Armance
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Armance

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À propos de ce livre

Octave de Malivert sort de Polytechnique. Il est jeune, brillant, Ă©lĂ©gant mais son caractĂšre Ă©trange inquiĂšte sa mĂšre. Celle-ci l'invite Ă  frĂ©quenter le salon de mandame de Malivert pour le sortir de son isolement. Il y retrouve sa cousine, Armance de Zohiloff. Mais si la «loi d'indemnité» qui vient d'ĂȘtre votĂ©e pour indemniser les nobles s'estimant spoliĂ©s par la rĂ©volution fait d'Octave un parti intĂ©ressant, Armance semble rester insensible aux attraits du jeune homme. Octave rĂ©alise qu'il est amoureux d'Armance, malgrĂ© sa volontĂ© et le serment qu'il s'est fait de ne jamais aimer. DerriĂšre ce comportement Ă©tange, il y a le mal d'Octave, condamnĂ© au seul amour platonique...

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635226016

Chapitre 1

It is old and plain
It is silly sooth
And dallies with the innocence of love.
Twelfth Night, act. II.
À peine ĂągĂ© de vingt ans, Octave venait de sortir de l’École Polytechnique*. Son pĂšre, le marquis de Malivert, souhaita retenir son fils unique Ă  Paris. Une fois qu’Octave se fut assurĂ© que tel Ă©tait le dĂ©sir constant d’un pĂšre qu’il respectait et de sa mĂšre qu’il aimait avec une sorte de passion, il renonça au projet d’entrer dans l’artillerie. Il aurait voulu passer quelques annĂ©es dans un rĂ©giment, et ensuite donner sa dĂ©mission jusqu’à la premiĂšre guerre qu’il lui Ă©tait assez Ă©gal de faire comme lieutenant ou avec le grade de colonel. C’est un exemple des singularitĂ©s qui le rendaient odieux aux hommes vulgaires.
Beaucoup d’esprit, une taille Ă©levĂ©e, des maniĂšres nobles, de grands yeux noirs les plus beaux du monde auraient marquĂ© la place d’Octave parmi les jeunes gens les plus distinguĂ©s de la sociĂ©tĂ©, si quelque chose de sombre, empreint dans ces yeux si doux, n’eĂ»t portĂ© Ă  le plaindre plus qu’à l’envier. Il eĂ»t fait sensation s’il eĂ»t dĂ©sirĂ© parler ; mais Octave ne dĂ©sirait rien, rien ne semblait lui causer ni peine ni plaisir. Fort souvent malade durant sa premiĂšre jeunesse, depuis qu’il avait recouvrĂ© des forces et de la santĂ©, on l’avait toujours vu se soumettre sans balancer Ă  ce qui lui semblait prescrit par le devoir ; mais on eĂ»t dit que si le devoir n’avait pas Ă©levĂ© la voix, il n’y eĂ»t pas eu chez lui de motif pour agir. Peut-ĂȘtre quelque principe singulier, profondĂ©ment empreint dans ce jeune cƓur, et qui se trouvait en contradiction avec les Ă©vĂ©nements de la vie rĂ©elle, tels qu’il les voyait se dĂ©velopper autour de lui, le portait-il Ă  se peindre sous des images trop sombres, et sa vie Ă  venir et ses rapports avec les hommes. Quelle que fĂ»t la cause de sa profonde mĂ©lancolie, Octave semblait misanthrope avant l’ñge. Le commandeur de Soubirane, son oncle, dit un jour devant lui qu’il Ă©tait effrayĂ© de ce caractĂšre.
– Pourquoi me montrerais-je autre que je ne suis ? rĂ©pondit froidement Octave. Votre neveu sera toujours sur la ligne de la raison.
– Mais Jamais en deçà ni au delĂ , reprit le commandeur avec sa vivacitĂ© provençale ; d’oĂč je conclus que si tu n’es pas le Messie attendu par les HĂ©breux, tu es Lucifer en personne, revenant exprĂšs dans ce monde pour me mettre martel en tĂȘte. Que diable es-tu ? Je ne puis te comprendre ; tu es le devoir incarnĂ©.
– Que je serais heureux de n’y jamais manquer ! dit Octave ; que je voudrais pouvoir rendre mon Ăąme pure au CrĂ©ateur comme je l’ai reçue !
– Miracle ! s’écria le commandeur : voilĂ  depuis un an, le premier dĂ©sir que je vois exprimer par cette Ăąme si pure qu’elle en est glacĂ©e !
Et fort content de sa phrase le commandeur quitta le salon en courant.
Octave regarda sa mĂšre avec tendresse, elle savait si cette Ăąme Ă©tait glacĂ©e. On pouvait dire de Mme de Malivert qu’elle Ă©tait restĂ©e jeune quoiqu’elle approchĂąt de cinquante ans. Ce n’est pas seulement parce qu’elle Ă©tait encore belle, mais avec l’esprit le plus singulier et le plus piquant, elle avait conservĂ© une sympathie vive et obligeante pour les intĂ©rĂȘts de ses amis, et mĂȘme pour les malheurs et les joies des jeunes gens. Elle entrait naturellement dans leurs raisons d’espĂ©rer ou de craindre, et bientĂŽt elle semblait espĂ©rer ou craindre elle-mĂȘme. Ce caractĂšre perd de sa grĂące depuis que l’opinion semble l’imposer comme une convenance aux femmes d’un certain Ăąge qui ne sont pas dĂ©votes, mais jamais l’affectation n’approcha de Mme de Malivert.
Ses gens remarquaient depuis un certain temps qu’elle sortait en fiacre, et souvent, en rentrant, elle n’était pas seule. Saint-Jean, un vieux valet de chambre curieux, qui avait suivi ses maĂźtres dans l’émigration, voulut savoir quel Ă©tait un homme que plusieurs fois Mme de Malivert avait amenĂ© chez elle. Le premier jour, Saint-Jean perdit l’inconnu dans une foule ; Ă  la seconde tentative, la curiositĂ© de cet homme eut plus de succĂšs : il vit le personnage qu’il suivait entrer Ă  l’hĂŽpital de la CharitĂ©, et apprit du portier que cet inconnu Ă©tait le cĂ©lĂšbre docteur Duquerrel. Les gens de Mme de Malivert dĂ©couvrirent que leur maĂźtresse amenait successivement chez elle les mĂ©decins les plus cĂ©lĂšbres de Paris, et presque toujours elle trouvait l’occasion de leur faire voir son fils.
FrappĂ©e des singularitĂ©s qu’elle observait chez Octave, elle redoutait pour lui une affection de poitrine. Mais elle pensait que si elle avait le malheur de deviner juste, nommer cette maladie cruelle, ce serait hĂąter ses progrĂšs. Des mĂ©decins, gens d’esprit, dirent Ă  Mme de Malivert que son fils n’avait d’autre maladie que cette sorte de tristesse mĂ©contente et jugeante qui caractĂ©rise les jeunes gens de son Ă©poque et de son rang ; mais ils l’avertirent qu’elle-mĂȘme devait donner les plus grands soins Ă  sa poitrine. Cette nouvelle fatale fut divulguĂ©e dans la maison par un rĂ©gime auquel il fallut se soumettre, et M. de Malivert, auquel on voulut en vain cacher le nom de la maladie, entrevit pour sa vieillesse la possibilitĂ© de l’isolement.
Fort Ă©tourdi et fort riche avant la rĂ©volution, le marquis de Malivert, qui n’avait revu la France qu’en 1814, Ă  la suite du roi, se trouvait rĂ©duit, par les confiscations, Ă  vingt ou trente mille livres de rente. Il se croyait Ă  la mendicitĂ©. La seule occupation de cette tĂȘte qui n’avait jamais Ă©tĂ© bien forte, Ă©tait maintenant de chercher Ă  marier Octave. Mais encore plus fidĂšle Ă  l’honneur qu’à l’idĂ©e fixe qui le tourmentait, le vieux marquis de Malivert ne manquait jamais de commencer par ces mots les ouvertures qu’il faisait dans la sociĂ©tĂ© : « Je puis offrir un beau nom, une gĂ©nĂ©alogie certaine depuis la croisade de Louis le Jeune, et je ne connais Ă  Paris que treize familles qui puissent marcher la tĂȘte levĂ©e Ă  cet Ă©gard ; mais du reste je me vois rĂ©duit Ă  la misĂšre, Ă  l’aumĂŽne, je suis un gueux. »
Cette maniĂšre de voir chez un homme ĂągĂ© n’est pas faite pour produire cette rĂ©signation douce et philosophique qui est la gaietĂ© de la vieillesse ; et sans les incartades du vieux commandeur de Soubirane, mĂ©ridional un peu fou et assez mĂ©chant, la maison oĂč vivait Octave eĂ»t marquĂ©, par sa tristesse, mĂȘme dans le faubourg Saint-Germain. Mme de Malivert, que rien ne pouvait distraire de ses inquiĂ©tudes sur la santĂ© de son fils, pas mĂȘme ses propres dangers, prit occasion de l’état languissant oĂč elle se trouvait pour faire sa sociĂ©tĂ© habituelle de deux mĂ©decins cĂ©lĂšbres. Elle voulut gagner leur amitiĂ©. Comme ces messieurs Ă©taient l’un le chef, et l’autre l’un des plus fervents promoteurs de deux sectes rivales, leurs discussions, quoique sur un sujet si triste pour qui n’est pas animĂ© par l’intĂ©rĂȘt de la science et du problĂšme Ă  rĂ©soudre amusaient quelquefois Mme de Malivert, qui avait conservĂ© un esprit vif et curieux. Elle les engageait Ă  parler, et grĂące Ă  eux, au moins, de temps Ă  autre quelqu’un Ă©levait la voix dans le salon si noblement dĂ©corĂ©, mais si sombre, de l’hĂŽtel de Malivert.
Une tenture de velours vert, surchargĂ©e d’ornements dorĂ©s, semblait faite exprĂšs pour absorber toute la lumiĂšre que pouvaient fournir deux immenses croisĂ©es garnies de glaces au lieu de vitres. Ces croisĂ©es donnaient sur un jardin solitaire divisĂ© en compartiments bizarres par des bordures de buis. Une rangĂ©e de tilleuls taillĂ©s rĂ©guliĂšrement trois fois par an, en garnissait le fond, et leurs formes immobiles semblaient une image vivante de la vie morale de cette famille. La chambre du jeune vicomte, pratiquĂ©e au-dessus du salon et sacrifiĂ©e Ă  la beautĂ© de cette piĂšce essentielle, avait Ă  peine la hauteur d’un entre-sol. Cette chambre Ă©tait l’horreur d’Octave, et vingt fois, devant ses parents, il en avait fait l’éloge. Il craignait que quelque exclamation involontaire ne vĂźnt le trahir et montrer combien cette chambre et toute la maison lui Ă©taient insupportables.
Il regrettait vivement sa petite cellule de l’École Polytechnique. Le sĂ©jour de cette Ă©cole lui avait Ă©tĂ© cher, parce qu’il lui offrait l’image de la retraite et de la tranquillitĂ© d’un monastĂšre. Pendant longtemps Octave avait pensĂ© Ă  se retirer du monde et Ă  consacrer sa vie Ă  Dieu. Cette idĂ©e avait alarmĂ© ses parents et surtout le marquis, qui voyait dans ce dessein le complĂ©ment de toutes ses craintes relativement Ă  l’abandon qu’il redoutait pour ses vieux jours. Mais en cherchant Ă  mieux connaĂźtre les vĂ©ritĂ©s de la religion, Octave avait Ă©tĂ© conduit Ă  l’étude des Ă©crivains qui depuis deux siĂšcles ont essayĂ© d’expliquer comment l’homme pense et comment il veut, et ses idĂ©es Ă©taient bien changĂ©es ; celles de son pĂšre ne l’étaient point. Le marquis voyait avec une sorte d’horreur un jeune gentilhomme se passionner pour les livres ; il craignait toujours quelque rechute, et c’était un de ses grands motifs pour dĂ©sirer le prompt mariage d’Octave.
On jouissait des derniers beaux jours de l’automne qui, à Paris, est le printemps ; Mme de Malivert dit à son fils :
– Vous devriez monter à cheval.
Octave ne vit dans cette proposition qu’un surcroĂźt de dĂ©pense, et comme les plaintes continuelles de son pĂšre lui faisaient croire la fortune de sa famille bien plus rĂ©duite qu’elle ne l’était en effet, il refusa longtemps :
– À quoi bon, chĂšre maman ? rĂ©pondait-il toujours ; je monte fort bien Ă  cheval, mais je n’y trouve aucun plaisir.
Mme de Malivert fit amener dans l’écurie un superbe cheval anglais dont la jeunesse et la grĂące firent un Ă©trange contraste avec les deux anciens chevaux normands qui, depuis douze ans, s’acquittaient du service de la maison. Octave fut embarrassĂ© de ce cadeau ; pendant deux jours il en remercia sa mĂšre ; mais le troisiĂšme, se trouvant seul avec elle, comme on vint Ă  parler du cheval anglais :
– Je t’aime trop pour te remercier encore, dit-il en prenant la main de Mme de Malivert et la pressant contre ses lĂšvres ; faut-il qu’une fois en sa vie ton fils n’ait pas Ă©tĂ© sincĂšre avec la personne qu’il aime le mieux au monde ? Ce cheval vaut 4000 francs, tu n’es pas assez riche pour que cette dĂ©pense ne te gĂȘne pas.
Mme de Malivert ouvrit le tiroir d’un secrĂ©taire.
– VoilĂ  mon testament, dit-elle, je te donnais mes diamants, mais sous une condition expresse, c’est que tant que durerait le produit de leur vente, tu aurais un cheval que tu monterais quelquefois par mon ordre. J’ai fait vendre en secret deux de ces diamants pour avoir le bonheur de te voir un joli cheval de mon vivant. L’un des plus grands sacrifices que m’ait imposĂ© ton pĂšre, c’est l’obligation de ne pas me dĂ©faire de ces ornements qui me conviennent si peu. Il a je ne sais quelle espĂ©rance politique peu fondĂ©e selon moi, et il se croirait deux fois plus pauvre et plus dĂ©chu le jour oĂč sa femme n’aurait plus de diamants.
Une profonde tristesse parut sur le front d’Octave, et il replaça dans le tiroir du secrĂ©taire ce papier dont le nom rappelait un Ă©vĂ©nement si cruel et peut-ĂȘtre si prochain. Il reprit la main de sa mĂšre et la garda entre les siennes, ce qu’il se permettait rarement.
– Les projets de ton pĂšre, continua Mme de Malivert, tiennent Ă  cette loi d’indemnitĂ© dont on nous parle depuis trois ans.
– Je dĂ©sire de tout mon cƓur qu’elle soit rejetĂ©e, dit Octave.
– Et pourquoi, reprit sa mĂšre ravie de le voir s’animer pour quelque chose et lui donner cette preuve d’estime et d’amitiĂ©, pourquoi voudrais-tu la voir rejeter ?
– D’abord parce que, n’étant pas complĂšte, elle me semble peu juste ; en second lieu, parce qu’elle me mariera. J’ai par malheur un caractĂšre singulier, je ne me suis pas crĂ©Ă© ainsi ; tout ce que j’ai pu faire, c’est de me connaĂźtre. ExceptĂ© dans les moments oĂč je jouis du bonheur d’ĂȘtre seul avec toi, mon unique plaisir consiste Ă  vivre isolĂ©, et sans personne au monde qui ait le droit de m’adresser la parole.
– Cher Octave, ce goĂ»t singulier est l’effet de ta passion dĂ©sordonnĂ©e pour les sciences ; tes Ă©tudes me font trembler ; tu finiras comme le Faust de GƓthe. Voudrais-tu me jurer, comme tu le fis dimanche, que tu ne lis pas uniquement de bien mauvais livres ?
– Je lis les ouvrages que tu m’as dĂ©signĂ©s, chĂšre maman, en mĂȘme temps que ceux qu’on appelle de mauvais livres.
– Ah ! ton caractĂšre a quelque chose de mystĂ©rieux et de sombre qui me fait frĂ©mir ; Dieu sait les consĂ©quences que tu tires de tant de lectures !
– ChĂšre maman, je ne puis me refuser Ă  croire vrai ce qui me semble tel. Un ĂȘtre tout-puissant et bon pourrait-il me punir d’ajouter foi au rapport des organes que lui-mĂȘme il m’a donnĂ©s ?
– Ah ! j’ai toujours peur d’irriter cet ĂȘtre terrible, dit Mme de Malivert les larmes aux yeux ; il peut t’enlever Ă  mon amour. Il est des jours oĂč la lecture de Bourdaloue me glace de terreur. Je vois dans la Bible que cet ĂȘtre tout-puissant est impitoyable dans ses vengeances, et tu l’offenses sans doute quand tu lis les philosophes du XVIIIe siĂšcle. Je te l’avoue, avant-hier je suis sortie de Saint-Thomas d’Aquin dans un Ă©tat voisin du dĂ©sespoir. Quand la colĂšre du Tout-Puissant contre les livres impies ne serait que la dixiĂšme partie de ce qu’annonce M. l’abbĂ© Fay***, je pourrais encore trembler de te perdre. Il est un journal abominable que M. l’abbĂ© Fay*** n’a pas mĂȘme osĂ© nommer dans son sermon et que tu lis tous les jours, j’en suis sĂ»re.
– Oui, maman, je le lis, mais je suis fidĂšle Ă  la promesse que je t’ai faite, je lis immĂ©diatement aprĂšs le journal dont la doctrine est la plus opposĂ©e Ă  la sienne.
– Cher Octave, c’est la violence de tes passions qui m’alarme, et surtout le chemin qu’elles font en secret dans ton cƓur. Si je te voyais quelques-uns des goĂ»ts de ton Ăąge pour faire diversion Ă  tes idĂ©es singuliĂšres, je serais moins effrayĂ©e. Mais tu lis des livres impies et bientĂŽt tu en viendras Ă  douter mĂȘme de l’existence de Dieu. Pourquoi rĂ©flĂ©chir sur ces sujets terribles ? Te souvient-il de ta passion pour la chimie ? Pendant dix-huit mois, tu n’as voulu voir personne, tu as indisposĂ© par ton absence nos parents les plus proches ; tu manquais aux devoirs les plus indispensables.
– Mon goĂ»t pour la chimie, reprit Octave, n’était pas une passion, c’était un devoir que je m’étais imposĂ© ; et Dieu sait, ajouta-t-il en soupirant, s’il n’eĂ»t pas Ă©tĂ© mieux d’ĂȘtre fidĂšle Ă  ce dessein et de faire de moi un savant retirĂ© du monde !
Ce soir-lĂ , Octave resta chez sa mĂšre jusqu’à une heure. Vainement l’avait-elle pressĂ© d’aller dans le monde ou du moins au spectacle.
– Je reste oĂč je suis le plus heureux, disait Octave.
– Il y a des moments oĂč je te crois, et c’est quand je suis avec toi, rĂ©pondait son heureuse mĂšre ; mais si pendant deux jours je ne t’ai vu que devant le monde, la raison reprend le dessus. Il est impossible qu’une telle solitude convienne Ă  un homme de ton Ăąge. J’ai lĂ  pour soixante-quatorze mille francs de diamants inutiles, et ils le seront longtemps, puisque tu ne veux pas te marier encore ; dans le fait, tu es bien jeune, vingt ans et cinq jours ! et Mme de Malivert se leva de sa chaise longue pour embrasser son fils. J’ai bien envie de faire vendre ces diamants inutiles, je placerai le prix, et le revenu de cette somme je l’emploierai Ă  augmenter ma dĂ©pense ; je prendrais un jour, et, sous prĂ©texte de ma mauvaise santĂ©, je ne recevrais absolument que des gens contre lesquels tu n’aurais pas d’objection.
– HĂ©las ! chĂšre maman, la vue de tous les hommes m’attriste Ă©galement ; je n’aime que toi au monde

Lorsque son fils l’eut quittĂ©e, malgrĂ© l’heure avancĂ©e, Mme de Malivert, troublĂ©e par de sinistres pressentiments, ne put trouver le sommeil. Elle essayait en vain d’oublier combien Octave lui Ă©tait cher, et de le juger comme elle eĂ»t fait d’un Ă©tranger. Toujours au lieu de suivre un raisonnement, son Ăąme s’égarait dans des suppositions romanesques sur l’avenir de son fils ; le mot du commandeur lui revenait. « Certainement, disait-elle, je sens en lui quelque chose de surhumain ; il vit comme un ĂȘtre Ă  part, sĂ©parĂ© des autres hommes. » Revenant ensuite Ă  des idĂ©es plus raisonnables, Mme de Malivert ne pouvait concevoir que son fils eĂ»t les passions les plus vives ou du moins les plus exaltĂ©es, et cependant une telle absence de goĂ»t pour tout ce qu’il y a de rĂ©el dans la vie. On eĂ»t dit que ses passions avaient leur source ailleurs et ne s’appuyaient sur rien de ce qui existe ici-bas. Il n’y avait pas jusqu’à la physionomie si noble d’Octave qui n’alarmĂąt sa mĂšre ; ses yeux si beaux et si tendres lui donnaient de la terreur. Ils semblaient quelquefois regarder au ciel et rĂ©flĂ©chir le bonheur qu’ils y voyaient. Un instant aprĂšs, on y lisait les tourments de l’enfer.
On Ă©prouve une sorte de pudeur Ă  interroger un ĂȘtre dont le bonheur paraĂźt aussi fragile, et sa mĂšre le regardait bien plus qu’elle n’osait lui parler. Dans les moments plus calmes, les yeux d’Octave semblaient songer Ă  un bonheur absent ; on eĂ»t dit une Ăąme tendre sĂ©parĂ©e par un long espace d’un objet uniquement chĂ©ri. Octave rĂ©pondait avec sincĂ©ritĂ© aux questions que lui adressait sa mĂšre, et cependant elle ne pouvait deviner le mystĂšre de cette rĂȘverie profonde et souvent agitĂ©e. DĂšs l’ñge de quinze ans, Octave Ă©tait ainsi, et Mme de Malivert n’avait jamais pensĂ© sĂ©rieusement Ă  la possibilitĂ© de quelque passion secrĂšte. Octave n’était-il pas maĂźtre de lui et de sa fortune ?
Elle observait constamment que la vie rĂ©elle, loin d’ĂȘtre une source d’émotions pour son fils, n’avait d’autre effet que de l’impatienter, comme si elle fĂ»t venue le distraire et l’arracher d’une façon importune Ă  sa chĂšre rĂȘverie. Au malheur prĂšs de cette maniĂšre de vivre qui semblait Ă©trangĂšre Ă  tout ce qui l’environnait, Mme de Malivert ne pouvait s’empĂȘcher de reconnaĂźtre chez Octave une Ăąme droite et forte, toute de gĂ©nie et d’honneur. Mais cette Ăąme savait fort bien quels Ă©taient ses droits Ă  l’indĂ©pendance et Ă  la...

Table des matiĂšres

  1. Titre
  2. PrĂ©face de l’éditeur
  3. Avant-propos
  4. Chapitre 1
  5. Chapitre 2
  6. Chapitre 3
  7. Chapitre 4
  8. Chapitre 5
  9. Chapitre 6
  10. Chapitre 7
  11. Chapitre 8
  12. Chapitre 9
  13. Chapitre 10
  14. Chapitre 11
  15. Chapitre 12
  16. Chapitre 13
  17. Chapitre 14
  18. Chapitre 15
  19. Chapitre 16
  20. Chapitre 17
  21. Chapitre 18
  22. Chapitre 19
  23. Chapitre 20
  24. Chapitre 21
  25. Chapitre 22
  26. Chapitre 23
  27. Chapitre 24
  28. Chapitre 25
  29. Chapitre 26
  30. Chapitre 27
  31. Chapitre 28
  32. Chapitre 29
  33. Chapitre 30
  34. Chapitre 31
  35. Notes de bas de page