Sur le cĂŽtĂ© oriental de la montagne qui sâĂ©lĂšve derriĂšre le Port Louis de Ăle de France, on voit, dans un terrain jadis cultivĂ©, les ruines de deux petites cabanes. Elles sont situĂ©es presque au milieu dâun bassin formĂ© par de grands rochers, qui nâa quâune seule ouverture tournĂ©e au nord. On aperçoit Ă gauche la montagne appelĂ©e le Morne de la DĂ©couverte, dâoĂč lâon signale les vaisseaux qui abordent dans lâĂźle, et au bas de cette montagne la ville nommĂ©e le Port Louis ; Ă droite, le chemin qui mĂšne du Port Louis au quartier des Pamplemousses ; ensuite lâĂ©glise de ce nom, qui sâĂ©lĂšve avec ses avenues de bambous au milieu dâune grande plaine ; et plus loin une forĂȘt qui sâĂ©tend jusquâaux extrĂ©mitĂ©s de lâĂźle. On distingue devant soi, sur les bords de la mer, la Baie du Tombeau ; un peu sur la droite, le Cap Malheureux ; et au-delĂ , la pleine mer, oĂč paraissent Ă fleur dâeau quelques Ăźlots inhabitĂ©s, entre autres le Coin de Mire, qui ressemble Ă un bastion au milieu des flots.
Ă lâentrĂ©e de ce bassin, dâoĂč lâon dĂ©couvre tant dâobjets, les Ă©chos de la montagne rĂ©pĂštent sans cesse le bruit des vents qui agitent les forĂȘts voisines, et le fracas des vagues qui brisent au loin sur les rĂ©cifs ; mais au pied mĂȘme des cabanes on nâentend plus aucun bruit, et on ne voit autour de soi que de grands rochers escarpĂ©s comme des murailles. Des bouquets dâarbres croissent Ă leurs bases, dans leurs fentes, et jusque sur leurs cimes, oĂč sâarrĂȘtent les nuages. Les pluies que leurs pitons attirent peignent souvent les couleurs de lâarc-en-ciel sur leurs flancs verts et bruns, et entretiennent Ă leurs pieds les sources dont se forme la petite RiviĂšre des Lataniers. Un grand silence rĂšgne dans leur enceinte, oĂč tout est paisible, lâair, les eaux et la lumiĂšre. Ă peine lâĂ©cho y rĂ©pĂšte le murmure des palmistes qui croissent sur leurs plateaux Ă©levĂ©s, et dont on voit les longues flĂšches toujours balancĂ©es par les vents. Un jour doux Ă©claire le fond de ce bassin, oĂč le soleil ne luit quâĂ midi ; mais dĂšs lâaurore ses rayons en frappent le couronnement, dont les pics sâĂ©levant au-dessus des ombres de la montagne, paraissent dâor et de pourpre sur lâazur des cieux.
Jâaimais Ă me rendre dans ce lieu oĂč lâon jouit Ă la fois dâune vue immense et dâune solitude profonde. Un jour que jâĂ©tais assis au pied de ces cabanes, et que jâen considĂ©rais les ruines, un homme dĂ©jĂ sur lâĂąge vint Ă passer aux environs. Il Ă©tait, suivant la coutume des anciens habitants, en petite veste et en long caleçon. Il marchait nu-pieds, et sâappuyait sur un bĂąton de bois dâĂ©bĂšne. Ses cheveux Ă©taient tout blancs, et sa physionomie noble et simple. Je le saluai avec respect. Il me rendit mon salut, et mâayant considĂ©rĂ© un moment, il sâapprocha de moi, et vint se reposer sur le tertre oĂč jâĂ©tais assis. ExcitĂ© par cette marque de confiance, je lui adressai la parole : « Mon pĂšre, lui dis-je, pourriez-vous mâapprendre Ă qui ont appartenu ces deux cabanes ? » Il me rĂ©pondit : « Mon fils, ces masures et ce terrain inculte Ă©taient habitĂ©s, il y a environ vingt ans, par deux familles qui y avaient trouvĂ© le bonheur. Leur histoire est touchante : mais dans cette Ăźle, situĂ©e sur la route des Indes, quel EuropĂ©en peut sâintĂ©resser au sort de quelques particuliers obscurs ? Qui voudrait mĂȘme y vivre heureux, mais pauvre et ignorĂ© ? Les hommes ne veulent connaĂźtre que lâhistoire des grands et des rois, qui ne sert Ă personne. â Mon pĂšre, repris-je, il est aisĂ© de juger Ă votre air et Ă votre discours que vous avez acquis une grande expĂ©rience. Si vous en avez le temps, racontez-moi, je vous prie, ce que vous savez des anciens habitants de ce dĂ©sert, et croyez que lâhomme mĂȘme le plus dĂ©pravĂ© par les prĂ©jugĂ©s du monde aime Ă entendre parler du bonheur que donnent la nature et la vertu. » Alors, comme quelquâun qui cherche Ă se rappeler diverses circonstances, aprĂšs avoir appuyĂ© quelque temps ses mains sur son front, voici ce que ce vieillard me raconta.
En 1726 un jeune homme de Normandie, appelĂ© M. de la Tour, aprĂšs avoir sollicitĂ© en vain du service en France et des secours dans sa famille, se dĂ©termina Ă venir dans cette Ăźle pour y chercher fortune. Il avait avec lui une jeune femme quâil aimait beaucoup et dont il Ă©tait Ă©galement aimĂ©. Elle Ă©tait dâune ancienne et riche maison de sa province ; mais il lâavait Ă©pousĂ©e en secret et sans dot, parce que les parents de sa femme sâĂ©taient opposĂ©s Ă son mariage, attendu quâil nâĂ©tait pas gentilhomme. Il la laissa au Port Louis de cette Ăźle, et il sâembarqua pour Madagascar dans lâespĂ©rance dây acheter quelques Noirs, et de revenir promptement ici former une habitation. Il dĂ©barqua Ă Madagascar vers la mauvaise saison qui commence Ă la mi-octobre ; et peu de temps aprĂšs son arrivĂ©e il y mourut des fiĂšvres pestilentielles qui y rĂšgnent pendant six mois de lâannĂ©e, et qui empĂȘcheront toujours les nations europĂ©ennes dây faire des Ă©tablissements fixes. Les effets quâil avait emportĂ©s avec lui furent dispersĂ©s aprĂšs sa mort, comme il arrive ordinairement Ă ceux qui meurent hors de leur patrie. Sa femme, restĂ©e Ă Ăle de France, se trouva veuve, enceinte, et nâayant pour tout bien au monde quâune nĂ©gresse, dans un pays oĂč elle nâavait ni crĂ©dit ni recommandation. Ne voulant rien solliciter auprĂšs dâaucun homme aprĂšs la mort de celui quâelle avait uniquement aimĂ©, son malheur lui donna du courage. Elle rĂ©solut de cultiver avec son esclave un petit coin de terre, afin de se procurer de quoi vivre.
Dans une Ăźle presque dĂ©serte dont le terrain Ă©tait Ă discrĂ©tion elle ne choisit point les cantons les plus fertiles ni les plus favorables au commerce ; mais cherchant quelque gorge de montagne, quelque asile cachĂ© oĂč elle pĂ»t vivre seule et inconnue, elle sâachemina de la ville vers ces rochers pour sây retirer comme dans un nid. Câest un instinct commun Ă tous les ĂȘtres sensibles et souffrants de se rĂ©fugier dans les lieux les plus sauvages et les plus dĂ©serts ; comme si des rochers Ă©taient des remparts contre lâinfortune, et comme si le calme de la nature pouvait apaiser les troubles malheureux de lâĂąme. Mais la Providence, qui vient Ă notre secours lorsque nous ne voulons que les biens nĂ©cessaires, en rĂ©servait un Ă madame de la Tour que ne donnent ni les richesses ni la grandeur ; câĂ©tait une amie.
Dans ce lieu depuis un an demeurait une femme vive, bonne et sensible ; elle sâappelait Marguerite. Elle Ă©tait nĂ©e en Bretagne dâune simple famille de paysans, dont elle Ă©tait chĂ©rie, et qui lâaurait rendue heureuse, si elle nâavait eu la faiblesse dâajouter foi Ă lâamour dâun gentilhomme de son voisinage qui lui avait promis de lâĂ©pouser ; mais celui-ci ayant satisfait sa passion sâĂ©loigna dâelle, et refusa mĂȘme de lui assurer une subsistance pour un enfant dont il lâavait laissĂ©e enceinte. Elle sâĂ©tait dĂ©terminĂ©e alors Ă quitter pour toujours le village oĂč elle Ă©tait nĂ©e, et Ă aller cacher sa faute aux colonies, loin de son pays, oĂč elle avait perdu la seule dot dâune fille pauvre et honnĂȘte, la rĂ©putation. Un vieux Noir, quâelle avait acquis de quelques deniers empruntĂ©s, cultivait avec elle un petit coin de ce canton.
Madame de la Tour, suivie de sa nĂ©gresse, trouva dans ce lieu Marguerite qui allaitait son enfant. Elle fut charmĂ©e de rencontrer une femme dans une position quâelle jugea semblable Ă la sienne. Elle lui parla en peu de mots de sa condition passĂ©e et de ses besoins prĂ©sents. Marguerite au rĂ©cit de madame de la Tour fut Ă©mue de pitiĂ© ; et, voulant mĂ©riter sa confiance plutĂŽt que son estime, elle lui avoua sans lui rien dĂ©guiser lâimprudence dont elle sâĂ©tait rendue coupable.
« Pour moi, dit-elle, jâai mĂ©ritĂ© mon sort ; mais vous, madameâŠ, vous, sage et malheureuse ! » Et elle lui offrit en pleurant sa cabane et son amitiĂ©. Madame de la Tour, touchĂ©e dâun accueil si tendre, lui dit en la serrant dans ses bras : « Ah ! Dieu veut finir mes peines, puisquâil vous inspire plus de bontĂ© envers moi qui vous suis Ă©trangĂšre, que jamais je nâen ai trouvĂ© dans mes parents. »
Je connaissais Marguerite, et quoique je demeure Ă une lieue et demie dâici, dans les bois, derriĂšre la Montagne Longue, je me regardais comme son voisin. Dans les villes dâEurope une rue, un simple mur, empĂȘchent les membres dâune mĂȘme famille de se rĂ©unir pendant des annĂ©es entiĂšres ; mais dans les colonies nouvelles on considĂšre comme ses voisins ceux dont on nâest sĂ©parĂ© que par des bois et par des montagnes. Dans ce temps-lĂ surtout, oĂč cette Ăźle faisait peu de commerce aux Indes, le simple voisinage y Ă©tait un titre dâamitiĂ©, et lâhospitalitĂ© envers les Ă©trangers un devoir et un plaisir. Lorsque jâappris que ma voisine avait une compagne, je fus la voir pour tĂącher dâĂȘtre utile Ă lâune et Ă lâautre. Je trouvai dans madame de la Tour une personne dâune figure intĂ©ressante, pleine de noblesse et de mĂ©lancolie. Elle Ă©tait alors sur le point dâaccoucher. Je dis Ă ces deux dames quâil convenait, pour lâintĂ©rĂȘt de leurs enfants, et surtout pour empĂȘcher lâĂ©tablissement de quelque autre habitant, de partager entre elles le fond de ce bassin, qui contient environ vingt arpents. Elles sâen rapportĂšrent Ă moi pour ce partage. Jâen formai deux portions Ă peu prĂšs Ă©gales ; lâune renfermait la partie supĂ©rieure de cette enceinte, depuis ce piton de rocher couvert de nuages, dâoĂč sort la source de la RiviĂšre des Lataniers, jusquâĂ cette ouverture escarpĂ©e que vous voyez au haut de la montagne, et quâon appelle lâEmbrasure, parce quâelle ressemble en effet Ă une embrasure de canon. Le fond de ce sol est si rempli de roches et de ravins quâĂ peine on y peut marcher ; cependant il produit de grands arbres, et il est rempli de fontaines et de petits ruisseaux. Dans lâautre portion je compris toute la partie infĂ©rieure qui sâĂ©tend le long de la RiviĂšre des Lataniers jusquâĂ lâouverture oĂč nous sommes, dâoĂč cette riviĂšre commence Ă couler entre deux collines jusquâĂ la mer. Vous y voyez quelques lisiĂšres de prairies, et un terrain assez uni, mais qui nâest guĂšre meilleur que lâautre ; car dans la saison des pluies il est marĂ©cageux, et dans les sĂ©cheresses il est dur comme du plomb ; quand on y veut alors ouvrir une tranchĂ©e, on est obligĂ© de le couper avec des haches. AprĂšs avoir fait ces deux partages jâengageai ces deux dames Ă les tirer au sort. La partie supĂ©rieure Ă©chut Ă madame de la Tour, et lâinfĂ©rieure Ă Marguerite. Lâune et lâautre furent contentes de leur lot ; mais elles me priĂšrent de ne pas sĂ©parer leur demeure, « afin, me dirent-elles, que nous puissions toujours nous voir, nous parler et nous entraider ». Il fallait cependant Ă chacune dâelles une retraite particuliĂšre. La case de Marguerite se trouvait au milieu du bassin prĂ©cisĂ©ment sur les limites de son terrain. Je bĂątis tout auprĂšs, sur celui de madame de la Tour, une autre case, en sorte que ces deux amies Ă©taient Ă la fois dans le voisinage lâune de lâautre et sur la propriĂ©tĂ© de leurs familles. Moi-mĂȘme jâai coupĂ© des palissades dans la montagne ; jâai apportĂ© des feuilles de latanier des bords de la mer pour construire ces deux cabanes, oĂč vous ne voyez plus maintenant ni porte ni couverture. HĂ©las ! il nâen reste encore que trop pour mon souvenir ! Le temps, qui dĂ©truit si rapidement les monuments des empires, semble respecter dans ces dĂ©serts ceux de lâamitiĂ©, pour perpĂ©tuer mes regrets jusquâĂ la fin de ma vie. Ă peine la seconde de ces cabanes Ă©tait achevĂ©e que madame de la Tour accoucha dâune fille. Jâavais Ă©tĂ© le parrain de lâenfant de Marguerite, qui sâappelait Paul. Madame de la Tour me pria aussi de nommer sa fille conjointement avec son amie. Celle-ci lui donna le nom de Virginie. « Elle sera vertueuse, dit-elle, et elle sera heureuse. Je nâai connu le malheur quâen mâĂ©cartant de la vertu ».
Lorsque madame de la Tour fut relevĂ©e de ses couches, ces deux petites habitations commencĂšrent Ă ĂȘtre de quelque rapport, Ă lâaide des soins que jây donnais de temps en temps, mais surtout par les travaux assidus de leurs esclaves. Celui de Marguerite, appelĂ© Domingue, Ă©tait un Noir yolof,encore robuste, quoique dĂ©jĂ sur lâĂąge. Il avait de lâexpĂ©rience et un bon sens naturel. Il cultivait indiffĂ©remment sur les deux habitations les terrains qui lui semblaient les plus fertiles, et il y mettait les semences qui leur convenaient le mieux. Il semait du petit mil et du maĂŻs dans les endroits mĂ©diocres, un peu de froment dans les bonnes terres, du riz dans les fonds marĂ©cageux ; et au pied des roches, des giraumons, des courges et des concombres, qui se plaisent Ă y grimper. Il plantait dans les lieux secs des patates qui y viennent trĂšs sucrĂ©es, des cotonniers sur les hauteurs, des cannes Ă sucre dans les terres fortes, des pieds de cafĂ© sur les collines, oĂč le grain est petit, mais excellent ; le long de la riviĂšre et autour des cases, des bananiers qui donnent toute lâannĂ©e de longs rĂ©gimes de fruits avec un bel ombrage, et enfin quelques plantes de tabac pour charmer ses soucis et ceux de ses bonnes maĂźtresses. Il allait couper du bois Ă brĂ»ler dans la montagne, et casser des roches çà et lĂ dans les habitations pour en aplanir les chemins. Il faisait tous ces ouvrages avec intelligence et activitĂ©, parce quâil les faisait avec zĂšle. Il Ă©tait fort attachĂ© Ă Marguerite ; et il ne lâĂ©tait guĂšre moins Ă madame de la Tour, dont il avait Ă©pousĂ© la nĂ©gresse Ă la naissance de Virginie. Il aimait passionnĂ©ment sa femme, qui sâappelait Marie. Elle Ă©tait nĂ©e Ă Madagascar, dâoĂč elle avait apportĂ© quelque industrie, surtout celle de faire des paniers et des Ă©toffes appelĂ©es pagnes, avec des herbes qui croissent dans les bois. Elle Ă©tait adroite, propre, et trĂšs fidĂšle. Elle avait soin de prĂ©parer Ă manger, dâĂ©lever quelques poules, et dâaller de temps en temps vendre au Port Louis le superflu de ces deux habitations, qui Ă©tait bien peu considĂ©rable. Si vous y joignez deux chĂšvres Ă©levĂ©es prĂšs des enfants, et un gros chien qui veillait la nuit au-dehors, vous aurez une idĂ©e de tout le revenu et de tout le domestique de ces deux petites mĂ©tairies.
Pour ces deux amies, elles filaient du matin au soir du coton. Ce travail suffisait Ă leur entretien et Ă celui de leurs familles ; mais dâailleurs elles Ă©taient si dĂ©pourvues de commoditĂ©s Ă©trangĂšres quâelles marchaient nu-pieds dans leur habitation, et ne portaient de souliers que pour aller le dimanche de grand matin Ă la messe Ă lâĂ©glise des Pamplemousses que vous voyez lĂ -bas. Il y a cependant bien plus loin quâau Port Louis ; mais elles se rendaient rarement Ă la ville, de peur dây ĂȘtre mĂ©prisĂ©es, parce quâelles Ă©taient vĂȘtues de grosse toile bleue du Bengale comme des esclaves. AprĂšs tout, la considĂ©ration publique vaut-elle le bonheur domestique ? Si ces dames avaient un peu Ă souffrir au-dehors, elles rentraient chez elles avec dâautant plus de plaisir. Ă peine Marie et Domingue les apercevaient de cette hauteur sur le chemin des Pamplemousses, quâils accouraient jusquâau bas de la montagne pour les aider Ă la remonter. Elles lisaient dans les yeux de leurs esclaves la joie quâils avaient de les revoir. Elles trouvaient chez elles la propretĂ©, la libertĂ©, des biens quâelles ne devaient quâĂ leurs propres travaux, et des serviteurs pleins de zĂšle et dâaffection. Elles-mĂȘmes, unies par les mĂȘmes besoins, ayant Ă©prouvĂ© des maux presque semblables, se donnant les doux noms dâamie, de compagne et de sĆur, nâavaient quâune volontĂ©, quâun intĂ©rĂȘt, quâune table. Tout entre elles Ă©tait commun. Seulement si dâanciens feux plus vifs que ceux de lâamitiĂ© se rĂ©veillaient dans leur Ăąme, une religion pure, aidĂ©e par des mĆurs chastes, les dirigeait vers une autre vie, comme la flamme qui sâenvole vers le ciel lorsquâelle nâa plus dâaliment sur la terre.
Les devoirs de la nature ajoutaient encore au bonheur de leur sociĂ©tĂ©. Leur amitiĂ© mutuelle redoublait Ă la vue de leurs enfants, fruits dâun amour Ă©galement infortunĂ©. Elles prenaient plaisir Ă les mettre ensemble dans le mĂȘme bain, et Ă les coucher dans le mĂȘme berceau. Souvent elles les changeaient de lait. « Mon amie, disait madame de la Tour, chacune de nous aura deux enfants, et chacun de nos enfants aura deux mĂšres. » Comme deux bourgeons qui restent sur deux arbres de la mĂȘme espĂšce, dont la tempĂȘte a brisĂ© toutes les branches, viennent Ă produire des fruits plus doux, si chacun dâeux, dĂ©tachĂ© du tronc maternel, est greffĂ© sur le tronc voisin ; ainsi ces deux petits enfants, privĂ©s de tous leurs parents, se remplissaient de sentiments plus tendres que ceux de fils et de fille, de frĂšre et de sĆur, quand ils venaient Ă ĂȘtre changĂ©s de mamelles par les deux amies qui leur avaient donnĂ© le jour. DĂ©jĂ leurs mĂšres parlaient de leur mariage sur leurs berceaux, et cette perspective de fĂ©licitĂ© conjugale, dont elles charmaient leurs propres peines, finissait bien souvent par les faire pleurer ; lâune se rappelant que ses maux Ă©taient venus dâavoir nĂ©gligĂ© lâhymen, et lâautre dâen avoir subi les lois ; lâune, de sâĂȘtre Ă©levĂ©e au-dessus de sa condition, et lâautre dâen ĂȘtre descendue : mais elles se consolaient en pensant quâun jour leurs enfants, plus heureux, jouiraient Ă la fois, loin les cruels prĂ©jugĂ©s de lâEurope, des plaisirs de lâamour et du bonheur de lâĂ©galitĂ©.
Rien en effet nâĂ©tait comparable Ă lâattachement quâils se tĂ©moignaient dĂ©jĂ . Si Paul venait Ă se plaindre, on lui montrait Virginie ; Ă sa vue il souriait et sâapaisait. Si Virginie souffrait, on en Ă©tait averti par les cris de Paul ; mais cette aimable fille dissimulait aussitĂŽt son mal pour quâil ne souffrĂźt pas de sa douleur. Je nâarrivais point de fois ici que je ne les visse tous deux tout nus, suivant la coutume du pays, pouvant Ă peine marcher, se tenant ensemble par les mains et sous les bras, comme on reprĂ©sente la constellation des GĂ©meaux. La nuit mĂȘme ne pouvait les sĂ©parer ; elle les surprenait souvent couchĂ©s dans le mĂȘme berceau, joue contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passĂ©es mutuellement autour de leurs cous, et endormis dans les bras lâun de lâautre.
Lorsquâils surent parler, les premiers noms quâils apprirent Ă se donner furent ceux de frĂšre et de sĆur. Lâenfance, qui connaĂźt des caresses plus tendres, ne connaĂźt point de plus doux noms. Leur Ă©ducation ne fit que redoubler leur amitiĂ© en la dirigeant vers leurs besoins rĂ©ciproques. BientĂŽt tout ce qui regarde lâĂ©conomie, la propretĂ©, le soin de prĂ©parer un repas champĂȘtre, fut du ressort de Virginie, et ses travaux Ă©taient toujours suivis des louanges et des baisers de son frĂšre. Pour lui, sans cesse en action, il bĂȘchait le jardin avec Domingue, ou, une petite hache Ă la main, il le suivait dans les bois ; et si dans ces courses une belle fleur, un bon fruit, ou un nid dâoiseaux se prĂ©sentaient Ă lui, eussent-ils Ă©tĂ© au haut dâun arbre, il lâescaladait pour les apporter Ă sa sĆur.
Quand on en rencontrait un quelque part on Ă©tait sĂ»r que lâautre nâĂ©tait pas loin. Un jour que je descendais du sommet de cette montagne, jâaperçus Ă lâextrĂ©mitĂ© du jardin Virginie qui accourait vers la maison, la tĂȘte couverte de son jupon quâelle avait relevĂ© par derriĂšre, pour se mettre Ă lâabri dâune ondĂ©e de pluie. De loin je la crus seule ; et mâĂ©tant avancĂ© vers elle pour lâaider Ă marcher, je vis quâelle tenait Paul par le bras, enveloppĂ© presque en entier de la mĂȘme couverture, riant lâun et lâautre dâĂȘtre ensemble Ă lâabri sous un parapluie de leur invention. Ces deux tĂȘtes charmantes renfermĂ©es sous ce jupon bouffant me rappelĂšrent les enfants de LĂ©da enclos dans la mĂȘme coquille.
Toute leur Ă©tude Ă©tait de se complaire et de sâentraider. Au reste ils Ă©taient ignorants comme des CrĂ©oles, et ne savaient ni lire ni Ă©crire. Ils ne sâinquiĂ©taient pas de ce qui sâĂ©tait passĂ© dans des temps reculĂ©s et loin dâeux ; leur curiositĂ© ne sâĂ©tendait pas au-delĂ de cette montagne. Ils croyaient que le monde finissait oĂč finissait leur Ăźle ; et ils nâimaginaient rien dâaimable oĂč ils nâĂ©taient pas. Leur affection mutuelle et celle de leurs mĂšres occupaient toute lâactivitĂ© de leurs Ăąmes. Jamais des sciences inutiles nâavaient fait couler leurs larmes ; jamais les leçons dâune triste morale ne les avaient remplis dâennui. Ils ne savaient pas quâil ne faut pas dĂ©rober, tout chez eux Ă©tant commun ; ni ĂȘtre intempĂ©rant, ayant Ă discrĂ©tion des mets simples ; ni menteur, nâayant aucune vĂ©ritĂ© Ă dissimuler. On ne les avait jamais effrayĂ©s en leur disant que Dieu rĂ©serve des punitions terribles aux enfants ingrats ; chez eux lâamitiĂ© filiale Ă©tait nĂ©e de lâamitiĂ© maternelle. On ne leur avait appris de la religion que ce qui la fait aimer ; et sâils nâoffraient pas Ă lâĂ©glise de longues priĂšres, partout oĂč ils Ă©taient, dans la maison, dans les champs, dans les bois, ils levaient vers le ciel des mains innocentes et un cĆur plein de lâamour de leurs parents.
Ainsi se passa leur premiĂšre enfance comme une belle aube qui annonce un plus beau jour. DĂ©jĂ ils partageaient avec leurs mĂšres tous les soins du mĂ©nage. DĂšs que le chant du coq annonçait le retour de lâaurore, Virginie se levait, allait puiser de lâeau Ă la source voisine, et rentrait dans la maison pour prĂ©parer le dĂ©jeuner. BientĂŽt aprĂšs, quand le soleil dorait les pitons de cette enceinte, Marguerite et son fils se rendaient chez madame de la Tour : alors ils commençaient tous ensemble une priĂšre suivie du premier repas ; souvent ils le prenaient devant la porte, assis sur lâherbe sous un berceau de bananiers, qui leur fournissait Ă la fois des mets tout prĂ©parĂ©s dans leurs fruits substantiels, et du linge de table dans leurs feuilles larges, longues, et lustrĂ©es. Une nourriture saine et abo...