă  la garde du jardinier, m’avait envoyĂ© passer un mois dans notre maison des bois. Il n’y avait que moi dans la maison ; le jardinier et sa famille habitaient une des dĂ©pendances ; quelquefois nous restions des jours entiers sans voir personne. Or, un matin de pluie douce, j’allai vers la riviĂšre : elle Ă©tait de l’autre cĂŽtĂ© de la futaie.
Je marchai un peu de temps sous les grands arbres. Il sentait bon l’écorce verte et le serpolet mouillĂ© ; les oiseaux avec des cris las volaient, s’ébrouaient sous la feuillĂ©e. Au bout du chemin, j’aperçus enfin les eaux grises. D’une large coulĂ©e, criblĂ©e par le grĂ©sillement de la pluie, elles descendaient vers la plaine et les hameaux entre les osiers violets, sous le grand ciel plombĂ© d’une douceur malade. Et je longeai les osiers, j’étais malade moi-mĂȘme du mal de l’étĂ©.
Il y avait si longtemps que je n’avais plus vu un visage ami. J’aurais voulu avoir quelqu’un auprĂšs de moi. Je ne sais pas ce que je lui aurais dit ; peut-ĂȘtre je ne lui aurais pas parlĂ©, mais il m’eĂ»t Ă©tĂ© agrĂ©able de l’avoir auprĂšs de moi, de marcher ainsi Ă  deux dans la fraĂźcheur de la terre. Comme tristement je regardais vers l’autre rive, un haut vieillard se leva dans la campagne et je reconnus mon grand-pĂšre. Il fauchait les herbes de son pas de gĂ©ant ; il avait l’air d’un grand buffle : et puis il se baissa, il coupa un roseau, et avec son couteau il en faisait un sifflet. Le vent lĂ©gĂšrement remuait les osiers fleuris. Mais le Vieux depuis longtemps est sous les ifs, pensai-je. Maintenant un paysan lĂ -bas s’en allait en faisant un geste de colĂšre.
Alors il me vint une grande tristesse : celui-lĂ  si souvent avait amusĂ© mon enfance avec ses sifflets ; ses mains me caressaient avec une douceur chaude et affectueuse. Les femmes, une fois qu’elles s’y sentaient prises, demeuraient charmĂ©es comme des oiseaux. Les servantes m’avaient appris cette vie d’amour du bonhomme.
J’arrivai ainsi Ă  un tournant de la riviĂšre. Un bouquet d’arbres avait poussĂ© lĂ , dans la grande plaine verte. Et j’aperçus au travers deux vaches qui pĂąturaient, mais personne n’avait l’air de les garder. Cependant quelqu’un sous les feuillages bas pleura doucement ; je croyais entendre le bruit d’une source qui s’égoutte. Ayant fait un pas, je vis une longue fille mince qui Ă©tait couchĂ©e sur le ventre et tenait la tĂȘte dans ses poings. Elle avait de pĂąles cheveux d’argent et ses jambes nues sortaient de sa jupe trop courte. Je ne vis d’abord que ses cheveux et ses jambes ; mais quand je passai prĂšs d’elle, elle se dressa sur ses mains et me regarda avec des yeux de bĂȘte mĂ©chante.
– Ah ! cria-t-elle, voilà encore une fois que cet homme m’a battue !
J’ignorais si elle parlait du vieux paysan qui marchait dans la plaine. Elle Ă©tait retombĂ©e dans l’herbe mouillĂ©e ; elle frappait maintenant le sol avec des mains irritĂ©es. Et puis, comme je tĂąchais de trouver en moi une parole, elle cessa de pleurer et se mit Ă  m’observer durement, Ă  travers les touffes claires de ses cheveux.
– Je te reconnais, tu es le fils du maĂźtre, me dit-elle ; toi aussi, je te dĂ©teste.
– Cependant je ne t’ai pas fait de mal.
La parole m’était revenue, j’appuyais sur elle des yeux dĂ©...

Table des matiĂšres

  1. Titre
  2. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique