Sir Nigel
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Sir Nigel

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Conan Doyle considérait les aventures de Sherlock Holmes comme des ouvrages populaires, des livres de gare, et comptait sur d'autres textes pour etre reconnu par ses pairs. Sir Nigel est un de ces romans, un de ses préférés, et il fut accueilli a sa sortie comme le plus grand roman historique depuis Ivanhoé. Écrit apres La Compagnie blanche, il nous conte les premieres aventures de Sir Nigel.
Jeune seigneur, Nigel vit avec sa mere dans la précarité, en conflit avec le monastere voisin qui a réduit a peau de chagrin les propriétés héritées de son pere. Mais les débuts de cette guerre, dont on ne sait pas encore qu'elle durera cent ans, vont lui donner l'occasion de s'engager dans l'armée du roi Édouard, pour guerroyer dans les possessions anglaises sur la terre de France. Nigel s'illustrera contre des pirates, lors de la traversée, dans des combats en Bretagne, avant de rejoindre le roi en Guyenne. Tournois, ripailles, embuches seront son quotidien, ainsi que de nombreux exploits. Exploits sans lesquels il ne pourrait rentrer au pays pour y retrouver sa dame qui l'attend.

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635255443

Chapitre 1 LA MAISON DES LORING

Au mois de juillet de l’an de grâce 1348, entre la Saint-Benedict et la Saint-Swithin, l’Angleterre fut le théâtre d’un étrange événement : un monstrueux nuage apparut, venant de l’est, un nuage pourpre et massif, lourd de menaces, glissant lentement devant le ciel limpide. Et dans son ombre les feuilles séchèrent sur les arbres, les oiseaux cessèrent de gazouiller, bestiaux et moutons se blottirent contre les haies. Les ténèbres s’appesantirent sur le pays et les hommes, dont le cœur était lourd, gardèrent les yeux tournés vers cette nue terrifiante. Certains se glissèrent dans les églises pour y recevoir la bénédiction chevrotante de quelque prêtre angoissé. Les oiseaux avaient cessé de voler et l’on n’entendait plus les sons si plaisants de la nature. Tout était silencieux et immobile, à l’exception de la vaste nuée qui s’avançait, roulant ses immenses plis du fond de l’horizon. À l’ouest, on pouvait voir encore un riant ciel d’été cependant que, de l’est, la lourde masse glissait lentement jusqu’à ce que la dernière parcelle de bleu eût disparu et que le ciel tout entier ne parût plus qu’une grande voûte de plomb.
La pluie se mit alors à tomber. Elle tomba durant tout le jour et toute la nuit, durant toute la semaine et tout le mois, jusqu’à faire oublier aux gens ce qu’étaient un ciel bleu et un rayon de soleil. Ce n’était pas une pluie lourde, mais continue et glacée, que les gens se fatiguèrent vite d’entendre crépiter et dégouliner sur les feuillages. Et toujours, le même lourd nuage menaçant glissait de l’est à l’ouest en déversant son eau. La vue ne portait qu’à un jet de flèche des maisons, car la pluie formait comme un rideau mouvant. Et chaque matin on levait la tête, espérant apercevoir une accalmie, mais les yeux ne rencontraient jamais que le même nuage sans fin, si bien qu’on cessa même de regarder et que les cœurs désespérèrent. Il pleuvait à la fête de saint Pierre aux liens, il pleuvait encore à l’Assomption, il pleuvait toujours à la Saint-Michel. Le blé et le foin, détrempés et noirs, pourrissaient sur les champs, car ils ne valaient même pas la peine d’être engrangés. Les brebis étaient mortes, ainsi que les veaux, de sorte qu’il ne restait presque plus rien à tuer quand vint la Saint-Martin et qu’il fallut mettre la viande au charnier pour l’hiver. Le peuple redouta la famine, mais ce qui l’attendait était bien pire encore.
La pluie s’arrêta enfin et ce fut un maladif soleil automnal qui se mit à briller sur une terre détrempée. Les feuilles en putréfaction empestaient le lourd brouillard qui s’élevait des bois. Les champs se couvraient de monstrueux champignons de teintes et de dimensions telles qu’on n’en avait jamais vu auparavant : ils étaient écarlates, mauves, livides ou noirs. Il semblait que la terre malade se fût couverte de pustules ; les moisissures et le lichen maculaient les murs et la Mort jaillit de la terre noyée. Les hommes périrent, ainsi que les femmes et les enfants, le baron dans son château, l’affranchi dans sa ferme, le moine dans son abbaye et le vilain dans sa cabane de clayonnage et de torchis. Tous respiraient le même air malsain et tous mouraient de la même mort. De ceux qui étaient frappés, aucun n’en réchappait et le mal était partout semblable : énormes furoncles, délire et pustules noires qui donnèrent son nom à la maladie. Durant tout l’hiver, des cadavres pourrirent sur les côtés des routes, ne trouvant personne pour les enterrer. Dans de nombreux villages, il ne resta pas âme qui vive. Le printemps enfin arriva, et avec lui le soleil, la santé et le rire ; c’était le printemps le plus vert, le plus doux et le plus tendre que l’Angleterre eût jamais connu. Mais la moitié seulement de l’Angleterre put en jouir, car l’autre avait disparu avec le grand nuage pourpre.
Ce fut néanmoins dans ce fleuve de mort, dans cette puanteur de corruption que naquit une Angleterre plus éclatante et plus libre. Ce fut dans cette heure sombre que l’on vit pointer le premier rayon d’une aube nouvelle, car il ne fallait rien de moins qu’un grand soulèvement pour arracher le pays à l’étreinte de fer du système féodal qui lui enchaînait les membres. Ce fut un pays neuf qui se leva de cette année de mort. Les barons avaient été fauchés. Les hautes tours et les larges douves n’avaient pu retenir le noir fossoyeur qui les avait emportés. Les lois perdirent de leur force, faute d’un bras résolu pour les appliquer, et, une fois affaiblies, ne purent jamais reprendre leur vigueur. Le laboureur refusa désormais d’être un esclave. Le serf se mit à secouer ses fers. Il y avait beaucoup à faire, et il restait peu d’hommes. Il fallait donc que les rares survivants fussent des personnes libres d’agir, de fixer leurs prix et de travailler où et pour qui elles voulaient. La mort noire, et rien d’autre, ouvrit la voie au soulèvement qui devait, trente ans plus tard, faire du paysan anglais le paysan le plus libre de toute l’Europe.
Mais trop peu de gens étaient suffisamment perspicaces pour prévoir le bien qui allait naître de ce mal. À ce moment-là, la misère et la ruine frappaient chaque famille. Bétail crevé, récoltes pourries, terres incultes, toutes les sources de richesses avaient disparu dans le même temps. Les riches s’appauvrirent : mais les pauvres, et surtout ceux qui l’étaient en portant sur les épaules le fardeau de la noblesse, se trouvèrent dans une situation précaire. À travers toute l’Angleterre, la petite noblesse fut ruinée, car ses membres n’avaient d’autre occupation que la guerre et tiraient leur revenu du travail des autres. Dans plus d’un manoir il y eut de durs moments, et surtout au manoir de Tilford qui avait été durant de nombreuses générations le foyer de la famille Loring.
Il fut un temps où les Loring avaient gouverné toute la région entre les North Downs, cette chaîne de collines crayeuses du Hampshire et du Surrey, et les lacs de Frensham, un temps où leur sombre château, se dressant au-dessus des vertes pâtures bordant la rivière Wey, avait été la plus puissante forteresse entre la seigneurie de Guildford à l’est et celle de Winchester à l’ouest. Mais la guerre des Barons avait éclaté, au cours de laquelle le roi s’était servi de ses sujets saxons comme d’un fouet pour flageller les barons normands, et le château de Loring, à l’instar de beaucoup d’autres, avait été détruit de fond en comble. Dès lors, les Loring, leur domaine considérablement réduit, vivaient dans ce qui avait été le douaire, avec de quoi subvenir à leurs besoins mais privés de toute splendeur.
Puis avait eu lieu le procès avec l’abbaye de Waverley, lorsque les cisterciens avaient réclamé leurs terres les plus riches et les droits féodaux sur le reste. L’action intentée avait duré des années et, au bout du compte, les gens d’Église et les robins s’étaient partagé tout ce que le domaine comptait encore de richesses. Il restait cependant le vieux manoir, d’où à chaque génération sortait un soldat pour maintenir haut le nom de la famille et pour porter son écusson à roses de gueules sur champ d’argent là où on l’avait toujours vu, c’est-à-dire au premier rang de la bataille. Dans la petite chapelle où le père Matthew disait la messe chaque matin se trouvaient douze statues de bronze qui toutes représentaient des hommes de la maison de Loring. Deux avaient les jambes croisées, pour avoir participé aux croisades. Six avaient les pieds posés sur des lions parce qu’ils étaient morts à la guerre. Quatre seulement étaient figurées avec un chien, ce qui signifiait qu’ils étaient morts dans la paix.
De cette famille célèbre mais doublement ruinée par la loi et la peste, il ne restait plus, en l’an de grâce 1349, que deux membres en vie. C’étaient Lady Ermyntrude Loring et son petit-fils Nigel. L’époux de Lady Ermyntrude était tombé devant les hallebardiers écossais à Stirling, et son fils Eustace, le père de Nigel, avait trouvé une mort glorieuse, neuf ans avant le début de ce récit, sur la poupe d’une galère normande au combat naval de Sluys. La vieille femme solitaire, aussi fière et ombrageuse que le faucon enfermé dans sa chambre, ne faisait preuve de douceur qu’envers le jeune garçon qu’elle avait élevé. Toute la dose de tendresse et d’amour de sa nature féminine, si bien dissimulée aux yeux d’autrui que personne ne pouvait même en supposer l’existence, ne s’épanchait que sur lui. Elle était incapable de supporter qu’il s’éloignât d’elle, et lui, avec ce respect pour l’autorité que l’âge lui commandait, ne serait pas parti sans sa bénédiction ni son consentement.
C’est ainsi que Nigel, à l’âge de vingt-deux ans, avec son cœur de lion et le sang de cinquante guerriers bouillonnant dans ses veines, passait encore de mornes journées à réclamer son épervier avec des leurres, à dresser des chiens de chasse ou les épagneuls qui partageaient avec la famille la grande salle de terre battue du manoir.
Jour après jour, la vieille dame l’avait vu grandir en force et devenir un homme. De petite stature, il possédait des muscles d’acier et une âme ardente. De toutes parts, de la salle d’armes de Guildford Castle jusqu’à la lice de Farnham, on rapportait à la douairière les récits des prouesses de son petit-fils, vantant son audace comme cavalier, son courage débonnaire et son adresse dans le maniement des armes. Mais celle dont l’époux et le fils avaient trouvé une mort sanglante refusait la pensée que le dernier des Loring, unique bourgeon de cette célèbre vieille souche, pût subir le même sort. Le garçon supportait d’un cœur désabusé et avec le sourire les journées sans événements, à l’entendre toujours différer le moment qu’elle redoutait tant, en lui demandant d’attendre que la récolte fût meilleure, que les moines de Waverley eussent rendu ce qu’ils avaient pris, que l’héritage de son oncle lui permît d’entretenir ses troupes, bref en alléguant tous les motifs qu’elle pouvait imaginer pour le garder.
D’ailleurs la présence d’un homme était nécessaire à Tilford, car la lutte n’avait jamais cessé entre l’abbaye et le manoir, et, sous le premier prétexte venu, les moines cherchaient toujours à amputer un peu plus le domaine de leurs voisins. Par-delà la rivière serpentant au milieu des verts pâturages s’élevaient les sombres murs gris de l’abbaye, avec sa petite cour carrée et sa cloche sonnant chaque heure du jour et de la nuit, telle une voix lourde de menaces tonnant dans la direction du modeste manoir.
C’est au cœur même du grand monastère cistercien que s’ouvre cette chronique du temps passé qui déroule l’histoire des dissensions entre les moines et la maison de Loring et en rapporte les conséquences : les dernières sont l’arrivée de Chandos, l’étrange combat à la lance sur le pont de Tilford et les actions qui conférèrent à Nigel la renommée sur le champ de bataille. Remontons donc ensemble le temps, et contemplons cette verdoyante Angleterre : colline, plaine, rivière sont telles qu’on peut les voir encore aujourd’hui, mais les personnages, si semblables à nous-mêmes, sont pourtant si différents dans leur façon de penser et d’agir qu’on pourrait les croire venus d’un autre monde.

Chapitre 2 COMMENT LE DIABLE S’EN VINT À WAVERLEY

On était au premier jour de mai, fête des saints apôtres Philippe et Jacques, et en l’an de grâce 1349 de Notre-Seigneur.
De tierce à sexte, et de sexte à none, l’abbé de la maison de Waverley s’était trouvé assis dans son bureau à s’occuper des nombreux devoirs qui lui incombaient. Tout autour de lui, dans un rayon de plusieurs lieues, s’étendait le fertile et florissant domaine dont il était le maître. Au milieu se dressait l’imposante abbaye avec la chapelle, les cloîtres, l’hospice, la maison du chapitre et celle des frères, bâtiments qui grouillaient de vie. Par les fenêtres ouvertes, on entendait le bourdonnement des voix des frères qui déambulaient dans les promenoirs en poursuivant quelque pieuse conversation. À travers tout le cloître roulait, montant et descendant, un chant grégorien que le maître de chapelle faisait répéter au chœur ; dans la salle capitulaire tonnait la voix stridente du frère Peter qui exposait aux novices la règle de saint Bernard.
L’abbé John se leva pour détendre ses membres engourdis. Il regarda au-dehors vers les pelouses vertes du cloître et les lignes gracieuses des arcs gothiques qui entouraient un préau couvert pour les frères, lesquels, deux par deux, vêtus de bure blanche et noire, la tête inclinée, en faisaient le tour. Certains, plus studieux, avaient emporté de la bibliothèque des ouvrages enluminés et étaient assis dans le soleil chaud, avec leurs godets de couleurs et leurs feuilles à tranche dorée devant eux, les épaules arrondies et le visage enfoui dans le vélin blanc. Il y avait aussi le sculpteur sur cuivre avec son burin et son gravoir. L’étude et l’art n’étaient pas de tradition chez les cisterciens comme chez leurs parents de l’ordre des Bénédictins, cependant la bibliothèque de Waverley était copieusement fournie en livres précieux et ne manquait pas de lecteurs zélés.
Mais la vraie gloire des cisterciens résidait dans leur travail extérieur : aussi à tout moment voyait-on quelque moine de retour des champs ou des jardins traverser le cloître, le visage brûlé par le soleil, le hoyau ou la bêche à la main, la robe retroussée jusqu’aux genoux. Les grandes pâtures d’herbe fraîche tachetées par les moutons à l’épaisse toison blanche, les acres de terre conquises sur la bruyère et la fougère pour être livrées au blé, les vignobles sur le versant sud de la colline de Crooksbury, les rangées d’étangs de Hankley, les marais de Frensham drainés et plantés de légumes, les pigeonniers spacieux, tout cela entourait la grande abbaye et témoignait des travaux accomplis par l’ordre.
La face pleine et rubiconde de l’abbé s’illumina d’une calme satisfaction pendant qu’il contemplait sa maison, immense mais bien ordonnée. Comme chef d’une grande et prospère abbaye, l’abbé John, quatrième du nom, était un homme particulièrement doué. Il s’était personnellement doté des moyens qui lui permettaient d’administrer un vaste domaine, de maintenir l’ordre et le décorum et de les imposer à cette importante communauté de célibataires. Autant il faisait régner une discipline rigide sur tous ceux qui se trouvaient au-dessous de lui, autant il se présentait en diplomate subtil devant ses supérieurs. Il avait des entrevues, aussi longues que fréquentes, avec les abbés et les seigneurs voisins, les évêques et les légats pontificaux, et, à l’occasion, avec le roi. Nombreux étaient les sujets qui devaient lui être familiers. C’était vers lui qu’on se tournait pour régler des points allant de la doctrine de la foi à l’architecture, de questions forestières ou agricoles à des problèmes de drainage ou de droit féodal. C’était également lui qui, sur des lieues à la ronde, tenait dans le Hampshire et le Surrey la balance de la justice. Pour les moines, son déplaisir pouvait signifier le jeûne, l’exil dans quelque communauté plus sévère, voire l’emprisonnement dans les chaînes. Il avait aussi juridiction sur les laïcs – à ceci près toutefois qu’il ne pouvait prononcer la peine de mort, mais il disposait, à la place, d’un instrument bien plus terrible : l’excommunication.
Tels étaient les pouvoirs de l’abbé. Il n’était donc point étonnant de lui voir des traits rudes où se peignait la domination ni de surprendre chez les frères qui levaient les yeux et apercevaient à la fenêtre le visage attentif un réflexe d’humilité et une expression plus grave encore.
Un petit coup frappé à la porte du bureau rappela l’abbé à ses devoirs immédiats, et il retourna vers sa table. Il avait déjà vu le cellérier et le prieur, l’aumônier, le chapelain et le lecteur, mais, dans le long moine décharné qui obéit à son invitation à entrer, il reconnut le plus important et le plus importun de ses adjoints : le frère Samuel, le procureur, l’équivalent du bailli chez les laïcs et qui, en tant que tel, avait la haute main – au veto de l’abbé près – sur l’administration des biens temporels du monastère et son lien avec le monde extérieur. Frère Samuel était un vieux moine noueux dont les traits secs et sévères ne reflétaient aucune lumière céleste, mais uniquement le monde sordide vers lequel il était constamment tourné. Il tenait sous un bras un gros livre de comptes et de l’autre main serrait un immense trousseau de clés, insigne de son office. Occasionnellement aussi, il portait une arme offensive, ce dont pouvaient témoigner les cicatrices de plus d’un paysan ou d’un frère lai.
L’abbé soupira d’un air ennuyé, car il souffrait beaucoup entre les mains de son diligent adjoint.
– Alors, Frère Samuel, que désirez-vous ?
– Révérend Père, je dois vous rapporter que j’ai vendu la laine à maître Baldwin de Winchester deux shillings de plus à la balle que l’année passée, car la maladie qui a décimé les moutons a fait monter les prix.
– Vous avez bien fait, mon Frère.
– Je dois aussi vous dire que j’ai fait saisir les meubles de Whast, le garde-chasse, car le cens de Noël est toujours impayé, de même que la taxe sur les poules.
– Mais il a femme et enfants, mon Frère ! protesta faiblement l’abbé, qui avait bon cœur mais s’en laissait facilement imposer par son subalterne, plus intransigeant.
– C’est vrai, Révérend Père. Mais si je devais fermer les yeux sur lui, comment pourrais-je alors réclamer la redevance des ségrais aux forestiers de Puttenham, ou le fermage dans les hameaux ? Une pareille nouvelle se répandrait de maison à maison, et qu’adviendrait-il alors de la richesse de Waverley ?
– Qu’y a-t-il d’autre, Frère Samuel ?
– Il y a la question des étangs.
Le visage de l’abbé s’illumina : c’était là un sujet sur lequel il faisait autorité. Si la règle de l’ordre l’avait privé des douces joies de la vie, il n’en avait qu’un plus grand penchant pour celles qui lui restaient.
– Comment se portent nos ombles chevaliers, mon Frère ?
– Ils prospèrent, Révérend Père, mais les carpes ont péri dans le vivier de l’abbé.
– Des carpes ne vivent que sur un fond de gravier. Et puis il faut les mettre dans de justes proportions : trois mâles laités pour une femelle œuvée, Frère procureur. De plus, l’endroit doit se trouver à l’abri du vent, être rocailleux et sablonneux, avoir une aune de profondeur, et des saules et de l’herbe sur les bords. De la vase pour la tanche et du gravier pour la carpe.
Le procureur s’inclina avec le visage de quelqu’un qui va annoncer une mauvaise nouvelle.
– Il y a du brochet dans le vivier de l’abbé.
– Du brochet ! s’exclama l’abbé horrifié. Autant enfermer un loup dans notre bergerie ! Mais comment peut-il y avoir du brochet dans l’étang ? Il n’y en avait point l’an passé, et le brochet, que je sache, ne tombe point avec la pluie, pas plus qu’il ne pousse comme les fleurs au printemps. Il nous faut drainer l’étang, sans quoi nous risquons fort de passer tout le carême au poisson séché et de voir tous les Frères frappés du grand mal ...

Table des matières

  1. Titre
  2. Chapitre 1 - LA MAISON DES LORING
  3. Chapitre 2 - COMMENT LE DIABLE S’EN VINT À WAVERLEY
  4. Chapitre 3 - LE CHEVAL JAUNE DE CROOKSBURY
  5. Chapitre 4 - COMMENT LE PORTE-CONTRAINTE S’EN VINT AU MANOIR DE TILFORD
  6. Chapitre 5 - COMMENT NIGEL FUT JUGÉ PAR L’ABBÉ DE WAVERLEY
  7. Chapitre 6 - LADY ERMYNTRUDE OUVRE LE COFFRE DE FER
  8. Chapitre 7 - COMMENT NIGEL S’EN FUT FAIRE SES EMPLETTES À GUILDFORD
  9. Chapitre 8 - COMMENT LE ROI CHASSA AU FAUCON DANS LA BRUYÈRE DE CROOKSBURY
  10. Chapitre 9 - COMMENT NIGEL TINT LE PONT DE TILFORD
  11. Chapitre 10 - COMMENT LE ROI ACCUEILLIT SON SÉNÉCHAL DE CALAIS
  12. Chapitre 11 - DANS LE CHÂTEAU DE DUPPLIN
  13. Chapitre 12 - COMMENT NIGEL COMBATTIT L’INFIRME DE SHALFORD
  14. Chapitre 13 - COMMENT LES DEUX COMPAGNONS CHEMINÈRENT SUR LA VIEILLE ROUTE
  15. Chapitre 14 - COMMENT NIGEL CHASSA LE FURET ROUGE
  16. Chapitre 15 - COMMENT LE FURET ROUGE ARRIVA À COSFORD
  17. Chapitre 16 - COMMENT LA COUR DU ROI FESTOYA DANS LE CHÂTEAU DE CALAIS
  18. Chapitre 17 - LES ESPAGNOLS SUR MER
  19. Chapitre 18 - COMMENT BLACK SIMON SE FIT PAYER SON GAGE PAR LE ROI DE SERCQ
  20. Chapitre 19 - COMMENT UN ÉCUYER D’ANGLETERRE RENCONTRA UN ÉCUYER DE FRANCE
  21. Chapitre 20 - COMMENT LES ANGLAIS ATTAQUÈRENT LE CHÂTEAU DE LA BROHINIÈRE
  22. Chapitre 21 - COMMENT LE SECOND MESSAGER S’EN FUT À COSFORD
  23. Chapitre 22 - COMMENT ROBERT DE BEAUMANOIR S’EN VINT À PLOËRMEL
  24. Chapitre 23 - COMMENT TRENTE HOMMES DE JOCELYN RENCONTRÈRENT TRENTE HOMMES DE PLOËRMEL
  25. Chapitre 24 - COMMENT NIGEL FUT RAPPELÉ AUPRÈS DE SON MAÎTRE
  26. Chapitre 25 - COMMENT LE ROI DE FRANCE TINT CONSEIL À MAUPERTUIS
  27. Chapitre 26 - COMMENT NIGEL ACCOMPLIT SON TROISIÈME EXPLOIT
  28. Chapitre 27 - COMMENT LE TROISIÈME MESSAGER S’EN VINT À COSFORD
  29. Chapitre 28 - À propos de cette édition électronique
  30. Notes de bas de page