Pour dĂ©signer lâinsecte objet de ce chapitre, la nomenclature savante associe deux noms redoutables : celui de Minotaure, le taureau de Minos nourri de chair humaine dans les cryptes du labyrinthe de CrĂšte, et celui de TyphĂ©e, lâun des gĂ©ants, fils de la Terre, qui tentĂšrent dâescalader le ciel. Ă la faveur de la pelote de fil que lui donna Ariane, fille de Minos, lâAthĂ©nien ThĂ©sĂ©e parvint au Minotaure, le tua et sortit sain et sauf, ayant dĂ©livrĂ© pour toujours sa patrie de lâhorrible tribut destinĂ© Ă la nourriture du monstre. TyphĂ©e, foudroyĂ© par son entassement de montagnes, fut prĂ©cipitĂ© dans les flancs de lâEtna.
Il y est encore. Son haleine est la fumĂ©e du volcan. Sâil tousse, il expectore des coulĂ©es de lave ; sâil change dâĂ©paule pour se reposer sur lâautre, il met en Ă©moi la Sicile : il la secoue dâun tremblement de terre.
Il ne dĂ©plaĂźt pas de trouver un souvenir de ces vieux contes dans lâhistoire des bĂȘtes. Sonores, respectueuses de lâoreille, les dĂ©nominations mythologiques nâentraĂźnent pas de contradictions avec le rĂ©el, dĂ©faut que nâĂ©vitent pas toujours des termes fabriquĂ©s de toutes piĂšces avec les donnĂ©es du lexique. Si de vagues analogies relient en outre le fabuleux et lâhistorique, noms et prĂ©noms sont des plus heureux. Tel est le cas de Minotaure TyphĂ©e (Minotaurus TyphĆus Lin.).
On appelle de la sorte un colĂ©optĂšre noir, de taille assez avantageuse, Ă©troitement apparentĂ© avec les troueurs de terre, les GĂ©otrupes. Câest un pacifique, un inoffensif, mais il est encornĂ© mieux que le taureau de Minos. Nul, parmi nos insectes amateurs de panoplies, ne porte armure aussi menaçante. Le mĂąle a sur le corselet un faisceau de trois Ă©pieux acĂ©rĂ©s, parallĂšles et dirigĂ©s en avant. Supposons-lui la taille dâun taureau, et ThĂ©sĂ©e lui-mĂȘme, le rencontrant dans la campagne, nâoserait affronter son terrible trident.
Le TyphĂ©e de la Fable eut lâambition de saccager la demeure des dieux en dressant une pile de montagnes arrachĂ©es de leur base ; le TyphĂ©e des naturalistes ne monte pas, il descend ; il perfore le sol Ă des profondeurs Ă©normes. Le premier, dâun coup dâĂ©paule, met une province en trĂ©pidation ; le second, dâune poussĂ©e de lâĂ©chine, fait trembler sa taupinĂ©e, comme tremble lâEtna lorsque son enseveli remue.
Tel est lâinsecte que je me propose dâĂ©tudier aujourdâhui, en pĂ©nĂ©trant dans lâintimitĂ© de ses actes autant que faire se peut. Les quelques donnĂ©es acquises dĂ©jĂ , depuis si longtemps que je le frĂ©quente, me font soupçonner des mĆurs dignes dâune histoire dĂ©veloppĂ©e.
Mais Ă quoi bon cette histoire, Ă quoi bon ces minutieuses recherches ? Cela, je le sais bien, nâamĂšnera pas un rabais sur le poivre, un renchĂ©rissement sur les barils de choux pourris et autres graves Ă©vĂ©nements de ce genre, qui font Ă©quiper des flottes et mettent en prĂ©sence des gens rĂ©solus Ă sâexterminer. Lâinsecte nâaspire pas Ă tant de gloire. Il se borne Ă nous montrer la vie dans lâinĂ©puisable variĂ©tĂ© de ses manifestations ; il nous aide Ă dĂ©chiffrer un peu le livre le plus obscur de tous, le livre de nous-mĂȘmes.
Dâacquisition facile, dâentretien non onĂ©reux, dâexamen organique non rĂ©pugnant, il se prĂȘte bien mieux que les animaux supĂ©rieurs aux investigations de notre curiositĂ©. Dâailleurs, ces derniers, nos proches voisins, ne font que rĂ©pĂ©ter un thĂšme assez monotone. Lui, dâune richesse inouĂŻe en instincts, mĆurs et structure, nous rĂ©vĂšle un monde nouveau, comme si nous avions colloque avec les naturels dâune autre planĂšte. Tel est le motif qui me fait tenir lâinsecte en haute estime et renouveler avec lui des relations jamais lassĂ©es.
Le Minotaure TyphĂ©e affectionne les lieux dĂ©couverts, sablonneux, oĂč, se rendant au pĂąturage, les troupeaux de moutons sĂšment leurs traĂźnĂ©es de noires pilules. Câest lĂ , pour lui, rĂ©glementaire provende. Ă leur dĂ©faut, il accepte aussi les menus produits du lapin, de cueillette aisĂ©e, car le timide rongeur, crainte peut-ĂȘtre de se trahir par des tĂ©moins trop rĂ©pandus, vient toujours crotter au point accoutumĂ©, entre quelques touffes de thym.
Ce sont lĂ , pour le Minotaure, des vivres de qualitĂ© infĂ©rieure, utilisĂ©s faute de mieux en sa propre rĂ©fection, mais non servis Ă sa famille ; il leur prĂ©fĂšre ceux que fournit le troupeau. Sâil fallait le dĂ©nommer dâaprĂšs ses goĂ»ts, il faudrait lâappeler le fervent collecteur de crottins de mouton. Cette prĂ©dilection pastorale nâavait pas Ă©chappĂ© aux anciens observateurs. Lâun dâeux appelle lâinsecte le ScarabĂ©e des moutons, ScarabĆus ovinus. Les terriers, reconnaissables Ă la taupinĂ©e qui les surmonte, commencent Ă se montrer frĂ©quents en automne, lorsque des pluies sont enfin venues humecter le sol calcinĂ© par les torriditĂ©s estivales. Alors, de dessous terre, les jeunes de lâannĂ©e doucement Ă©mergent et viennent pour la premiĂšre fois aux rĂ©jouissances de la lumiĂšre ; alors, en des chalets provisoires, on festoie quelques semaines ; puis on thĂ©saurise en vue de lâhiver.
Visitons la demeure, maintenant travail aisĂ© auquel suffit une simple houlette de poche. Le manoir de lâarriĂšre-saison est un puits du calibre du doigt et de la profondeur dâun empan environ. Pas de chambre spĂ©ciale, mais un trou de sonde, vertical autant que le permettent les accidents du terrain. TantĂŽt dâun sexe, tantĂŽt de lâautre, le propriĂ©taire est au fond, toujours isolĂ©. Lâheure de se mettre en mĂ©nage et dâĂ©tablir la famille nâĂ©tant pas encore venue, chacun vit en ermite et ne sâoccupe que de son bien-ĂȘtre. Au-dessus du reclus, une colonne de crottins de mouton encombre le logis. Il y en a parfois de quoi remplir le creux de la main.
Comment le Minotaure a-t-il acquis tant de richesses ? Il amasse aisĂ©ment, affranchi quâil est du tracas des recherches, car il a toujours soin de sâĂ©tablir Ă proximitĂ© dâune copieuse Ă©mission. Il fait cueillette sur le seuil mĂȘme de sa porte. Lorsque bon lui semble, de nuit surtout, il choisit dans lâamas de pilules une piĂšce Ă sa convenance. De son chaperon comme levier, il lâĂ©branle en dessous ; dâun doux roulis, il lâamĂšne Ă lâorifice du puits, oĂč le butin sâengouffre. Suivent dâautres olives, une par une, toutes de manĆuvre aisĂ©e Ă cause de leur forme. Ainsi roulent des fĂ»ts sous la poussĂ©e du tonnelier.
Lorsquâil se propose dâaller festoyer sous terre, loin de la mĂȘlĂ©e, le ScarabĂ©e sacrĂ© conglobe en boule sa part de victuailles ; il lui donne la configuration sphĂ©rique, la mieux apte au charroi. Le Minotaure, versĂ© lui aussi dans la mĂ©canique du roulage, est affranchi de ces prĂ©paratifs : le mouton lui moule gratuitement des piĂšces Ă dĂ©placement aisĂ©. Satisfait de sa rĂ©colte, lâamasseur rentre enfin chez lui.
Que va-t-il faire de son trĂ©sor ? Sâen nourrir, cela va de soi, tant que le froid et sa consĂ©quence lâengourdissement ne suspendront pas lâappĂ©tit. Mais la consommation nâest pas tout. En hiver, certaines prĂ©cautions sâimposent dans une retraite de mĂ©diocre profondeur. Aux approches de dĂ©cembre, dĂ©jĂ se rencontrent quelques taupinĂ©es aussi volumineuses que celles du printemps. Elles correspondent Ă des terriers descendant Ă un mĂštre et davantage. En ces profondes cryptes se trouve invariablement une femelle qui, garantie des sĂ©vices du dehors, grignote sobrement de maigres provisions.
Pareilles demeures, Ă tempĂ©rature constante, sont encore rares. Les plus frĂ©quentes, toujours occupĂ©es par un seul habitant, soit un mĂąle, soit une femelle, nâont guĂšre quâun empan de profondeur. Elles sont dâhabitude capitonnĂ©es dâun Ă©pais molleton, provenant de pilules arides, Ă©miettĂ©es et rĂ©duites en charpie. Il est Ă croire que cet amas filamenteux, Ă©minemment favorable Ă la conservation de la chaleur, nâest pas Ă©tranger au bien-ĂȘtre de lâermite en des temps rigoureux. Dans lâarriĂšre-saison, le Minotaure thĂ©saurise pour sâentourer dâun matelas de feutre lorsque viendront les froids sĂ©rieux.
Vers les premiers jours de mars, commencent Ă se rencontrer des couples adonnĂ©s de concert Ă la nidification. Les deux sexes, jusque-lĂ isolĂ©s en des terriers superficiels, se trouvent maintenant associĂ©s pour une longue pĂ©riode. En quel lieu se fait la rencontre et se conclut le pacte de collaboration ? Un fait tout dâabord attire mon attention. Dans lâarriĂšre-saison, ainsi quâen hiver, les femelles abondaient, aussi nombreuses que les mĂąles. Quand arrive mars, je nâen trouve presque plus, Ă tel point que je dĂ©sespĂšre de peupler convenablement la voliĂšre oĂč je me propose de suivre les mĆurs de lâinsecte. Pour une quinzaine de mĂąles, jâexhume trois femelles au plus. Que sont devenues ces derniĂšres, si frĂ©quentes au dĂ©but ?
Je fouille, il est vrai, les terriers les mieux accessibles Ă ma houlette de poche. Peut-ĂȘtre le secret des absentes est-il au fond de gĂźtes plus pĂ©nibles Ă visiter. Faisons appel Ă des bras plus souples et plus vigoureux que les miens ; armons-nous dâune bĂȘche, et profondĂ©ment creusons. Je suis dĂ©dommagĂ© de ma persĂ©vĂ©rance. Des femelles enfin se trouvent, aussi nombreuses que je peux le dĂ©sirer. Elles sont seules, sans vivres, au fond dâune galerie verticale dont la profondeur dĂ©couragerait quiconque nâest pas douĂ© dâune belle patience.
Maintenant tout sâexplique. DĂšs lâĂ©veil printanier, et mĂȘme parfois Ă la fin de lâautomne, avant dâavoir connu leurs collaborateurs, les vaillantes futures mĂšres se mettent Ă lâouvrage, choisissent bonne place et forent un puits qui, sâil nâatteint pas encore la profondeur requise, sera du moins lâamorce de travaux plus considĂ©rables. Aux heures discrĂštes du crĂ©puscule, câest dans ces galeries plus ou moins avancĂ©es que les prĂ©tendants viennent trouver les travailleuses. Ils sont parfois plusieurs. Il nâest pas rare dâen rencontrer deux ou trois auprĂšs de la mĂȘme nubile. Comme un seul suffĂźt, les autres vident les lieux et vont chercher ailleurs, lorsque le choix de la sollicitĂ©e et peut-ĂȘtre un brin de bataille ont donnĂ© conclusion aux affaires.
Entre ces pacifiques, les rixes doivent ĂȘtre sans gravitĂ©. Quelques enlacements de pattes, dont les brassards dentelĂ©s grincent sur lâarmure rigide ; quelques culbutes sous les coups du trident, Ă cela sans doute se rĂ©duit la querelle. Les surnumĂ©raires partis, la pariade se fait, le mĂ©nage se fonde, et dĂšs lors sont contractĂ©s des liens de remarquable durĂ©e.
Ces liens sont-ils indissolubles ? Les deux conjoints se reconnaissent-ils parmi leurs pareils ? Y a-t-il entre eux mutuelle fidĂ©litĂ© ? Si les occasions de rupture matrimoniale sont trĂšs rares, nulles mĂȘme Ă lâĂ©gard de la mĂšre, qui, de longtemps, ne quitte plus le fond de la demeure, elles sont frĂ©quentes, au contraire, Ă lâĂ©gard du pĂšre, obligĂ©, par ses fonctions, de venir souvent au dehors. Ainsi quâon le verra bientĂŽt, il est, sa vie durant, le pourvoyeur de vivres, le prĂ©posĂ© au charroi des dĂ©blais. Seul, Ă diffĂ©rentes heures de la journĂ©e, il expulse au dehors les terres provenant des fouilles de la mĂšre ; seul, il explore de nuit les alentours du domicile, en quĂȘte des pilules dont se pĂ©triront les pains des fils.
Parfois des terriers sont voisins. Le collecteur de victuailles ne peut-il, en rentrant, se tromper de porte et pĂ©nĂ©trer chez autrui ? En ses tournĂ©es, ne lui arrive-t-il pas de rencontrer des promeneuses non encore Ă©tablies, et alors, oublieux de sa premiĂšre compagne, nâest-il pas sujet Ă divorcer ? La question mĂ©ritait examen. Jâai cherchĂ© Ă la rĂ©soudre de la maniĂšre suivante.
Deux couples sont extraits de terre en pleine pĂ©riode dâexcavation. Des marques, indĂ©lĂ©biles, pratiquĂ©es de la pointe dâune aiguille au bord infĂ©rieur des Ă©lytres, me permettront de les distinguer lâun de lâautre. Les quatre sujets sont distribuĂ©s au hasard, un par un, Ă la surface dâune aire sablonneuse dâune paire de pans dâĂ©paisseur. Pareil sol sera suffisant aux fouilles dâune nuit. Dans le cas oĂč des vivres seraient nĂ©cessaires, une poignĂ©e de crottins de mouton est servie. Une ample terrine renversĂ©e couvre lâarĂšne, met lâobstacle Ă lâĂ©vasion et fait lâobscuritĂ©, favorable au recueillement.
Le lendemain, rĂ©ponse superbe. Il y a deux terriers dans lâĂ©tablissement, pas davantage ; les couples se sont reformĂ©s tels quâils Ă©taient avant, chaque particulier a retrouvĂ© sa particuliĂšre. Une seconde Ă©preuve faite le jour dâaprĂšs, ensuite une troisiĂšme, ont le mĂȘme succĂšs : les marquĂ©s dâun point sont ensemble, les non marquĂ©s sont ensemble au fond de la galerie.
Cinq fois encore je fais, chaque jour, recommencer la mise en mĂ©nage. Les choses maintenant se gĂątent. TantĂŽt chacun des quatre Ă©prouvĂ©s sâĂ©tablit Ă part ; tantĂŽt dans le mĂȘme terrier sont inclus les deux mĂąles ou les deux femelles ; tantĂŽt la mĂȘme crypte reçoit les deux sexes, mais associĂ©s autrement quâils ne lâĂ©taient au dĂ©but. Jâai abusĂ© de la rĂ©pĂ©tition. DĂ©sormais câest le dĂ©sordre. Mes bouleversements quotidiens ont dĂ©moralisĂ© les fouisseurs ; une demeure croulante, toujours Ă recommencer, a mis fin aux associations lĂ©gitimes. Le mĂ©nage correct nâest plus possible du moment que la maison sâeffondre chaque jour.
Nâimporte : les trois premiĂšres Ă©preuves, alors que des apeurements coup sur coup rĂ©pĂ©tĂ©s nâavaient pas encore brouillĂ© le dĂ©licat fil dâattache, semblent affirmer certaine constance dans le mĂ©nage du Minotaure. Elle et lui se reconnaissent, se retrouvent dans le tumulte des Ă©vĂ©nements que mes malices leur imposent ; ils se gardent mutuellement fidĂ©litĂ©, qualitĂ© bien extraordinaire dans la classe des insectes, si vite oublieux des obligations matrimoniales.
Comment se reconnaissent-ils ? Nous nous reconnaissons aux traits du visage, si variables de lâun Ă lâautre en leur commune uniformitĂ©. Eux, Ă vrai dire, nâont pas de visage ; ils sont dĂ©pourvus de physionomie sous leur masque rigide. Dâailleurs les faits se passent dans une obscuritĂ© profonde. La vue nâest donc ici pour rien.
Nous nous reconnaissons Ă la parole, au timbre, aux inflexions de la voix. Eux sont des muets, privĂ©s de tout moyen dâappel. Reste le flair. Le Minotaure retrouvant sa compagne me fait songer Ă lâami Tom, le chien de la maison, qui, Ă lâĂ©poque de ses lunes, lĂšve le nez en lâair, hume lâair du vent et saute par-dessus les murs de lâenclos, empressĂ© dâobĂ©ir Ă la magique et lointaine convocation ; il me remet en mĂ©moire le Grand-Paon, accouru de plusieurs kilomĂštres pour prĂ©senter ses hommages Ă la nubile rĂ©cemment Ă©close.
La comparaison cependant laisse beaucoup Ă dĂ©sirer. Chien et gros papillon sont avertis de la noce sans connaĂźtre encore la mariĂ©e. Au contraire, le Minotaure, inexpert dans les grands pĂšlerinages, se dirige, en une brĂšve ronde, vers celle quâil a dĂ©jĂ frĂ©quentĂ©e ; il la reconnaĂźt, il la distingue des autres Ă certaines Ă©manations, certaines senteurs individuelles inapprĂ©ciables pour tout autre que lâĂ©namourĂ©. En quoi consistent ces effluves ? Lâinsecte ne me lâa pas dit. Câest dommage. Il nous eĂ»t appris de belles choses sur les prouesses de son flair.
Or, comment, dans ce mĂ©nage, se rĂ©partit le travail ? Le savoir nâest pas entreprise commode, Ă laquelle suffira la pointe dâun couteau. Qui se propose de visiter lâinsecte fouisseur chez lui doit recourir Ă des sapes extĂ©nuantes. Ce nâest pas ici la chambre du ScarabĂ©e, du Copris et des autres, mise Ă dĂ©couvert sans fatigue avec une simple houlette de poche ; câest un puits dont on nâatteindra le fond quâavec une solide bĂȘche, vaillamment manĆuvrĂ©e des heures entiĂšres. Pour peu que le soleil soit vif, on reviendra de la corvĂ©e tout perclus.
Ah ! mes pauvres articulations rouillĂ©es par lâĂąge ! Soupçonner un beau problĂšme sous terre, et ne pouvoir fouiller ! Lâardeur persiste, aussi chaleureuse quâau temps oĂč jâabattais les talus spongieux aimĂ©s des Anthophores ; lâamour des recherches nâa pas dĂ©failli, mais les forces manquent. Heureusement jâai un aide. Câest mon fils Paul, qui me prĂȘte la vigueur de ses poignets et la souplesse de ses reins. Je suis la tĂȘte, il est le bras.
Le reste de la famille, la mĂšre comprise et non de moindre zĂšle, dâhabitude nous accompagne. Les yeux ne sont pas de trop lorsque, la fosse devenue profonde, il faut surveiller Ă distance les menus documents exhumĂ©s par la bĂȘche. Ce que lâun ne voit pas, un autre lâaperçoit. Huber, devenu aveugle, Ă©tudiait les abeilles par lâintermĂ©diaire dâun serviteur clairvoyant et dĂ©vouĂ©. Je suis mieux avantagĂ© que le grand naturaliste de la Suisse. Ă ma vue, assez bonne encore quoique bien fatiguĂ©e, vient en aide la perspicace prunelle de tous les miens. Si je suis en Ă©tat de poursuivre mes recherches, câest Ă eux que je le dois : grĂąces leur en soient rendues.
De bon matin, nous voici sur les lieux. Un terrier est trouvĂ© avec taupinĂ©e volumineuse, formĂ©e de tampons cylindriques, expulsĂ©s tout dâune piĂšce Ă coups de refouloir. Sous le monticule dĂ©blayĂ© sâouvre un puits. Un beau jonc, cueilli en chemin, est introduit dans le gouffre. EngagĂ© plus avant Ă mesure que le haut se dĂ©nude, il nous servira de guide.
Le sol est trĂšs meuble, sans mĂ©lange de cailloux, odieux Ă lâinsecte fouisseur ami de la direction verticale, odieux surtout au tranchant de la bĂȘche exploratrice. Il se compose uniquement de sable cimentĂ© par un peu dâargile. La fouille serait donc aisĂ©e sâil ne fallait atteindre des profondeurs oĂč le maniement des outils devient fort difficile, Ă moins de bouleverser le terrain. La mĂ©thode que voici donne de bons rĂ©sultats, sans exagĂ©rer les masses remuĂ©es, ce que le propriĂ©taire des lieux pourrait trouver mauvais.
Une aire dâun mĂštre environ de rayon est attaquĂ©e autour du puits. Ă mesure que le jonc conducteur se dĂ©nude, on lâenfonce davantage. Il plongeait dâabord dâun empan, il plonge maintenant dâune coudĂ©e. BientĂŽt lâextraction des terres devient impraticable avec la pelle, que gĂȘne le manque de large. Il faut se mettre Ă genoux, rassembler des deux mains les dĂ©blais et les rejeter Ă belles poignĂ©es. La cuve sâapprofondit dâautant, ce qui augmente la difficultĂ© dĂ©jĂ si grande. Un moment arrive oĂč, pour continuer, il est nĂ©cessaire de se coucher Ă plat ventre et de plonger lâavant du corps dans le trou, autant que le permet la souplesse des reins. Chaque plongeon amĂšne au dehors le plein creux dâune main. Et le jonc descend toujours, sans indication dâun prochain arrĂȘt.
Impossible Ă mon fils de continuer de la sorte, malgrĂ© son Ă©lasticitĂ© juvĂ©nile. Pour se rapprocher du fond de la dĂ©sespĂ©rante cuve, il abaisse le niveau de la base dâappui. Ă lâextrĂ©mitĂ© de la ronde fosse une entaille est faite, oĂč il y a tout juste place pour les deux genoux. Câest un degrĂ©, un gradin que lâon approfondira Ă mesure. Le travail reprend, plus actif cette fois ; mais le jonc consultĂ© descend encore, et de beaucoup.
Nouvel abaissement de lâescalier dâappui et nouveaux coups de bĂȘche. Les dĂ©blais enlevĂ©s, lâexcavation mesure au-delĂ dâun mĂštre. Y sommes-nous enfin ? Point : le terrible jonc continue de plonger. Approfondissons lâescalier et continuons. Le succĂšs est aux persĂ©vĂ©rants. Ă un mĂštre et demi de profondeur, le jonc rencontre un obstacle ; il cesse de glisser, Victoire ! Câest fini ; nous venons dâatteindre la chambre du Minotaure.
La houlette de poche dĂ©nude avec prudence, et lâon voit apparaĂźtre les maĂźtres de cĂ©ans, le mĂąle dâabord, un peu plus bas la femelle. Le couple enlevĂ©, se montre une tache circulaire et sombre : câest la terminaison de la colonne de victuailles. Attention maintenant, et fouillons en douceur. Il sâagit de cerner au fond de la cuve la motte centrale, de lâisoler des terres environnantes, puis, faisant levier de la houlette insinuĂ©e dessous, dâextraire le bloc tout dâune piĂšce. Crac ! câest fait. Nous voici possesseurs du couple et de son nid. Une matinĂ©e dâextĂ©nuantes fouilles nous a valu ces richesses. Le dos fumant de Paul pourrait nous dire au prix de quels efforts.
Cette profondeur dâun mĂštre et demi nâest pas et ne saurait ĂȘtre constante ; bien des causes la font varier, telles que le degrĂ© de fraĂźcheur et de consistance du milieu traversĂ©, la fougue au travail de lâinsecte et le loisir disponible, suivant lâĂ©poque plus ou moins rapprochĂ©e de la ponte. Jâai vu des terriers descendre un peu plus bas ; jâen ai vu dâautres nâatteignant pas tout Ă fait un mĂštre. Dans tous les cas, pour Ă©tablir sa famille, il faut au Minotaure un logis de profondeur outrĂ©e, comme nâen excave de pareils aucun fouisseur Ă ma connaissance. Nous aurons tantĂŽt Ă nous demander quels impĂ©rieux besoins obligent le collecteur de crottins de mouton Ă se domicilier si bas.
Avant de quitter les lieux, notons un fait dont le tĂ©moignage aura plus tard sa valeur. La femelle sâest trouvĂ©e tout au fond du terrier ; au-dessus, Ă quelque distance, Ă©tait le mĂąle, lâun et lâautre immobilisĂ©s par la frayeur dans une occupation quâil nâest guĂšre possible de prĂ©ciser encore. Ce dĂ©tail, vu et revu dans les divers terriers fouillĂ©s,...