Le mĂ©decin jouait avec son crayon dâor et mâa dit : « Un rĂ©gime sĂ©datif⊠» Non, ce nâest pas cela, ce nâest pas le mal quâils croient. Les nerfs sont pris, lâesprit aussi. Je ne lâignore pas, et pourtant il y a autre chose.
Dans la rue jâai haussĂ© les Ă©paules et dĂ©chirĂ© lâordonnance. Et puis une jolie enfant a passĂ©. Elle mâa regardĂ©. Je ne la connais pas, je ne lâai jamais vue ; cependant celle-lĂ sait mieux que les mĂ©decins le mal que jâai.
Peut-ĂȘtre je suis un homme trĂšs vieux. Je porte en mes os lâhomme que jâĂ©tais dĂ©jĂ dans les lointains de la race. Oui, alors dĂ©jĂ jâĂ©tais possĂ©dĂ© de ce mal ; mon sang Ăącrement brĂ»lait. Et jâai Ă peine trente ans.
Il y avait Ă la maison un beau vieillard vert, une espĂšce de gĂ©ant qui touchait le plafond en levant les bras. Tout lâhiver il maillait des filets lĂ -haut dans sa petite chambre sans feu. CâĂ©tait un homme trĂšs doux qui aimait la pĂȘche et la chasse. Vers le temps de lâautomne, il sâen allait Ă notre maison des bois. Nous avions toujours du gibier en abondance. Et un jour jâentendis rire une des servantes. « Le vieux encore une fois est allĂ© faire un enfant. » Je nâai compris que plus tard.
Le Vieux rentrait un peu honteux quand commençaient Ă tomber les premiĂšres neiges. Mon pĂšre lui parlait rudement, trĂšs rouge, et tout de suite se taisait Ă lâapproche de mon pas. Ma mĂšre dĂ©jĂ Ă©tait partie vers les stĂšles, Ă lâautre extrĂ©mitĂ© de la ville.
Avec le temps les voix sâapaisĂšrent. Je revois le beau vieillard me caressant avec les grandes mains dont il nouait ses cordes Ă filets.
Mes souvenirs ne vont pas plus avant. JâĂ©tais un petit garçon ; jâavais une sĆur, de huit ans mon aĂźnĂ©e. Elle quitta la maison pour se marier. Ce fut un trouble inexprimable pour moi. Je passai toute une nuit roulĂ© dans son lit en pleurant et respirant lâodeur de ses cheveux. Elle ne fut plus quâune femme et je me sentis jaloux de mon beau-frĂšre. Alors nous vĂ©cĂ»mes Ă trois un peu de temps, le Vieux, mon pĂšre et moi. Quelquefois, pendant lâabsence de celui-ci, un bruit Ă©trange venait de la chambre lĂ -haut. Le Vieux riait dâun rire que je nâai entendu Ă personne, un rire comme le hennissement dâun cheval Ă la saison dâamour. Et tantĂŽt lâune tantĂŽt lâautre des servantes descendait en criant une injure.
Puis on me mit en pension chez les JĂ©suites. Au bout dâun an, un matin dâhiver, mon pĂšre arriva me demander au parloir. Il me dit : « Ton grand-pĂšre est mort. » Je crus comprendre que câĂ©tait un dĂ©barras pour la maison. Celui-lĂ Ă©tait un homme dâun autre Ăąge, un fragment dâhumanitĂ© encore voisine des faunes avec des goĂ»ts de rapts, inoffensif au fond. Il eĂ»t dĂ» vivre au coin dâun bois, prĂšs dâun fleuve, traquant la femelle et le gibier. Ă soixante-dix ans, Ă©tant allĂ© Ă lâautomne dans la maison des bois, il engrossa la femme dâun de nos paysans : cela, tout le monde le savait. Il y avait beaucoup de petits enfants aux alentours de la maison qui avaient son visage.
Je crois que je lâai aimĂ© plus que je nâaimai mon pĂšre. Il avait lâair dâun grand buffle doux dans une Ă©table domestique. Je mâamusais Ă tirer son gros nez et il mâapprit Ă tailler des sifflets dans les roseaux. Il ne connaissait que les petites industries rustiques et forestiĂšres, appeaux, collets, filets, emmanchage des bĂȘches, affĂ»tage des faux, etc. Il imitait le glapissement du renard, le grouinement du sanglier, le craquĂštement de la cigogne. Et il avait mangĂ©, dâune goinfrerie dâogre, une des solides fortunes du pays. Je nâoublierai jamais la fiĂšre mine quâil avait sur son lit, entre les chandelles. Quand on lâeut menĂ© au cimetiĂšre, il y eut un grand silence dans la maison.
Ce gros nez du Vieux, je lâai aussi. Il paraĂźt que câĂ©tait le nez de la lignĂ©e. Mon pĂšre, cependant, Ă©tait mince de lĂ et de tout le visage, une tĂȘte de robin aux yeux rĂ©flĂ©chis et froids. Il ne tua quâune fois dans sa vie ; câĂ©tait Ă la chasse avec le Vieux ; une bĂȘte roula sous ses plombs ; et ensuite il ne recommença plus. Mon grand-pĂšre mâavait laissĂ© une canardiĂšre et deux carabines. Jamais je nây voulus toucher. Le sang Ă©cumeux et riche de la race ainsi devint un pĂąle ruisselet tranquille en dâuniformes sites. Sans les Ă©carts oĂč sâaltĂ©ra pour moi la nature, jâaurais eu le goĂ»t de mon pĂšre pour les besognes rĂ©guliĂšres et mĂ©ticuleuses. Il parlait peu, sâhabillait de noir, ne sortait gĂ©nĂ©ralement quâĂ la nuit. Il Ă©tait grave et timide, sans expansion. Il allait visiter deux fois le mois la stĂšle sous laquelle reposait ma mĂšre. Je fus bien Ă©tonnĂ© dâapprendre plus tard quâil demeura jusquâau bout le client dâune maison aux volets clos. Et sa vie fut un modĂšle dâordre et de probitĂ©.
Je tins de lui mes minuties dâesprit et mes pauvretĂ©s quotidiennes. Il pratiqua, je crois, un libertinage prudent avec lâintolĂ©rance de la licence dâautrui. Sa mĂšre lâavait longtemps couvĂ© avec une tendresse jalouse. Il eut une adolescence laitĂ©e et tiĂšde comme une fille. Ă deux ans on lâhabillait encore de tuniques sans sexe dĂ©fini. DĂ©jĂ le Vieux vivait dâune vie solitaire et libre dans les bois. Ce ne fut quâĂ la mort de ma grandâmĂšre quâil lui fut rappelĂ© quâil avait un fils. Dans un petit chef-lieu de province, ayant Ă me cacher des autres et de moi-mĂȘme, jâaurais fait comme mon pĂšre : je me serais glissĂ© Ă la nuit, le collet de mon paletot remontĂ© jusquâaux yeux, dans les maisons Ă volets fermĂ©s. Jâai prĂ©fĂ©rĂ© habiter les grandes villes, je nâai pas dĂ» relever le collet de mon paletot. Je ne puis dire cependant que jâaie Ă©coutĂ© les mouvements de la nature.
Lâhomme de ma race eĂ»t Ă©tĂ© plutĂŽt le Vieux, celui qui Ă lâautomne partait subodorer le gibier humain Ă la lisiĂšre des bois. Et sans doute il continua lui-mĂȘme la lignĂ©e des robeurs de proies chaudes. Mais tandis quâils allaient en plaine, dâune mine haute, moi je me suis tapi derriĂšre la haie et, avec de sournoises convoitises, jâai regardĂ© filer la bĂȘte quâĂ pleins poumons ils relançaient. La Femme un jour entra en moi et depuis elle nâest plus partie. Je suis restĂ© le possĂ©dĂ© des nostalgies de son trouble amour.
Dans cette grande maison de mon pĂšre, il venait, au temps oĂč ma sĆur vivait encore avec nous, des petites filles de son Ăąge, presque des jeunes filles. Elles Ă©taient toujours curieuses de connaĂźtre le frĂšre, lâami du mĂȘme sang. Il y a lĂ un attrait obscur des sexes oĂč pour la premiĂšre fois le petit homme et la petite femme futurs apprennent Ă se connaĂźtre. Il naĂźt une contradiction de ne se croire que fraternels et de se dĂ©sirer dâune ingĂ©nue ardeur amoureuse.
Jâaimai ainsi follement une grande fille que je ne vis jamais que par un trou de serrure. Quelquefois ensemble, Ellen et elle se mettaient en tĂȘte de me chercher dans la maison. Je me sauvais par lâescalier. Un jour elles montĂšrent au grenier. Je me cachai dans un panier Ă linge.
Et ensuite, Ă la pointe des pieds, je redescendais, jâallais me coller contre la porte, lâĆil Ă la serrure ; je serais mort si tout Ă coup la porte sâĂ©tait ouverte. La grande Dinah enfin sâen retournait et je baisais longuement la chaise sur laquelle elle sâĂ©tait assise. Elle aussi se maria un peu de temps aprĂšs Ellen.
On nous avait appris la plus sĂ©vĂšre dĂ©cence. Jâignorai toujours comment Ă©taient faites les Ă©paules de ma sĆur. Sa chambre Ă©tait Ă©loignĂ©e de la mienne ; une porte sĂ©parait ma chambre de celle de mon pĂšre et cette porte nâĂ©tait jamais fermĂ©e. Quand il sâhabillait, il tirait le paravent. Je nâai jamais pu savoir sâil mâaimait. Il veillait scrupuleusement Ă lâaccomplissement de mes devoirs religieux ; il mâembrassait rarement ; il semblait surtout prĂ©occupĂ© de faire de moi un jeune homme correct, Ă lâabri des tentations du pĂ©chĂ©.
CâĂ©tait lĂ un mot qui revenait souvent dans ses entretiens ; je lâentendais aussi sur les lĂšvres du prĂȘtre qui tous les mois me confessait. Et je ne savais pas ce que câĂ©tait que le pĂ©chĂ©, je le redoutais dans tous les mouvements spontanĂ©s de ma sensibilitĂ©.
On mâapprit ainsi Ă me dĂ©fier de la nature : elle ne sâen Ă©veilla que plus activement. Ă douze ans je connus ma nuditĂ©, elle me devint la cause dâun secret plaisir. Et il arrivait que mon pĂšre, mâentendant soupirer, quelquefois entrait la nuit dans ma chambre et venait jusquâĂ mon lit.
Je mâhabituai Ă lâidĂ©e quâil fallait rĂ©primer ma joie, mes Ă©lans, le bruit de ma voix, les manifestations de lâĂȘtre intĂ©rieur. Ellen une fois fut rĂ©primandĂ©e pour mâavoir caressĂ© trop tendrement. Ce jour-lĂ , je pleurai des larmes que jâignorais encore, comme pour une blessure trĂšs profonde de nos fibres violemment sĂ©parĂ©es, une chose honteuse au fond de notre fraternitĂ© et qui nous rendait Ă©trangers. Je ne ressentis plus aux approches dâEllen quâun sourd et inexplicable malaise. Je me cachai dâelle comme de mon pĂšre. Mais Ă quelque temps de lĂ , il me surprit une aprĂšs-midi derriĂšre la porte, regardant la belle Dinah. Il me prit par le bras, mâentraĂźna par lâescalier, mâenferma dans ma chambre. Et je ne revis plus la grande fille : ce fut Ă partir de ce moment que je lâaimai si follement.
Mon pĂšre fut ainsi lâune des causes de mon mal. Tant que jâhabitai avec lui, je vĂ©cus dâune vie solitaire dans la maison et le jardin. Il nây avait point de tableaux aux murs, nulle aimable image qui eĂ»t pu me rĂ©vĂ©ler la BeautĂ© ; et la porte de la bibliothĂšque me restait dĂ©fendue. On ne parlait jamais des organes de la vie quâavec rĂ©ticences ; il sembla quâil fĂ»t honteux dâĂȘtre un homme ; et peut-ĂȘtre lâamour, pour mon pĂšre, demeura la faiblesse humiliante quâil allait soulager dans la maison aux volets clos. Je ne connus donc lâharmonie de la vie et la beautĂ© de mon corps quâĂ travers la douleur de les sentir malfaisants, frappĂ©s de la rĂ©probation divine et humaine. Mais alors dĂ©jĂ il Ă©tait trop tard pour les aimer sans la pensĂ©e du pĂ©chĂ©. Et je fus lâenfant qui, pour avoir touchĂ© Ă sa chair, se croit vouĂ© Ă la damnation.
Cela ne sâen alla jamais tout Ă fait. Il resta au fond de moi la rougeur de la nuditĂ© de lâĂȘtre et du nom par lequel on la nomme chez lâhomme et chez la femme. En soi, cependant, je nây voyais rien de rĂ©pugnant : ce nâĂ©tait quâĂ la rĂ©flexion, en me rappelant les rĂ©ticences dĂ©goĂ»tĂ©es avec lesquelles on mâavertit dâignorer certaines parties de ma vie, quâelles mâapparaissaient mon infirmitĂ© vive.
Elles Ă©taient plutĂŽt belles pour mes yeux et cependant il Ă©tait dĂ©fendu Ă mes yeux de les regarder. La nature ne me les avait donnĂ©es que pour ne point les connaĂźtre ; elles Ă©taient comme une erreur et une dĂ©faillance de la crĂ©ation ; elles sâĂ©ternisaient le remords vivant de Dieu, et quand je sus plus tard que tout le secret de la vie y rĂ©sidait comme en un alambic merveilleux des races, je me rĂ©voltai. Mais la rougeur ne fut pas dissipĂ©e.
« Quâil y ait au centre de toi, plus bas que le visage, mais plus prĂšs des battements de ton cĆur, un foyer dâardentes effusions, le mĂ©canisme mĂȘme de ta vie et de toutes les autres vies semblables Ă la tienne, fais que jamais ce mystĂšre nâapproche de ta pensĂ©e. Il est dâautant plus abominable quâil rĂ©sume, dans la beautĂ© de ses formes extĂ©rieures, dans sa grĂące flexueuse de fleur, la structure totale de ton corps. Tu nây peux porter la main ni le regard sans lâorgueil de tây Ă©prouver viril, en possession de la force qui perpĂ©tue la substance. Tu le sentiras vivre comme une part de ta vie aux impulsions irrĂ©sistibles, comme un ĂȘtre de muscles et de sang coexistant Ă ton ĂȘtre spirituel. Et cependant câest la chose infĂ©rieure et innommable par laquelle, si tu tây complais, tu te reconnaĂźtras animal. »
Ainsi parlait le prĂȘtre. CâĂ©tait aussi le sens de ce qui se disait et se pensait autour de moi. Et plus tard je compris que lâexĂ©cration du moyen Ăąge pour lâĆuvre saine de la vie et les organes qui en sont les agents subtils, nâavait pas cessĂ© de rĂ©gner dans les sociĂ©tĂ©s actuelles.
Mais alors jâignorais encore lâarcane divin. Je savais seulement quâen connaissant ma chair, il en naissait un dĂ©lice trouble, lâĂącre et Ă©trange saveur de mordre en un fruit vert. CâĂ©tait la sensualitĂ© aussi de toucher, avec des papilles infiniment ductiles, un tissu Ă©lectrique, une soie frĂ©missante et chaude. Mon corps ainsi sâattestait vivre et se rĂ©percuter aux centres nerveux en dehors de ma volontĂ©. Il vivait dâune vie personnelle et profonde Ă travers une durĂ©e dâondes vibratoires comme le son et la lumiĂšre, une projection de mes rĂ©sonances par delĂ lâĂȘtre conscient.
Je ressentais confusĂ©ment dans la secousse dâun vertige passer le magnĂ©tisme, la loi des attirances et des vibrations qui rĂšgle le mĂ©canisme universel.
Un instinct apprend ainsi lâenfant Ă sâĂ©prouver ; il y est portĂ© aussi naturellement quâĂ boire et Ă manger ; lâactivitĂ© de ses cellules, le jeu libre de ses Ă©nergies le met en contact avec ses organes. Et lâunique perception de lâInfini quâil soit donnĂ© aux hommes de connaĂźtre dans le spasme de lâamour dĂ©jĂ est contenue dans le moment oĂč pour la premiĂšre fois il est projetĂ© en dehors de la vie par la brĂšve sensation oĂč il sâĂ©tonne de tenir lâĂ©ternitĂ©.
Pourtant la rogue incomprĂ©hension des Ă©ducateurs continue Ă qualifier de vice honteux le tourment ingĂ©nu de se chercher dans le premier acte de la connaissance. Il arrivera un temps oĂč, au contraire, lâĂ©veil des sens sera utilisĂ© par les maĂźtres pour le dĂ©veloppement de lâĂȘtre intĂ©gral, oĂč, en lui apprenant le respect de ses organes et les buts qui leur sont assignĂ©s et par lesquels ils se conforment Ă lâĂ©volution du monde, ces missionnaires de la vraie prĂ©dication, ces ministres des secrĂštes intentions divines ne susciteront plus chez lâenfant la dĂ©risoire retenue de la honte et plutĂŽt y substitueront la notion dâun culte naturel, dâune religion de lâhomme physique impliquant des rites qui ne doivent pas ĂȘtre transgressĂ©s.
Mais tout nâest-il pas Ă refaire dans une sociĂ©tĂ© qui a exclu lâhommage Ă la BeautĂ© et qui a fait de la peur des formes cachĂ©es la loi des rapports entre lâhomme et la femme ? La dĂ©mence phallique, les rĂ©voltes de lâinstinct comprimĂ© dans les formes spontanĂ©es de lâamour est le mal des races, aux racines mĂȘmes de lâĂȘtre. Tous en souffrent et cependant plus dâun, qui me donnera secrĂštement raison en lisant ces pages, sâĂ©tonnera devant le monde que quelquâun ait osĂ© porter la main Ă lâarche sainte des pudeurs routiniĂšres.
Jâentrai au collĂšge et presque aussitĂŽt jâeus ce spectacle barbare. Un Ă©lĂšve, surpris dans les latrines, fut exposĂ© devant la classe, les mains ligotĂ©es : elles nâavaient fait pourtant que ce que les professeurs eux-mĂȘmes avaient fait Ă©tant enfants. Le supplice dura toute une aprĂšs-midi et nous-mĂȘmes dont les mains avaient pĂ©chĂ© cent fois, nous cĂ©dĂąmes Ă la lĂąchetĂ© de huer celui qui sâĂ©tait trouvĂ© sans dĂ©fense contre la tentation et nous fut ce jour-lĂ proposĂ© comme un coupable ignominieux. Il nâavait commis quâune faute, ce fut de se laisser surprendre.
Eh bien, aujourdâhui encore je ne puis rencontrer cet ancien condisciple sans que la scĂšne se retrace Ă ma pensĂ©e et quâil en rĂ©sulte pour son Ăąge mĂ»r un sentiment invincible de dĂ©chĂ©ance. Il semble, dâailleurs, que cette rĂ©probation sauvage ait pesĂ© sur toute la suite de sa vie : il nâa pu se frayer un chemin Ă travers le hallier social. Jâai appris quâil continuait Ă vĂ©gĂ©ter en une condition subalterne.
Lâexcellent PĂšre pourtant avait cru seulement faire un exemple, car les pratiques libertines sĂ©vissaient dans la classe. Il arriva quâau rebours de ce quâil attendait, la contagion gagna les meilleurs : il se forma des coteries et moi-mĂȘme mây trouvai englobĂ©.
Câest du collĂšge que data pour moi vĂ©ritablement lâinitiation. Tout ce qui, dans un mode plus parfait dâĂ©ducation, eĂ»t dĂ» mâĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ© Ă doses prudentes et graduĂ©es par le maĂźtre, je lâappris par la salauderie luxurieuse des camaraderies. La plupart avaient des sĆurs avec lesquelles sâĂ©tait Ă©bauchĂ© le noviciat du plaisir. Je puis affirmer, pour en avoir reçu maintes fois la confidence, que nombre de jeunes filles nâarrivent au mariage que demi essayĂ©es par leurs frĂšres. Câest encore une des consĂ©quences de lâignorance des sexes lâun envers lâautre : ils se recherchent en raison mĂȘme des dĂ©fenses qui les sĂ©parent : elles irritent bien mieux leur vierge sens gĂ©nĂ©sique.
Lâessai, chez ces mĂąles prĂ©coces, nâallait pas jusquâĂ la connaissance totale ; mais ils lâavaient expĂ©rimentĂ©e en des apprentissages hasardeux. Ils sâĂ©taient Ă©prouvĂ©s avec leurs consanguines en des prĂ©liminaires. Le libertinage sĂ©nile nâa peut-ĂȘtre dâĂ©quivalent que la frĂ©nĂ©sie nuptiale des tout jeunes hommes. Ils me rĂ©vĂ©lĂšrent la forme secrĂšte de la femme, je sus le schĂ©ma sacrĂ©. Jâen portai en moi lâobsession et lâeffroi ; je versai de secrĂštes larmes en songeant que Dinah nâĂ©tait pas faite autrement que celles de qui ils me parlaient. La Femme vaguement sâinstaura le mythe pervers, le flanc malĂ©fique et je ne connaissais encore CircĂ© quâĂ travers une fable obscure. Ma trouble angoisse sâaviva de mes jeunes ferveurs catholiques. Je ne pouvais penser au sixiĂšme commandement sans ĂȘtre transportĂ© dâhorreur et de dĂ©sir. Le mystĂšre voilĂ© du sexe ainsi fut dĂ©chirĂ© et me consterna. Il mâattirait et me repoussait comme la difformitĂ© dâun ĂȘtre sans analogie avec ma propre structure physique.
Aucun de mes condisciples nâavait Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans la pensĂ©e que les deux sexes sont les complĂ©mentaires dâune unitĂ© de vie et quâils nâapparaissent dissemblables quâen vue de lâaccomplissement dans la BeautĂ© et lâHarmonie dâun mĂȘme ĂȘtre unique. Moi-mĂȘme jâavais vĂ©cu jusquâalors dans lâignorance plĂ©niĂšre de cette diffĂ©renciation qui se rĂ©sout en une conjonction Ă©mouvante. Ils se plaisaient Ă profaner la fleur dĂ©licate de lâamour en lâassimilant Ă de repoussantes analogies, Ă des images restrictives de la beautĂ© mystique qui en fait le lotus de vie, le calice sacrĂ© des races. Jâen arrivai ainsi Ă mon tour Ă lâenvisager comme une erreur de la nature, comme le symbole de la laideur du pĂ©chĂ©. Toute la premiĂšre Ă©ducation dans la famille est basĂ©e sur cette horreur du plus adorable des organes et je crois bien, lâimpression demeure Ă peu prĂšs la mĂȘme pour tous les adolescents prĂ©maturĂ©ment initiĂ©s. Jâeus le spectacle de jeunes vierges brutalement Ă©talĂ©es dans leur nuditĂ© innocente, sacrifiĂ©es dans lâimmodestie ignorante de leur novice dĂ©sir. Je ne me rendis compte de ce sacrilĂšge que par la suite. Je connus du mĂȘme coup la persistance du vieil homme atavique chez les postĂ©ritĂ©s. Le sang des races charriait en eux un goĂ»t de rapts et de proies comme au temps barbare oĂč la femme Ă©tait la machinale esclave des instincts du mĂąle.
Et alors dĂ©jĂ je nâignorais plus de quelles fougueuses ardeurs avait brĂ»lĂ© ce grand-pĂšre qui traquait par les escaliers les servantes de la maison.
Aux vacances de la cinquiÚme année, il arriva un événement.
Mon pĂšre, Ă la garde du jardinier, mâavait envoyĂ© passer un mois dans notre maison des bois. Il nây avait que moi dans la maison ; le jardinier et sa famille habitaient une des dĂ©pendances ; quelquefois nous restions des jours entiers sans voir personne. Or, un matin de pluie douce, jâallai vers la riviĂšre : elle Ă©tait de lâautre cĂŽtĂ© de la futaie.
Je marchai un peu de temps sous les grands arbres. Il sentait bon lâĂ©corce verte et le serpolet mouillĂ© ; les oiseaux avec des cris las volaient, sâĂ©brouaient sous la feuillĂ©e. Au bout du chemin, jâaperçus enfin les eaux grises. Dâune large coulĂ©e, criblĂ©e par le grĂ©sillement de la pluie, elles descendaient vers la plaine et les hameaux entre les osiers violets, sous le grand ciel plombĂ© dâune douceur malade. Et je longeai les osiers, jâĂ©tais malade moi-mĂȘme du mal de lâĂ©tĂ©.
Il y avait si longtemps que je nâavais plus vu un visage ami. Jâaurais voulu avoir quelquâun auprĂšs de moi. Je ne sais pas ce que je lui aurais dit ; peut-ĂȘtre je ne lui aurais pas parlĂ©, mais il mâeĂ»t Ă©tĂ© agrĂ©able de lâavoir auprĂšs de moi, de marcher ainsi Ă deux dans la fraĂźcheur de la terre. Comme tristement je regardais vers lâautre rive, un haut vieillard se leva dans la campagne et je reconnus mon grand-pĂšre. Il fauchait les herbes de son pas de gĂ©ant ; il avait lâair dâun grand buffle : et puis il se baissa, il coupa un roseau, et avec son couteau il en faisait un sifflet. Le vent lĂ©gĂšrement remuait les osiers fleuris. Mais le Vieux depuis longtemps est sous les ifs, pensai-je. Maintenant un paysan lĂ -bas sâen allait en faisant un geste de colĂšre.
Alors il me vint une grande tristesse : celui-lĂ si souvent avait amusĂ© mon enfance avec ses sifflets ; ses mains me caressaient avec une douceur chaude et affectueuse. Les femmes, une fois quâelles sây sentaient prises, demeuraient charmĂ©es comme des oiseaux. Les servantes mâavaient appris cette vie dâamour du bonhomme.
Jâarrivai ainsi Ă un tournant de la riviĂšre. Un bouquet dâarbres avait poussĂ© lĂ , dans la grande plaine verte. Et jâaperçus au travers deux vaches qui pĂąturaient, mais personne nâavait lâair de les garder. Cependant quelquâun sous les feuillages bas pleura doucement ; je croyais entendre le bruit dâune source qui sâĂ©goutte. Ayant fait un pas, je vis une longue fille mince qui Ă©tait couchĂ©e sur le ventre et tenait la tĂȘte dans ses poings. Elle avait de pĂąles cheveux dâargent et ses jambes nues sortaient de sa jupe trop courte. Je ne vis dâabord que ses cheveux et ses jambes ; mais quand je passai prĂšs dâelle, elle se dressa sur ses mains et me regarda avec des yeux de bĂȘte mĂ©chante.
â Ah ! cria-t-elle, voilĂ encore une fois que cet homme mâa battue !
Jâignorais si elle parlait du vieux paysan qui marchait dans la plaine. Elle Ă©tait retombĂ©e dans lâherbe mouillĂ©e ; elle frappait maintenant le sol avec des mains irritĂ©es. Et puis, comme je tĂąchais de trouver en moi une parole, elle cessa de pleurer et se mit Ă mâobserver durement, Ă travers les touffes claires de ses cheveux.
â Je te reconnais, tu es le fils du maĂźtre, me dit-elle ; toi aussi, je te dĂ©teste.
â Cependant je ne tâai pas fait de mal.
La parole mâĂ©tait revenue, jâappuyais sur elle des yeux dĂ©...