Paul et Virginie
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Paul et Virginie

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Le narrateur dĂ©couvre les ruines de deux cabanes dans une plaine intĂ©rieure de l'Île de France. Un vieillard lui raconte l'histoire de ses habitants. Deux Françaises, une jeune veuve, Mme de La Tour, et une paysanne sĂ©duite et abandonnĂ©e, Marguerite, Ă©taient venues y cacher ce que le monde considĂ©rait comme leur dĂ©shonneur. Elles y avaient accouchĂ© de Virginie et de Paul. AidĂ©es par un couple de Noirs, elles y exploitent la terre et Ă©levent leurs enfants comme frere et soeur. Le bonheur semble devoir les dĂ©dommager des malheurs passĂ©s. La violence vient pourtant tout contrarier: violence naturelle sous la forme de la pubertĂ© de Virginie, puis d'un ouragan qui ravage l'exploitation, violence sociale sous les traits d'une pauvre esclave noire qui sollicite la pitiĂ© de la jeune fille. Enfin, Virginie part pour la France rejoindre une riche tante qui veut l'Ă©lever selon son rang et en faire son hĂ©ritiere...

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635259151

PAUL ET VIRGINIE

Sur le cĂŽtĂ© oriental de la montagne qui s’élĂšve derriĂšre le Port Louis de Île de France, on voit, dans un terrain jadis cultivĂ©, les ruines de deux petites cabanes. Elles sont situĂ©es presque au milieu d’un bassin formĂ© par de grands rochers, qui n’a qu’une seule ouverture tournĂ©e au nord. On aperçoit Ă  gauche la montagne appelĂ©e le Morne de la DĂ©couverte, d’oĂč l’on signale les vaisseaux qui abordent dans l’üle, et au bas de cette montagne la ville nommĂ©e le Port Louis ; Ă  droite, le chemin qui mĂšne du Port Louis au quartier des Pamplemousses ; ensuite l’église de ce nom, qui s’élĂšve avec ses avenues de bambous au milieu d’une grande plaine ; et plus loin une forĂȘt qui s’étend jusqu’aux extrĂ©mitĂ©s de l’üle. On distingue devant soi, sur les bords de la mer, la Baie du Tombeau ; un peu sur la droite, le Cap Malheureux ; et au-delĂ , la pleine mer, oĂč paraissent Ă  fleur d’eau quelques Ăźlots inhabitĂ©s, entre autres le Coin de Mire, qui ressemble Ă  un bastion au milieu des flots.
À l’entrĂ©e de ce bassin, d’oĂč l’on dĂ©couvre tant d’objets, les Ă©chos de la montagne rĂ©pĂštent sans cesse le bruit des vents qui agitent les forĂȘts voisines, et le fracas des vagues qui brisent au loin sur les rĂ©cifs ; mais au pied mĂȘme des cabanes on n’entend plus aucun bruit, et on ne voit autour de soi que de grands rochers escarpĂ©s comme des murailles. Des bouquets d’arbres croissent Ă  leurs bases, dans leurs fentes, et jusque sur leurs cimes, oĂč s’arrĂȘtent les nuages. Les pluies que leurs pitons attirent peignent souvent les couleurs de l’arc-en-ciel sur leurs flancs verts et bruns, et entretiennent Ă  leurs pieds les sources dont se forme la petite RiviĂšre des Lataniers. Un grand silence rĂšgne dans leur enceinte, oĂč tout est paisible, l’air, les eaux et la lumiĂšre. À peine l’écho y rĂ©pĂšte le murmure des palmistes qui croissent sur leurs plateaux Ă©levĂ©s, et dont on voit les longues flĂšches toujours balancĂ©es par les vents. Un jour doux Ă©claire le fond de ce bassin, oĂč le soleil ne luit qu’à midi ; mais dĂšs l’aurore ses rayons en frappent le couronnement, dont les pics s’élevant au-dessus des ombres de la montagne, paraissent d’or et de pourpre sur l’azur des cieux.
J’aimais Ă  me rendre dans ce lieu oĂč l’on jouit Ă  la fois d’une vue immense et d’une solitude profonde. Un jour que j’étais assis au pied de ces cabanes, et que j’en considĂ©rais les ruines, un homme dĂ©jĂ  sur l’ñge vint Ă  passer aux environs. Il Ă©tait, suivant la coutume des anciens habitants, en petite veste et en long caleçon. Il marchait nu-pieds, et s’appuyait sur un bĂąton de bois d’ébĂšne. Ses cheveux Ă©taient tout blancs, et sa physionomie noble et simple. Je le saluai avec respect. Il me rendit mon salut, et m’ayant considĂ©rĂ© un moment, il s’approcha de moi, et vint se reposer sur le tertre oĂč j’étais assis. ExcitĂ© par cette marque de confiance, je lui adressai la parole : « Mon pĂšre, lui dis-je, pourriez-vous m’apprendre Ă  qui ont appartenu ces deux cabanes ? » Il me rĂ©pondit : « Mon fils, ces masures et ce terrain inculte Ă©taient habitĂ©s, il y a environ vingt ans, par deux familles qui y avaient trouvĂ© le bonheur. Leur histoire est touchante : mais dans cette Ăźle, situĂ©e sur la route des Indes, quel EuropĂ©en peut s’intĂ©resser au sort de quelques particuliers obscurs ? Qui voudrait mĂȘme y vivre heureux, mais pauvre et ignorĂ© ? Les hommes ne veulent connaĂźtre que l’histoire des grands et des rois, qui ne sert Ă  personne. – Mon pĂšre, repris-je, il est aisĂ© de juger Ă  votre air et Ă  votre discours que vous avez acquis une grande expĂ©rience. Si vous en avez le temps, racontez-moi, je vous prie, ce que vous savez des anciens habitants de ce dĂ©sert, et croyez que l’homme mĂȘme le plus dĂ©pravĂ© par les prĂ©jugĂ©s du monde aime Ă  entendre parler du bonheur que donnent la nature et la vertu. » Alors, comme quelqu’un qui cherche Ă  se rappeler diverses circonstances, aprĂšs avoir appuyĂ© quelque temps ses mains sur son front, voici ce que ce vieillard me raconta.
En 1726 un jeune homme de Normandie, appelĂ© M. de la Tour, aprĂšs avoir sollicitĂ© en vain du service en France et des secours dans sa famille, se dĂ©termina Ă  venir dans cette Ăźle pour y chercher fortune. Il avait avec lui une jeune femme qu’il aimait beaucoup et dont il Ă©tait Ă©galement aimĂ©. Elle Ă©tait d’une ancienne et riche maison de sa province ; mais il l’avait Ă©pousĂ©e en secret et sans dot, parce que les parents de sa femme s’étaient opposĂ©s Ă  son mariage, attendu qu’il n’était pas gentilhomme. Il la laissa au Port Louis de cette Ăźle, et il s’embarqua pour Madagascar dans l’espĂ©rance d’y acheter quelques Noirs, et de revenir promptement ici former une habitation. Il dĂ©barqua Ă  Madagascar vers la mauvaise saison qui commence Ă  la mi-octobre ; et peu de temps aprĂšs son arrivĂ©e il y mourut des fiĂšvres pestilentielles qui y rĂšgnent pendant six mois de l’annĂ©e, et qui empĂȘcheront toujours les nations europĂ©ennes d’y faire des Ă©tablissements fixes. Les effets qu’il avait emportĂ©s avec lui furent dispersĂ©s aprĂšs sa mort, comme il arrive ordinairement Ă  ceux qui meurent hors de leur patrie. Sa femme, restĂ©e Ă  Île de France, se trouva veuve, enceinte, et n’ayant pour tout bien au monde qu’une nĂ©gresse, dans un pays oĂč elle n’avait ni crĂ©dit ni recommandation. Ne voulant rien solliciter auprĂšs d’aucun homme aprĂšs la mort de celui qu’elle avait uniquement aimĂ©, son malheur lui donna du courage. Elle rĂ©solut de cultiver avec son esclave un petit coin de terre, afin de se procurer de quoi vivre.
Dans une Ăźle presque dĂ©serte dont le terrain Ă©tait Ă  discrĂ©tion elle ne choisit point les cantons les plus fertiles ni les plus favorables au commerce ; mais cherchant quelque gorge de montagne, quelque asile cachĂ© oĂč elle pĂ»t vivre seule et inconnue, elle s’achemina de la ville vers ces rochers pour s’y retirer comme dans un nid. C’est un instinct commun Ă  tous les ĂȘtres sensibles et souffrants de se rĂ©fugier dans les lieux les plus sauvages et les plus dĂ©serts ; comme si des rochers Ă©taient des remparts contre l’infortune, et comme si le calme de la nature pouvait apaiser les troubles malheureux de l’ñme. Mais la Providence, qui vient Ă  notre secours lorsque nous ne voulons que les biens nĂ©cessaires, en rĂ©servait un Ă  madame de la Tour que ne donnent ni les richesses ni la grandeur ; c’était une amie.
Dans ce lieu depuis un an demeurait une femme vive, bonne et sensible ; elle s’appelait Marguerite. Elle Ă©tait nĂ©e en Bretagne d’une simple famille de paysans, dont elle Ă©tait chĂ©rie, et qui l’aurait rendue heureuse, si elle n’avait eu la faiblesse d’ajouter foi Ă  l’amour d’un gentilhomme de son voisinage qui lui avait promis de l’épouser ; mais celui-ci ayant satisfait sa passion s’éloigna d’elle, et refusa mĂȘme de lui assurer une subsistance pour un enfant dont il l’avait laissĂ©e enceinte. Elle s’était dĂ©terminĂ©e alors Ă  quitter pour toujours le village oĂč elle Ă©tait nĂ©e, et Ă  aller cacher sa faute aux colonies, loin de son pays, oĂč elle avait perdu la seule dot d’une fille pauvre et honnĂȘte, la rĂ©putation. Un vieux Noir, qu’elle avait acquis de quelques deniers empruntĂ©s, cultivait avec elle un petit coin de ce canton.
Madame de la Tour, suivie de sa nĂ©gresse, trouva dans ce lieu Marguerite qui allaitait son enfant. Elle fut charmĂ©e de rencontrer une femme dans une position qu’elle jugea semblable Ă  la sienne. Elle lui parla en peu de mots de sa condition passĂ©e et de ses besoins prĂ©sents. Marguerite au rĂ©cit de madame de la Tour fut Ă©mue de pitiĂ© ; et, voulant mĂ©riter sa confiance plutĂŽt que son estime, elle lui avoua sans lui rien dĂ©guiser l’imprudence dont elle s’était rendue coupable.
« Pour moi, dit-elle, j’ai mĂ©ritĂ© mon sort ; mais vous, madame
, vous, sage et malheureuse ! » Et elle lui offrit en pleurant sa cabane et son amitiĂ©. Madame de la Tour, touchĂ©e d’un accueil si tendre, lui dit en la serrant dans ses bras : « Ah ! Dieu veut finir mes peines, puisqu’il vous inspire plus de bontĂ© envers moi qui vous suis Ă©trangĂšre, que jamais je n’en ai trouvĂ© dans mes parents. »
Je connaissais Marguerite, et quoique je demeure Ă  une lieue et demie d’ici, dans les bois, derriĂšre la Montagne Longue, je me regardais comme son voisin. Dans les villes d’Europe une rue, un simple mur, empĂȘchent les membres d’une mĂȘme famille de se rĂ©unir pendant des annĂ©es entiĂšres ; mais dans les colonies nouvelles on considĂšre comme ses voisins ceux dont on n’est sĂ©parĂ© que par des bois et par des montagnes. Dans ce temps-lĂ  surtout, oĂč cette Ăźle faisait peu de commerce aux Indes, le simple voisinage y Ă©tait un titre d’amitiĂ©, et l’hospitalitĂ© envers les Ă©trangers un devoir et un plaisir. Lorsque j’appris que ma voisine avait une compagne, je fus la voir pour tĂącher d’ĂȘtre utile Ă  l’une et Ă  l’autre. Je trouvai dans madame de la Tour une personne d’une figure intĂ©ressante, pleine de noblesse et de mĂ©lancolie. Elle Ă©tait alors sur le point d’accoucher. Je dis Ă  ces deux dames qu’il convenait, pour l’intĂ©rĂȘt de leurs enfants, et surtout pour empĂȘcher l’établissement de quelque autre habitant, de partager entre elles le fond de ce bassin, qui contient environ vingt arpents. Elles s’en rapportĂšrent Ă  moi pour ce partage. J’en formai deux portions Ă  peu prĂšs Ă©gales ; l’une renfermait la partie supĂ©rieure de cette enceinte, depuis ce piton de rocher couvert de nuages, d’oĂč sort la source de la RiviĂšre des Lataniers, jusqu’à cette ouverture escarpĂ©e que vous voyez au haut de la montagne, et qu’on appelle l’Embrasure, parce qu’elle ressemble en effet Ă  une embrasure de canon. Le fond de ce sol est si rempli de roches et de ravins qu’à peine on y peut marcher ; cependant il produit de grands arbres, et il est rempli de fontaines et de petits ruisseaux. Dans l’autre portion je compris toute la partie infĂ©rieure qui s’étend le long de la RiviĂšre des Lataniers jusqu’à l’ouverture oĂč nous sommes, d’oĂč cette riviĂšre commence Ă  couler entre deux collines jusqu’à la mer. Vous y voyez quelques lisiĂšres de prairies, et un terrain assez uni, mais qui n’est guĂšre meilleur que l’autre ; car dans la saison des pluies il est marĂ©cageux, et dans les sĂ©cheresses il est dur comme du plomb ; quand on y veut alors ouvrir une tranchĂ©e, on est obligĂ© de le couper avec des haches. AprĂšs avoir fait ces deux partages j’engageai ces deux dames Ă  les tirer au sort. La partie supĂ©rieure Ă©chut Ă  madame de la Tour, et l’infĂ©rieure Ă  Marguerite. L’une et l’autre furent contentes de leur lot ; mais elles me priĂšrent de ne pas sĂ©parer leur demeure, « afin, me dirent-elles, que nous puissions toujours nous voir, nous parler et nous entraider ». Il fallait cependant Ă  chacune d’elles une retraite particuliĂšre. La case de Marguerite se trouvait au milieu du bassin prĂ©cisĂ©ment sur les limites de son terrain. Je bĂątis tout auprĂšs, sur celui de madame de la Tour, une autre case, en sorte que ces deux amies Ă©taient Ă  la fois dans le voisinage l’une de l’autre et sur la propriĂ©tĂ© de leurs familles. Moi-mĂȘme j’ai coupĂ© des palissades dans la montagne ; j’ai apportĂ© des feuilles de latanier des bords de la mer pour construire ces deux cabanes, oĂč vous ne voyez plus maintenant ni porte ni couverture. HĂ©las ! il n’en reste encore que trop pour mon souvenir ! Le temps, qui dĂ©truit si rapidement les monuments des empires, semble respecter dans ces dĂ©serts ceux de l’amitiĂ©, pour perpĂ©tuer mes regrets jusqu’à la fin de ma vie. À peine la seconde de ces cabanes Ă©tait achevĂ©e que madame de la Tour accoucha d’une fille. J’avais Ă©tĂ© le parrain de l’enfant de Marguerite, qui s’appelait Paul. Madame de la Tour me pria aussi de nommer sa fille conjointement avec son amie. Celle-ci lui donna le nom de Virginie. « Elle sera vertueuse, dit-elle, et elle sera heureuse. Je n’ai connu le malheur qu’en m’écartant de la vertu ».
Lorsque madame de la Tour fut relevĂ©e de ses couches, ces deux petites habitations commencĂšrent Ă  ĂȘtre de quelque rapport, Ă  l’aide des soins que j’y donnais de temps en temps, mais surtout par les travaux assidus de leurs esclaves. Celui de Marguerite, appelĂ© Domingue, Ă©tait un Noir yolof,encore robuste, quoique dĂ©jĂ  sur l’ñge. Il avait de l’expĂ©rience et un bon sens naturel. Il cultivait indiffĂ©remment sur les deux habitations les terrains qui lui semblaient les plus fertiles, et il y mettait les semences qui leur convenaient le mieux. Il semait du petit mil et du maĂŻs dans les endroits mĂ©diocres, un peu de froment dans les bonnes terres, du riz dans les fonds marĂ©cageux ; et au pied des roches, des giraumons, des courges et des concombres, qui se plaisent Ă  y grimper. Il plantait dans les lieux secs des patates qui y viennent trĂšs sucrĂ©es, des cotonniers sur les hauteurs, des cannes Ă  sucre dans les terres fortes, des pieds de cafĂ© sur les collines, oĂč le grain est petit, mais excellent ; le long de la riviĂšre et autour des cases, des bananiers qui donnent toute l’annĂ©e de longs rĂ©gimes de fruits avec un bel ombrage, et enfin quelques plantes de tabac pour charmer ses soucis et ceux de ses bonnes maĂźtresses. Il allait couper du bois Ă  brĂ»ler dans la montagne, et casser des roches çà et lĂ  dans les habitations pour en aplanir les chemins. Il faisait tous ces ouvrages avec intelligence et activitĂ©, parce qu’il les faisait avec zĂšle. Il Ă©tait fort attachĂ© Ă  Marguerite ; et il ne l’était guĂšre moins Ă  madame de la Tour, dont il avait Ă©pousĂ© la nĂ©gresse Ă  la naissance de Virginie. Il aimait passionnĂ©ment sa femme, qui s’appelait Marie. Elle Ă©tait nĂ©e Ă  Madagascar, d’oĂč elle avait apportĂ© quelque industrie, surtout celle de faire des paniers et des Ă©toffes appelĂ©es pagnes, avec des herbes qui croissent dans les bois. Elle Ă©tait adroite, propre, et trĂšs fidĂšle. Elle avait soin de prĂ©parer Ă  manger, d’élever quelques poules, et d’aller de temps en temps vendre au Port Louis le superflu de ces deux habitations, qui Ă©tait bien peu considĂ©rable. Si vous y joignez deux chĂšvres Ă©levĂ©es prĂšs des enfants, et un gros chien qui veillait la nuit au-dehors, vous aurez une idĂ©e de tout le revenu et de tout le domestique de ces deux petites mĂ©tairies.
Pour ces deux amies, elles filaient du matin au soir du coton. Ce travail suffisait Ă  leur entretien et Ă  celui de leurs familles ; mais d’ailleurs elles Ă©taient si dĂ©pourvues de commoditĂ©s Ă©trangĂšres qu’elles marchaient nu-pieds dans leur habitation, et ne portaient de souliers que pour aller le dimanche de grand matin Ă  la messe Ă  l’église des Pamplemousses que vous voyez lĂ -bas. Il y a cependant bien plus loin qu’au Port Louis ; mais elles se rendaient rarement Ă  la ville, de peur d’y ĂȘtre mĂ©prisĂ©es, parce qu’elles Ă©taient vĂȘtues de grosse toile bleue du Bengale comme des esclaves. AprĂšs tout, la considĂ©ration publique vaut-elle le bonheur domestique ? Si ces dames avaient un peu Ă  souffrir au-dehors, elles rentraient chez elles avec d’autant plus de plaisir. À peine Marie et Domingue les apercevaient de cette hauteur sur le chemin des Pamplemousses, qu’ils accouraient jusqu’au bas de la montagne pour les aider Ă  la remonter. Elles lisaient dans les yeux de leurs esclaves la joie qu’ils avaient de les revoir. Elles trouvaient chez elles la propretĂ©, la libertĂ©, des biens qu’elles ne devaient qu’à leurs propres travaux, et des serviteurs pleins de zĂšle et d’affection. Elles-mĂȘmes, unies par les mĂȘmes besoins, ayant Ă©prouvĂ© des maux presque semblables, se donnant les doux noms d’amie, de compagne et de sƓur, n’avaient qu’une volontĂ©, qu’un intĂ©rĂȘt, qu’une table. Tout entre elles Ă©tait commun. Seulement si d’anciens feux plus vifs que ceux de l’amitiĂ© se rĂ©veillaient dans leur Ăąme, une religion pure, aidĂ©e par des mƓurs chastes, les dirigeait vers une autre vie, comme la flamme qui s’envole vers le ciel lorsqu’elle n’a plus d’aliment sur la terre.
Les devoirs de la nature ajoutaient encore au bonheur de leur sociĂ©tĂ©. Leur amitiĂ© mutuelle redoublait Ă  la vue de leurs enfants, fruits d’un amour Ă©galement infortunĂ©. Elles prenaient plaisir Ă  les mettre ensemble dans le mĂȘme bain, et Ă  les coucher dans le mĂȘme berceau. Souvent elles les changeaient de lait. « Mon amie, disait madame de la Tour, chacune de nous aura deux enfants, et chacun de nos enfants aura deux mĂšres. » Comme deux bourgeons qui restent sur deux arbres de la mĂȘme espĂšce, dont la tempĂȘte a brisĂ© toutes les branches, viennent Ă  produire des fruits plus doux, si chacun d’eux, dĂ©tachĂ© du tronc maternel, est greffĂ© sur le tronc voisin ; ainsi ces deux petits enfants, privĂ©s de tous leurs parents, se remplissaient de sentiments plus tendres que ceux de fils et de fille, de frĂšre et de sƓur, quand ils venaient Ă  ĂȘtre changĂ©s de mamelles par les deux amies qui leur avaient donnĂ© le jour. DĂ©jĂ  leurs mĂšres parlaient de leur mariage sur leurs berceaux, et cette perspective de fĂ©licitĂ© conjugale, dont elles charmaient leurs propres peines, finissait bien souvent par les faire pleurer ; l’une se rappelant que ses maux Ă©taient venus d’avoir nĂ©gligĂ© l’hymen, et l’autre d’en avoir subi les lois ; l’une, de s’ĂȘtre Ă©levĂ©e au-dessus de sa condition, et l’autre d’en ĂȘtre descendue : mais elles se consolaient en pensant qu’un jour leurs enfants, plus heureux, jouiraient Ă  la fois, loin les cruels prĂ©jugĂ©s de l’Europe, des plaisirs de l’amour et du bonheur de l’égalitĂ©.
Rien en effet n’était comparable Ă  l’attachement qu’ils se tĂ©moignaient dĂ©jĂ . Si Paul venait Ă  se plaindre, on lui montrait Virginie ; Ă  sa vue il souriait et s’apaisait. Si Virginie souffrait, on en Ă©tait averti par les cris de Paul ; mais cette aimable fille dissimulait aussitĂŽt son mal pour qu’il ne souffrĂźt pas de sa douleur. Je n’arrivais point de fois ici que je ne les visse tous deux tout nus, suivant la coutume du pays, pouvant Ă  peine marcher, se tenant ensemble par les mains et sous les bras, comme on reprĂ©sente la constellation des GĂ©meaux. La nuit mĂȘme ne pouvait les sĂ©parer ; elle les surprenait souvent couchĂ©s dans le mĂȘme berceau, joue contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passĂ©es mutuellement autour de leurs cous, et endormis dans les bras l’un de l’autre.
Lorsqu’ils surent parler, les premiers noms qu’ils apprirent Ă  se donner furent ceux de frĂšre et de sƓur. L’enfance, qui connaĂźt des caresses plus tendres, ne connaĂźt point de plus doux noms. Leur Ă©ducation ne fit que redoubler leur amitiĂ© en la dirigeant vers leurs besoins rĂ©ciproques. BientĂŽt tout ce qui regarde l’économie, la propretĂ©, le soin de prĂ©parer un repas champĂȘtre, fut du ressort de Virginie, et ses travaux Ă©taient toujours suivis des louanges et des baisers de son frĂšre. Pour lui, sans cesse en action, il bĂȘchait le jardin avec Domingue, ou, une petite hache Ă  la main, il le suivait dans les bois ; et si dans ces courses une belle fleur, un bon fruit, ou un nid d’oiseaux se prĂ©sentaient Ă  lui, eussent-ils Ă©tĂ© au haut d’un arbre, il l’escaladait pour les apporter Ă  sa sƓur.
Quand on en rencontrait un quelque part on Ă©tait sĂ»r que l’autre n’était pas loin. Un jour que je descendais du sommet de cette montagne, j’aperçus Ă  l’extrĂ©mitĂ© du jardin Virginie qui accourait vers la maison, la tĂȘte couverte de son jupon qu’elle avait relevĂ© par derriĂšre, pour se mettre Ă  l’abri d’une ondĂ©e de pluie. De loin je la crus seule ; et m’étant avancĂ© vers elle pour l’aider Ă  marcher, je vis qu’elle tenait Paul par le bras, enveloppĂ© presque en entier de la mĂȘme couverture, riant l’un et l’autre d’ĂȘtre ensemble Ă  l’abri sous un parapluie de leur invention. Ces deux tĂȘtes charmantes renfermĂ©es sous ce jupon bouffant me rappelĂšrent les enfants de LĂ©da enclos dans la mĂȘme coquille.
Toute leur Ă©tude Ă©tait de se complaire et de s’entraider. Au reste ils Ă©taient ignorants comme des CrĂ©oles, et ne savaient ni lire ni Ă©crire. Ils ne s’inquiĂ©taient pas de ce qui s’était passĂ© dans des temps reculĂ©s et loin d’eux ; leur curiositĂ© ne s’étendait pas au-delĂ  de cette montagne. Ils croyaient que le monde finissait oĂč finissait leur Ăźle ; et ils n’imaginaient rien d’aimable oĂč ils n’étaient pas. Leur affection mutuelle et celle de leurs mĂšres occupaient toute l’activitĂ© de leurs Ăąmes. Jamais des sciences inutiles n’avaient fait couler leurs larmes ; jamais les leçons d’une triste morale ne les avaient remplis d’ennui. Ils ne savaient pas qu’il ne faut pas dĂ©rober, tout chez eux Ă©tant commun ; ni ĂȘtre intempĂ©rant, ayant Ă  discrĂ©tion des mets simples ; ni menteur, n’ayant aucune vĂ©ritĂ© Ă  dissimuler. On ne les avait jamais effrayĂ©s en leur disant que Dieu rĂ©serve des punitions terribles aux enfants ingrats ; chez eux l’amitiĂ© filiale Ă©tait nĂ©e de l’amitiĂ© maternelle. On ne leur avait appris de la religion que ce qui la fait aimer ; et s’ils n’offraient pas Ă  l’église de longues priĂšres, partout oĂč ils Ă©taient, dans la maison, dans les champs, dans les bois, ils levaient vers le ciel des mains innocentes et un cƓur plein de l’amour de leurs parents.
Ainsi se passa leur premiĂšre enfance comme une belle aube qui annonce un plus beau jour. DĂ©jĂ  ils partageaient avec leurs mĂšres tous les soins du mĂ©nage. DĂšs que le chant du coq annonçait le retour de l’aurore, Virginie se levait, allait puiser de l’eau Ă  la source voisine, et rentrait dans la maison pour prĂ©parer le dĂ©jeuner. BientĂŽt aprĂšs, quand le soleil dorait les pitons de cette enceinte, Marguerite et son fils se rendaient chez madame de la Tour : alors ils commençaient tous ensemble une priĂšre suivie du premier repas ; souvent ils le prenaient devant la porte, assis sur l’herbe sous un berceau de bananiers, qui leur fournissait Ă  la fois des mets tout prĂ©parĂ©s dans leurs fruits substantiels, et du linge de table dans leurs feuilles larges, longues, et lustrĂ©es. Une nourriture saine et abo...

Table des matiĂšres

  1. Titre
  2. PRÉAMBULE
  3. PAUL ET VIRGINIE
  4. Notes de bas de page