Au mois de juillet de l’an de grâce 1348,
entre la Saint-Benedict et la Saint-Swithin, l’Angleterre fut le
théâtre d’un étrange événement : un monstrueux nuage apparut,
venant de l’est, un nuage pourpre et massif, lourd de menaces,
glissant lentement devant le ciel limpide. Et dans son ombre les
feuilles séchèrent sur les arbres, les oiseaux cessèrent de
gazouiller, bestiaux et moutons se blottirent contre les haies. Les
ténèbres s’appesantirent sur le pays et les hommes, dont le cœur
était lourd, gardèrent les yeux tournés vers cette nue terrifiante.
Certains se glissèrent dans les églises pour y recevoir la
bénédiction chevrotante de quelque prêtre angoissé. Les oiseaux
avaient cessé de voler et l’on n’entendait plus les sons si
plaisants de la nature. Tout était silencieux et immobile, à
l’exception de la vaste nuée qui s’avançait, roulant ses immenses
plis du fond de l’horizon. À l’ouest, on pouvait voir encore un
riant ciel d’été cependant que, de l’est, la lourde masse glissait
lentement jusqu’à ce que la dernière parcelle de bleu eût disparu
et que le ciel tout entier ne parût plus qu’une grande voûte de
plomb.
La pluie se mit alors à tomber. Elle tomba
durant tout le jour et toute la nuit, durant toute la semaine et
tout le mois, jusqu’à faire oublier aux gens ce qu’étaient un ciel
bleu et un rayon de soleil. Ce n’était pas une pluie lourde, mais
continue et glacée, que les gens se fatiguèrent vite d’entendre
crépiter et dégouliner sur les feuillages. Et toujours, le même
lourd nuage menaçant glissait de l’est à l’ouest en déversant son
eau. La vue ne portait qu’à un jet de flèche des maisons, car la
pluie formait comme un rideau mouvant. Et chaque matin on levait la
tête, espérant apercevoir une accalmie, mais les yeux ne
rencontraient jamais que le même nuage sans fin, si bien qu’on
cessa même de regarder et que les cœurs désespérèrent. Il pleuvait
à la fête de saint Pierre aux liens, il pleuvait encore à
l’Assomption, il pleuvait toujours à la Saint-Michel. Le blé et le
foin, détrempés et noirs, pourrissaient sur les champs, car ils ne
valaient même pas la peine d’être engrangés. Les brebis étaient
mortes, ainsi que les veaux, de sorte qu’il ne restait presque plus
rien à tuer quand vint la Saint-Martin et qu’il fallut mettre la
viande au charnier pour l’hiver. Le peuple redouta la famine, mais
ce qui l’attendait était bien pire encore.
La pluie s’arrêta enfin et ce fut un maladif
soleil automnal qui se mit à briller sur une terre détrempée. Les
feuilles en putréfaction empestaient le lourd brouillard qui
s’élevait des bois. Les champs se couvraient de monstrueux
champignons de teintes et de dimensions telles qu’on n’en avait
jamais vu auparavant : ils étaient écarlates, mauves, livides
ou noirs. Il semblait que la terre malade se fût couverte de
pustules ; les moisissures et le lichen maculaient les murs et
la Mort jaillit de la terre noyée. Les hommes périrent, ainsi que
les femmes et les enfants, le baron dans son château, l’affranchi
dans sa ferme, le moine dans son abbaye et le vilain dans sa cabane
de clayonnage et de torchis. Tous respiraient le même air malsain
et tous mouraient de la même mort. De ceux qui étaient frappés,
aucun n’en réchappait et le mal était partout semblable :
énormes furoncles, délire et pustules noires qui donnèrent son nom
à la maladie. Durant tout l’hiver, des cadavres pourrirent sur les
côtés des routes, ne trouvant personne pour les enterrer. Dans de
nombreux villages, il ne resta pas âme qui vive. Le printemps enfin
arriva, et avec lui le soleil, la santé et le rire ; c’était
le printemps le plus vert, le plus doux et le plus tendre que
l’Angleterre eût jamais connu. Mais la moitié seulement de
l’Angleterre put en jouir, car l’autre avait disparu avec le grand
nuage pourpre.
Ce fut néanmoins dans ce fleuve de mort, dans
cette puanteur de corruption que naquit une Angleterre plus
éclatante et plus libre. Ce fut dans cette heure sombre que l’on
vit pointer le premier rayon d’une aube nouvelle, car il ne fallait
rien de moins qu’un grand soulèvement pour arracher le pays à
l’étreinte de fer du système féodal qui lui enchaînait les membres.
Ce fut un pays neuf qui se leva de cette année de mort. Les barons
avaient été fauchés. Les hautes tours et les larges douves
n’avaient pu retenir le noir fossoyeur qui les avait emportés. Les
lois perdirent de leur force, faute d’un bras résolu pour les
appliquer, et, une fois affaiblies, ne purent jamais reprendre leur
vigueur. Le laboureur refusa désormais d’être un esclave. Le serf
se mit à secouer ses fers. Il y avait beaucoup à faire, et il
restait peu d’hommes. Il fallait donc que les rares survivants
fussent des personnes libres d’agir, de fixer leurs prix et de
travailler où et pour qui elles voulaient. La mort noire, et rien
d’autre, ouvrit la voie au soulèvement qui devait, trente ans plus
tard, faire du paysan anglais le paysan le plus libre de toute
l’Europe.
Mais trop peu de gens étaient suffisamment
perspicaces pour prévoir le bien qui allait naître de ce mal. À ce
moment-là, la misère et la ruine frappaient chaque famille. Bétail
crevé, récoltes pourries, terres incultes, toutes les sources de
richesses avaient disparu dans le même temps. Les riches
s’appauvrirent : mais les pauvres, et surtout ceux qui
l’étaient en portant sur les épaules le fardeau de la noblesse, se
trouvèrent dans une situation précaire. À travers toute
l’Angleterre, la petite noblesse fut ruinée, car ses membres
n’avaient d’autre occupation que la guerre et tiraient leur revenu
du travail des autres. Dans plus d’un manoir il y eut de durs
moments, et surtout au manoir de Tilford qui avait été durant de
nombreuses générations le foyer de la famille Loring.
Il fut un temps où les Loring avaient gouverné
toute la région entre les North Downs, cette chaîne de collines
crayeuses du Hampshire et du Surrey, et les lacs de Frensham, un
temps où leur sombre château, se dressant au-dessus des vertes
pâtures bordant la rivière Wey, avait été la plus puissante
forteresse entre la seigneurie de Guildford à l’est et celle de
Winchester à l’ouest. Mais la guerre des Barons avait éclaté, au
cours de laquelle le roi s’était servi de ses sujets saxons comme
d’un fouet pour flageller les barons normands, et le château de
Loring, à l’instar de beaucoup d’autres, avait été détruit de fond
en comble. Dès lors, les Loring, leur domaine considérablement
réduit, vivaient dans ce qui avait été le douaire, avec de quoi
subvenir à leurs besoins mais privés de toute splendeur.
Puis avait eu lieu le procès avec l’abbaye de
Waverley, lorsque les cisterciens avaient réclamé leurs terres les
plus riches et les droits féodaux sur le reste. L’action intentée
avait duré des années et, au bout du compte, les gens d’Église et
les robins s’étaient partagé tout ce que le domaine comptait encore
de richesses. Il restait cependant le vieux manoir, d’où à chaque
génération sortait un soldat pour maintenir haut le nom de la
famille et pour porter son écusson à roses de gueules sur champ
d’argent là où on l’avait toujours vu, c’est-à-dire au premier rang
de la bataille. Dans la petite chapelle où le père Matthew disait
la messe chaque matin se trouvaient douze statues de bronze qui
toutes représentaient des hommes de la maison de Loring. Deux
avaient les jambes croisées, pour avoir participé aux croisades.
Six avaient les pieds posés sur des lions parce qu’ils étaient
morts à la guerre. Quatre seulement étaient figurées avec un chien,
ce qui signifiait qu’ils étaient morts dans la paix.
De cette famille célèbre mais doublement
ruinée par la loi et la peste, il ne restait plus, en l’an de grâce
1349, que deux membres en vie. C’étaient Lady Ermyntrude Loring et
son petit-fils Nigel. L’époux de Lady Ermyntrude était tombé devant
les hallebardiers écossais à Stirling, et son fils Eustace, le père
de Nigel, avait trouvé une mort glorieuse, neuf ans avant le début
de ce récit, sur la poupe d’une galère normande au combat naval de
Sluys. La vieille femme solitaire, aussi fière et ombrageuse que le
faucon enfermé dans sa chambre, ne faisait preuve de douceur
qu’envers le jeune garçon qu’elle avait élevé. Toute la dose de
tendresse et d’amour de sa nature féminine, si bien dissimulée aux
yeux d’autrui que personne ne pouvait même en supposer l’existence,
ne s’épanchait que sur lui. Elle était incapable de supporter qu’il
s’éloignât d’elle, et lui, avec ce respect pour l’autorité que
l’âge lui commandait, ne serait pas parti sans sa bénédiction ni
son consentement.
C’est ainsi que Nigel, à l’âge de vingt-deux
ans, avec son cœur de lion et le sang de cinquante guerriers
bouillonnant dans ses veines, passait encore de mornes journées à
réclamer son épervier avec des leurres, à dresser des chiens de
chasse ou les épagneuls qui partageaient avec la famille la grande
salle de terre battue du manoir.
Jour après jour, la vieille dame l’avait vu
grandir en force et devenir un homme. De petite stature, il
possédait des muscles d’acier et une âme ardente. De toutes parts,
de la salle d’armes de Guildford Castle jusqu’à la lice de Farnham,
on rapportait à la douairière les récits des prouesses de son
petit-fils, vantant son audace comme cavalier, son courage
débonnaire et son adresse dans le maniement des armes. Mais celle
dont l’époux et le fils avaient trouvé une mort sanglante refusait
la pensée que le dernier des Loring, unique bourgeon de cette
célèbre vieille souche, pût subir le même sort. Le garçon
supportait d’un cœur désabusé et avec le sourire les journées sans
événements, à l’entendre toujours différer le moment qu’elle
redoutait tant, en lui demandant d’attendre que la récolte fût
meilleure, que les moines de Waverley eussent rendu ce qu’ils
avaient pris, que l’héritage de son oncle lui permît d’entretenir
ses troupes, bref en alléguant tous les motifs qu’elle pouvait
imaginer pour le garder.
D’ailleurs la présence d’un homme était
nécessaire à Tilford, car la lutte n’avait jamais cessé entre
l’abbaye et le manoir, et, sous le premier prétexte venu, les
moines cherchaient toujours à amputer un peu plus le domaine de
leurs voisins. Par-delà la rivière serpentant au milieu des verts
pâturages s’élevaient les sombres murs gris de l’abbaye, avec sa
petite cour carrée et sa cloche sonnant chaque heure du jour et de
la nuit, telle une voix lourde de menaces tonnant dans la direction
du modeste manoir.
C’est au cœur même du grand monastère
cistercien que s’ouvre cette chronique du temps passé qui déroule
l’histoire des dissensions entre les moines et la maison de Loring
et en rapporte les conséquences : les dernières sont l’arrivée
de Chandos, l’étrange combat à la lance sur le pont de Tilford et
les actions qui conférèrent à Nigel la renommée sur le champ de
bataille. Remontons donc ensemble le temps, et contemplons cette
verdoyante Angleterre : colline, plaine, rivière sont telles
qu’on peut les voir encore aujourd’hui, mais les personnages, si
semblables à nous-mêmes, sont pourtant si différents dans leur
façon de penser et d’agir qu’on pourrait les croire venus d’un
autre monde.