Il nây a pas de voyageur qui ne croie devoir rendre compte Ă ses lecteurs des motifs de son voyage. Je suis trop respectueux envers mes cĂ©lĂšbres devanciers, depuis M. de Bougainville, qui fit le tour du monde, jusquâĂ M. de Maistre, qui fit le tour de sa chambre, pour ne pas suivre leur exemple. Dâailleurs, on trouvera dans mon exposition, si courte quâelle soit, deux choses fort importantes quâon chercherait vainement ailleurs : une recette contre le cholĂ©ra et une preuve de lâinfaillibilitĂ© des journaux.
Le 15 avril 1832, en revenant de conduire jusquâĂ lâescalier mes deux bons et cĂ©lĂšbres amis Liszt et Boulanger, qui avaient passĂ© la soirĂ©e Ă se prĂ©munir avec moi contre le flĂ©au rĂ©gnant en prenant force thĂ© noir, je sentis que les jambes me manquaient tout Ă coup ; en mĂȘme temps, un Ă©blouissement me passa sur les yeux et un frisson dans la peau ; je me retins Ă une table pour ne pas tomber : jâavais le cholĂ©ra.
Sâil Ă©tait asiatique ou europĂ©en, Ă©pidĂ©mique ou contagieux, câest ce que jâignore complĂštement ; mais ce que je sais trĂšs bien, câest que, sentant que, cinq minutes plus tard, je ne pourrais plus parler, je me dĂ©pĂȘchai de demander du sucre et de lâĂ©ther.
Ma bonne, qui est une fille fort intelligente, et qui mâavait vu quelquefois, aprĂšs mon dĂźner, tremper un morceau de sucre dans du rhum, prĂ©suma que je lui demandais quelque chose de pareil. Elle remplit un verre Ă liqueur dâĂ©ther pur, posa sur son orifice le plus gros morceau de sucre quâelle put trouver, et me lâapporta au moment oĂč je venais de me coucher, grelottant de tous mes membres.
Comme je commençais Ă perdre la tĂȘte, jâĂ©tendis machinalement la main ; je sentis quâon mây mettait quelque chose ; en mĂȘme temps, jâentendis une voix qui me disait :
â Avalez cela, monsieur ; cela vous fera du bien.
Jâapprochai ce quelque chose de ma bouche, et jâavalai ce quâil contenait, câest-Ă -dire un demi-flacon dâĂ©ther.
Dire la rĂ©volution qui se fit dans ma personne, lorsque cette liqueur diabolique me traversa le torse, est chose impossible, car presque aussitĂŽt je perdis connaissance. Une heure aprĂšs, je revins Ă moi : jâĂ©tais roulĂ© dans un grand tapis de fourrures, jâavais aux pieds une boule dâeau bouillante ; deux personnes, tenant chacune Ă la main une bassinoire pleine de feu, me frottaient sur toutes les coutures. Un instant, je me crus mort et en enfer : lâĂ©ther me brĂ»lait la poitrine au dedans, les frictions me rissolaient au dehors ; enfin, au bout dâun quart dâheure, le froid sâavoua vaincu : je fondis en eau comme la Biblis de M. Dupaty, et le mĂ©decin dĂ©clara que jâĂ©tais sauvĂ©. Il Ă©tait temps : deux tours de broche de plus, et jâĂ©tais rĂŽti.
Quatre jours aprĂšs, je vis sâasseoir au pied de mon lit le directeur de la Porte-Saint-Martin ; son thĂ©Ăątre Ă©tait plus malade encore que moi, et le moribond appelait Ă son secours le convalescent. M. Harel me dit quâil lui fallait, dans quinze jours au plus tard, une piĂšce qui produisĂźt cinquante mille Ă©cus au moins ; il ajouta, pour me dĂ©terminer, que lâĂ©tat de fiĂšvre oĂč je me trouvais Ă©tait trĂšs favorable au travail dâimagination, vu lâexaltation cĂ©rĂ©brale qui en Ă©tait la consĂ©quence. Cette raison me parut si concluante que je me mis aussitĂŽt Ă lâĆuvre : je lui donnai sa piĂšce au bout de huit jours au lieu de quinze ; elle lui rapporta cent mille Ă©cus au lieu de cinquante mille : il est vrai que je faillis en devenir fou.
Ce travail forcĂ© ne me remit pas le moins du monde ; et, Ă peine pouvais-je me tenir debout, tant jâĂ©tais faible encore, lorsque jâappris la mort du gĂ©nĂ©ral Lamarque. Le lendemain, je fus nommĂ© par la famille lâun des commissaires du convoi : ma charge Ă©tait de faire prendre Ă lâartillerie de la garde nationale, dont je faisais partie, la place que la hiĂ©rarchie militaire lui assignait dans le cortĂšge.
Tout Paris a vu passer ce convoi, sublime dâordre, de recueillement et de patriotisme. Qui changea cet ordre en dĂ©sordre, ce recueillement en colĂšre, ce patriotisme en rĂ©bellion ? Câest ce que jâignore ou veux ignorer, jusquâau jour oĂč la royautĂ© de juillet rendra, comme celle de Charles IX, ses comptes Ă Dieu, ou comme celle de Louis XVI, ses comptes aux hommes.
Le 9 juin, je lus dans une feuille lĂ©gitimiste que jâavais Ă©tĂ© pris les armes Ă la main, Ă lâaffaire du cloĂźtre Saint-MĂ©ry, jugĂ© militairement pendant la nuit, et fusillĂ© Ă trois heures du matin.
La nouvelle avait un caractĂšre si officiel ; le rĂ©cit de mon exĂ©cution, que, du reste, jâavais supportĂ©e avec le plus grand courage, Ă©tait tellement dĂ©taillĂ©Â ; les renseignements venaient dâune si bonne source que jâeus un instant de doute ; dâailleurs, la conviction du rĂ©dacteur Ă©tait grande ; pour la premiĂšre fois, il disait du bien de moi dans son journal : il Ă©tait donc Ă©vident quâil me croyait mort.
Je rejetai ma couverture, je sautai Ă bas de mon lit, et je courus Ă ma glace pour me donner Ă moi-mĂȘme des preuves de mon existence. Au mĂȘme instant, la porte de ma chambre sâouvrit, et un commissionnaire entra, porteur dâune lettre de Charles Nodier, conçue en ces termes :
« Mon cher Alexandre,
« Je lis Ă lâinstant, dans un journal, que vous avez Ă©tĂ© fusillĂ© hier, Ă trois heures du matin : ayez la bontĂ© de me faire savoir si cela vous empĂȘchera de venir demain Ă lâArsenal dĂźner avec Taylor. »
Je fis dire Ă Charles que, pour ce qui Ă©tait dâĂȘtre mort ou vivant, je ne pouvais pas trop lui en rĂ©pondre, attendu que, moi-mĂȘme, je nâavais pas encore dâopinion bien arrĂȘtĂ©e sur ce point ; mais que, dans lâun ou lâautre cas, jâirais toujours le lendemain dĂźner avec lui ; ainsi, quâil nâavait quâĂ se tenir prĂȘt, comme don Juan, Ă fĂȘter la statue du commandeur.
Le lendemain, il fut bien constatĂ© que je nâĂ©tais pas mort ; cependant, je nây avais pas gagnĂ© grandâchose, car jâĂ©tais toujours fort malade. Ce que voyant, mon mĂ©decin mâordonna ce quâun mĂ©decin ordonne lorsquâil ne sait plus quâordonner : un voyage en Suisse.
En conséquence, le 21 juillet 1832, je partis de Paris.