Sodome et Gomorrhe
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Sodome et Gomorrhe

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Sodome et Gomorrhe

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Sodome et Gomorrhe est le quatriĂšme volet d'À la recherche du temps perdu de Marcel Proust publiĂ© en 2 tomes entre 1922 et 1923 chez Gallimard.
Dans ce roman, le jeune narrateur découvre par hasard que Charlus est homosexuel, lorsqu'il assiste en témoin auditif à ses ébats avec Jupien.

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635221806

Partie 1
PremiÚre apparition des hommes-femmes, descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel.

« La femme aura Gomorrhe
et l’homme aura Sodome. »
Alfred de Vigny.
On sait que bien avant d’aller ce jour-lĂ  (le jour oĂč avait lieu la soirĂ©e de la princesse de Guermantes) rendre au duc et Ă  la duchesse la visite que je viens de raconter, j’avais Ă©piĂ© leur retour et fait, pendant la durĂ©e de mon guet, une dĂ©couverte, concernant particuliĂšrement M. de Charlus, mais si importante en elle-mĂȘme que j’ai jusqu’ici, jusqu’au moment de pouvoir lui donner la place et l’étendue voulues, diffĂ©rĂ© de la rapporter. J’avais, comme je l’ai dit, dĂ©laissĂ© le point de vue merveilleux, si confortablement amĂ©nagĂ© au haut de la maison, d’oĂč l’on embrasse les pentes accidentĂ©es par oĂč l’on monte jusqu’à l’hĂŽtel de BrĂ©quigny, et qui sont gaiement dĂ©corĂ©es Ă  l’italienne par le rose campanile de la remise appartenant au marquis de FrĂ©court. J’avais trouvĂ© plus pratique, quand j’avais pensĂ© que le duc et la duchesse Ă©taient sur le point de revenir, de me poster sur l’escalier. Je regrettais un peu mon sĂ©jour d’altitude. Mais Ă  cette heure-lĂ , qui Ă©tait celle d’aprĂšs le dĂ©jeuner, j’avais moins Ă  regretter, car je n’aurais pas vu, comme le matin, les minuscules personnages de tableaux, que devenaient Ă  distance les valets de pied de l’hĂŽtel de BrĂ©quigny et de Tresmes, faire la lente ascension de la cĂŽte abrupte, un plumeau Ă  la main, entre les larges feuilles de mica transparentes qui se dĂ©tachaient si plaisamment sur les contreforts rouges. À dĂ©faut de la contemplation du gĂ©ologue, j’avais du moins celle du botaniste et regardais par les volets de l’escalier le petit arbuste de la duchesse et la plante prĂ©cieuse exposĂ©s dans la cour avec cette insistance qu’on met Ă  faire sortir les jeunes gens Ă  marier, et je me demandais si l’insecte improbable viendrait, par un hasard providentiel, visiter le pistil offert et dĂ©laissĂ©. La curiositĂ© m’enhardissant peu Ă  peu, je descendis jusqu’à la fenĂȘtre du rez-de-chaussĂ©e, ouverte elle aussi, et dont les volets n’étaient qu’à moitiĂ© clos. J’entendais distinctement, se prĂ©parant Ă  partir, Jupien qui ne pouvait me dĂ©couvrir derriĂšre mon store oĂč je restai immobile jusqu’au moment oĂč je me rejetai brusquement de cĂŽtĂ© par peur d’ĂȘtre vu de M. de Charlus, lequel, allant chez Mme de Villeparisis, traversait lentement la cour, bedonnant, vieilli par le plein jour, grisonnant. Il avait fallu une indisposition de Mme de Villeparisis (consĂ©quence de la maladie du marquis de Fierbois avec lequel il Ă©tait personnellement brouillĂ© Ă  mort) pour que M. de Charlus fĂźt une visite, peut-ĂȘtre la premiĂšre fois de son existence, Ă  cette heure-lĂ . Car avec cette singularitĂ© des Guermantes qui, au lieu de se conformer Ă  la vie mondaine, la modifiaient d’aprĂšs leurs habitudes personnelles (non mondaines, croyaient-ils, et dignes par consĂ©quent qu’on humiliĂąt devant elles cette chose sans valeur, la mondanitĂ© – c’est ainsi que Mme de Marsantes n’avait pas de jour, mais recevait tous les matins ses amies, de 10 heures Ă  midi) – le baron, gardant ce temps pour la lecture, la recherche des vieux bibelots, etc
 ne faisait jamais une visite qu’entre 4 et 6 heures du soir. À 6 heures il allait au Jockey ou se promener au Bois. Au bout d’un instant je fis un nouveau mouvement de recul pour ne pas ĂȘtre vu par Jupien ; c’était bientĂŽt son heure de partir au bureau, d’oĂč il ne revenait que pour le dĂźner, et mĂȘme pas toujours depuis une semaine que sa niĂšce Ă©tait allĂ©e avec ses apprenties Ă  la campagne chez une cliente finir une robe. Puis me rendant compte que personne ne pouvait me voir, je rĂ©solus de ne plus me dĂ©ranger de peur de manquer, si le miracle devait se produire, l’arrivĂ©e presque impossible Ă  espĂ©rer (Ă  travers tant d’obstacles, de distance, de risques contraires, de dangers) de l’insecte envoyĂ© de si loin en ambassadeur Ă  la vierge qui depuis longtemps prolongeait son attente. Je savais que cette attente n’était pas plus passive que chez la fleur mĂąle, dont les Ă©tamines s’étaient spontanĂ©ment tournĂ©es pour que l’insecte pĂ»t plus facilement la recevoir ; de mĂȘme la fleur-femme qui Ă©tait ici, si l’insecte venait, arquerait coquettement ses « styles », et pour ĂȘtre mieux pĂ©nĂ©trĂ©e par lui ferait imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la moitiĂ© du chemin. Les lois du monde vĂ©gĂ©tal sont gouvernĂ©es elles-mĂȘmes par des lois de plus en plus hautes. Si la visite d’un insecte, c’est-Ă -dire l’apport de la semence d’une autre fleur, est habituellement nĂ©cessaire pour fĂ©conder une fleur, c’est que l’autofĂ©condation, la fĂ©condation de la fleur par elle-mĂȘme, comme les mariages rĂ©pĂ©tĂ©s dans une mĂȘme famille, amĂšnerait la dĂ©gĂ©nĂ©rescence et la stĂ©rilitĂ©, tandis que le croisement opĂ©rĂ© par les insectes donne aux gĂ©nĂ©rations suivantes de la mĂȘme espĂšce une vigueur inconnue de leurs aĂźnĂ©es. Cependant cet essor peut ĂȘtre excessif, l’espĂšce se dĂ©velopper dĂ©mesurĂ©ment ; alors, comme une antitoxine dĂ©fend contre la maladie, comme le corps thyroĂŻde rĂšgle notre embonpoint, comme la dĂ©faite vient punir l’orgueil, la fatigue le plaisir, et comme le sommeil repose Ă  son tour de la fatigue, ainsi un acte exceptionnel d’autofĂ©condation vient Ă  point nommĂ© donner son tour de vis, son coup de frein, fait rentrer dans la norme la fleur qui en Ă©tait exagĂ©rĂ©ment sortie. Mes rĂ©flexions avaient suivi une pente que je dĂ©crirai plus tard et j’avais dĂ©jĂ  tirĂ© de la ruse apparente des fleurs une consĂ©quence sur toute une partie inconsciente de l’Ɠuvre littĂ©raire, quand je vis M. de Charlus qui ressortait de chez la marquise. Il ne s’était passĂ© que quelques minutes depuis son entrĂ©e. Peut-ĂȘtre avait-il appris de sa vieille parente elle-mĂȘme, ou seulement par un domestique, le grand mieux ou plutĂŽt la guĂ©rison complĂšte de ce qui n’avait Ă©tĂ© chez Mme de Villeparisis qu’un malaise. À ce moment, oĂč il ne se croyait regardĂ© par personne, les paupiĂšres baissĂ©es contre le soleil, M. de Charlus avait relĂąchĂ© dans son visage cette tension, amorti cette vitalitĂ© factice, qu’entretenaient chez lui l’animation de la causerie et la force de la volontĂ©. PĂąle comme un marbre, il avait le nez fort, ses traits fins ne recevaient plus d’un regard volontaire une signification diffĂ©rente qui altĂ©rĂąt la beautĂ© de leur modelĂ© ; plus rien qu’un Guermantes, il semblait dĂ©jĂ  sculptĂ©, lui PalamĂšde XV, dans la chapelle de Combray. Mais ces traits gĂ©nĂ©raux de toute une famille prenaient pourtant, dans le visage de M. de Charlus, une finesse plus spiritualisĂ©e, plus douce surtout. Je regrettais pour lui qu’il adultĂ©rĂąt habituellement de tant de violences, d’étrangetĂ©s dĂ©plaisantes, de potinages, de duretĂ©, de susceptibilitĂ© et d’arrogance, qu’il cachĂąt sous une brutalitĂ© postiche l’amĂ©nitĂ©, la bontĂ© qu’au moment oĂč il sortait de chez Mme de Villeparisis, je voyais s’étaler si naĂŻvement sur son visage. Clignant des yeux contre le soleil, il semblait presque sourire, je trouvai Ă  sa figure vue ainsi au repos et comme au naturel quelque chose de si affectueux, de si dĂ©sarmĂ©, que je ne pus m’empĂȘcher de penser combien M. de Charlus eĂ»t Ă©tĂ© fĂąchĂ© s’il avait pu se savoir regardĂ© ; car ce Ă  quoi me faisait penser cet homme, qui Ă©tait si Ă©pris, qui se piquait si fort de virilitĂ©, Ă  qui tout le monde semblait odieusement effĂ©minĂ©, ce Ă  quoi il me faisait penser tout d’un coup, tant il en avait passagĂšrement les traits, l’expression, le sourire, c’était Ă  une femme.
J’allais me dĂ©ranger de nouveau pour qu’il ne pĂ»t m’apercevoir ; je n’en eus ni le temps, ni le besoin. Que vis-je ! Face Ă  face, dans cette cour oĂč ils ne s’étaient certainement jamais rencontrĂ©s (M. de Charlus ne venant Ă  l’hĂŽtel Guermantes que dans l’aprĂšs-midi, aux heures oĂč Jupien Ă©tait Ă  son bureau), le baron, ayant soudain largement ouvert ses yeux mi-clos, regardait avec une attention extraordinaire l’ancien giletier sur le seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, clouĂ© subitement sur place devant M. de Charlus, enracinĂ© comme une plante, contemplait d’un air Ă©merveillĂ© l’embonpoint du baron vieillissant. Mais, chose plus Ă©tonnante encore, l’attitude de M. de Charlus ayant changĂ©, celle de Jupien se mit aussitĂŽt, comme selon les lois d’un art secret, en harmonie avec elle. Le baron, qui cherchait maintenant Ă  dissimuler l’impression qu’il avait ressentie, mais qui, malgrĂ© son indiffĂ©rence affectĂ©e, semblait ne s’éloigner qu’à regret, allait, venait, regardait dans le vague de la façon qu’il pensait mettre le plus en valeur la beautĂ© de ses prunelles, prenait un air fat, nĂ©gligent, ridicule. Or Jupien, perdant aussitĂŽt l’air humble et bon que je lui avais toujours connu, avait – en symĂ©trie parfaite avec le baron – redressĂ© la tĂȘte, donnait Ă  sa taille un port avantageux, posait avec une impertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son derriĂšre, prenait des poses avec la coquetterie qu’aurait pu avoir l’orchidĂ©e pour le bourdon providentiellement survenu. Je ne savais pas qu’il pĂ»t avoir l’air si antipathique. Mais j’ignorais aussi qu’il fĂ»t capable de tenir Ă  l’improviste sa partie dans cette sorte de scĂšne des deux muets, qui (bien qu’il se trouvĂąt pour la premiĂšre fois en prĂ©sence de M. de Charlus) semblait avoir Ă©tĂ© longuement rĂ©pĂ©tĂ©e ; – on n’arrive spontanĂ©ment Ă  cette perfection que quand on rencontre Ă  l’étranger un compatriote, avec lequel alors l’entente se fait d’elle-mĂȘme, le truchement Ă©tant identique, et sans qu’on se soit pourtant jamais vu.
Cette scĂšne n’était, du reste, pas positivement comique, elle Ă©tait empreinte d’une Ă©trangetĂ©, ou si l’on veut d’un naturel, dont la beautĂ© allait croissant. M. de Charlus avait beau prendre un air dĂ©tachĂ©, baisser distraitement les paupiĂšres, par moments il les relevait et jetait alors sur Jupien un regard attentif. Mais (sans doute parce qu’il pensait qu’une pareille scĂšne ne pouvait se prolonger indĂ©finiment dans cet endroit, soit pour des raisons qu’on comprendra plus tard, soit enfin par ce sentiment de la briĂšvetĂ© de toutes choses qui fait qu’on veut que chaque coup porte juste, et qui rend si Ă©mouvant le spectacle de tout amour), chaque fois que M. de Charlus regardait Jupien, il s’arrangeait pour que son regard fĂ»t accompagnĂ© d’une parole, ce qui le rendait infiniment dissemblable des regards habituellement dirigĂ©s sur une personne qu’on connaĂźt ou qu’on ne connaĂźt pas ; il regardait Jupien avec la fixitĂ© particuliĂšre de quelqu’un qui va vous dire : « Pardonnez-moi mon indiscrĂ©tion, mais vous avez un long fil blanc qui pend dans votre dos », ou bien : « Je ne dois pas me tromper, vous devez ĂȘtre aussi de Zurich, il me semble bien vous avoir rencontrĂ© souvent chez le marchand d’antiquitĂ©s. » Telle, toutes les deux minutes, la mĂȘme question semblait intensĂ©ment posĂ©e Ă  Jupien dans l’Ɠillade de M. de Charlus, comme ces phrases interrogatives de Beethoven, rĂ©pĂ©tĂ©es indĂ©finiment, Ă  intervalles Ă©gaux, et destinĂ©es – avec un luxe exagĂ©rĂ© de prĂ©parations – Ă  amener un nouveau motif, un changement de ton, une « rentrĂ©e ». Mais justement la beautĂ© des regards de M. de Charlus et de Jupien venait, au contraire, de ce que, provisoirement du moins, ces regards ne semblaient pas avoir pour but de conduire Ă  quelque chose. Cette beautĂ©, c’était la premiĂšre fois que je voyais le baron et Jupien la manifester. Dans les yeux de l’un et de l’autre, c’était le ciel, non pas de Zurich, mais de quelque citĂ© orientale dont je n’avais pas encore devinĂ© le nom, qui venait de se lever. Quel que fĂ»t le point qui pĂ»t retenir M. de Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et ces inutiles regards n’ĂȘtre que des prĂ©ludes rituels, pareils aux fĂȘtes qu’on donne avant un mariage dĂ©cidĂ©. Plus prĂšs de la nature encore – et la multiplicitĂ© de ces comparaisons est elle-mĂȘme d’autant plus naturelle qu’un mĂȘme homme, si on l’examine pendant quelques minutes, semble successivement un homme, un homme-oiseau ou un homme-insecte, etc. – on eĂ»t dit deux oiseaux, le mĂąle et la femelle, le mĂąle cherchant Ă  s’avancer, la femelle – Jupien – ne rĂ©pondant plus par aucun signe Ă  ce manĂšge, mais regardant son nouvel ami sans Ă©tonnement, avec une fixitĂ© inattentive, jugĂ©e sans doute plus troublante et seule utile, du moment que le mĂąle avait fait les premiers pas, et se contentant de lisser ses plumes. Enfin l’indiffĂ©rence de Jupien ne parut plus lui suffire ; de cette certitude d’avoir conquis Ă  se faire poursuivre et dĂ©sirer, il n’y avait qu’un pas et Jupien, se dĂ©cidant Ă  partir pour son travail, sortit par la porte cochĂšre. Ce ne fut pourtant qu’aprĂšs avoir retournĂ© deux ou trois fois la tĂȘte, qu’il s’échappa dans la rue oĂč le baron, tremblant de perdre sa piste (sifflotant d’un air fanfaron, non sans crier un « au revoir » au concierge qui, Ă  demi saoul et traitant des invitĂ©s dans son arriĂšre-cuisine, ne l’entendit mĂȘme pas), s’élança vivement pour le rattraper. Au mĂȘme instant oĂč M. de Charlus avait passĂ© la porte en sifflant comme un gros bourdon, un autre, un vrai celui-lĂ , entrait dans la cour. Qui sait si ce n’était pas celui attendu depuis si longtemps par l’orchidĂ©e, et qui venait lui apporter le pollen si rare sans lequel elle resterait vierge ? Mais je fus distrait de suivre les Ă©bats de l’insecte, car au bout de quelques minutes, sollicitant davantage mon attention, Jupien (peut-ĂȘtre afin de prendre un paquet qu’il emporta plus tard et que, dans l’émotion que lui avait causĂ©e l’apparition de M. de Charlus, il avait oubliĂ©, peut-ĂȘtre tout simplement pour une raison plus naturelle), Jupien revint, suivi par le baron. Celui-ci, dĂ©cidĂ© Ă  brusquer les choses, demanda du feu au giletier, mais observa aussitĂŽt : « Je vous demande du feu, mais je vois que j’ai oubliĂ© mes cigares. » Les lois de l’hospitalitĂ© l’emportĂšrent sur les rĂšgles de la coquetterie : « Entrez, on vous donnera tout ce que vous voudrez », dit le giletier, sur la figure de qui le dĂ©dain fit place Ă  la joie. La porte de la boutique se referma sur eux et je ne pus plus rien entendre. J’avais perdu de vue le bourdon, je ne savais pas s’il Ă©tait l’insecte qu’il fallait Ă  l’orchidĂ©e, mais je ne doutais plus, pour un insecte trĂšs rare et une fleur captive, de la possibilitĂ© miraculeuse de se conjoindre, alors que M. de Charlus (simple comparaison pour les providentiels hasards, quels qu’ils soient, et sans la moindre prĂ©tention scientifique de rapprocher certaines lois de la botanique et ce qu’on appelle parfois fort mal l’homosexualitĂ©), qui, depuis des annĂ©es, ne venait dans cette maison qu’aux heures oĂč Jupien n’y Ă©tait pas, par le hasard d’une indisposition de Mme de Villeparisis, avait rencontrĂ© le giletier et avec lui la bonne fortune rĂ©servĂ©e aux hommes du genre du baron par un de ces ĂȘtres qui peuvent mĂȘme ĂȘtre, on le verra, infiniment plus jeunes que Jupien et plus beaux, l’homme prĂ©destinĂ© pour que ceux-ci aient leur part de voluptĂ© sur cette terre : l’homme qui n’aime que les vieux messieurs.
Ce que je viens de dire d’ailleurs ici est ce que je ne devais comprendre que quelques minutes plus tard, tant adhĂšrent Ă  la rĂ©alitĂ© ces propriĂ©tĂ©s d’ĂȘtre invisible, jusqu’à ce qu’une circonstance l’ait dĂ©pouillĂ©e d’elles. En tout cas, pour le moment j’étais fort ennuyĂ© de ne plus entendre la conversation de l’ancien giletier et du baron. J’avisai alors la boutique Ă  louer, sĂ©parĂ©e seulement de celle de Jupien par une cloison extrĂȘmement mince. Je n’avais pour m’y rendre qu’à remonter Ă  notre appartement, aller Ă  la cuisine, descendre l’escalier de service jusqu’aux caves, les suivre intĂ©rieurement pendant toute la largeur de la cour, et, arrivĂ© Ă  l’endroit du sous-sol oĂč l’ébĂ©niste, il y a quelques mois encore, serrait ses boiseries, oĂč Jupien comptait mettre son charbon, monter les quelques marches qui accĂ©daient Ă  l’intĂ©rieur de la boutique. Ainsi toute ma route se ferait Ă  couvert, je ne serais vu de personne. C’était le moyen le plus prudent. Ce ne fut pas celui que j’adoptai, mais, longeant les murs, je contournai Ă  l’air libre la cour en tĂąchant de ne pas ĂȘtre vu. Si je ne le fus pas, je pense que je le dois plus au hasard qu’à ma sagesse. Et au fait que j’aie pris un parti si imprudent, quand le cheminement dans la cave Ă©tait si sĂ»r, je vois trois raisons possibles, Ă  supposer qu’il y en ait une. Mon impatience d’abord. Puis peut-ĂȘtre un obscur ressouvenir de la scĂšne de Montjouvain, cachĂ© devant la fenĂȘtre de Mlle Vinteuil. De fait, les choses de ce genre auxquelles j’assistai eurent toujours, dans la mise en scĂšne, le caractĂšre le plus imprudent et le moins vraisemblable, comme si de telles rĂ©vĂ©lations ne devaient ĂȘtre la rĂ©compense que d’un acte plein de risques, quoique en partie clandestin. Enfin j’ose Ă  peine, Ă  cause de son caractĂšre d’enfantillage, avouer la troisiĂšme raison, qui fut, je crois bien, inconsciemment dĂ©terminante. Depuis que pour suivre – et voir se dĂ©mentir – les principes militaires de Saint-Loup, j’avais suivi avec grand dĂ©tail la guerre des BoĂ«rs, j’avais Ă©tĂ© conduit Ă  relire d’anciens rĂ©cits d’explorations, de voyages. Ces rĂ©cits m’avaient passionnĂ© et j’en faisais l’application dans la vie courante pour me donner plus de courage. Quand des crises m’avaient forcĂ© Ă  rester plusieurs jours et plusieurs nuits de suite non seulement sans dormir, mais sans m’étendre, sans boire et sans manger, au moment oĂč l’épuisement et la souffrance devenaient tels que je pensais n’en sortir jamais, je pensais Ă  tel voyageur jetĂ© sur la grĂšve, empoisonnĂ© par des herbes malsaines, grelottant de fiĂšvre dans ses vĂȘtements trempĂ©s par l’eau de la mer, et qui pourtant se sentait mieux au bout de deux jours, reprenait au hasard sa route, Ă  la recherche d’habitants quelconques, qui seraient peut-ĂȘtre des anthropophages. Leur exemple me tonifiait, me rendait l’espoir, et j’avais honte d’avoir eu un moment de dĂ©couragement. Pensant aux BoĂ«rs qui, ayant en face d’eux des armĂ©es anglaises, ne craignaient pas de s’exposer au moment oĂč il fallait traverser, avant de retrouver un fourrĂ©, des parties de rase campagne : « Il ferait beau voir, pensai-je, que je fusse plus pusillanime, quand le thĂ©Ăątre d’opĂ©rations est simplement notre propre cour, et quand, moi qui me suis battu plusieurs fois en duel sans aucune crainte, au moment de l’affaire Dreyfus, le seul fer que j’aie Ă  craindre est celui du regard des voisins qui ont autre chose Ă  faire qu’à regarder dans la cour. »
Mais quand je fus dans la boutique, Ă©vitant de faire craquer le moins du monde le plancher, en me rendant compte que le moindre craquement dans la boutique de Jupien s’entendait de la mienne, je songeai combien Jupien et M. de Charlus avaient Ă©tĂ© imprudents et combien la chance les avait servis.
Je n’osais bouger. Le palefrenier des Guermantes, profitant sans doute de leur absence, avait bien transfĂ©rĂ© dans la boutique oĂč je me trouvais une Ă©chelle serrĂ©e jusque-lĂ  dans la remise. Et si j’y Ă©tais montĂ© j’aurais pu ouvrir le vasistas et entendre comme si j’avais Ă©tĂ© chez Jupien mĂȘme. Mais je craignais de faire du bruit. Du reste c’était inutile. Je n’eus mĂȘme pas Ă  regretter de n’ĂȘtre arrivĂ© qu’au bout de quelques minutes dans ma boutique. Car d’aprĂšs ce que j’entendis les premiers temps dans celle de Jupien et qui ne furent que des sons inarticulĂ©s, je suppose que peu de paroles furent prononcĂ©es. Il est vrai que ces sons Ă©taient si violents que, s’ils n’avaient pas Ă©tĂ© toujours repris un octave plus haut par une plainte parallĂšle, j’aurais pu croire qu’une personne en Ă©gorgeait une autre Ă  cĂŽtĂ© de moi et qu’ensuite le meurtrier et sa victime ressuscitĂ©e prenaient un bain pour effacer les traces du crime. J’en conclus plus tard qu’il y a une chose aussi bruyante que la souffrance, c’est le plaisir, surtout quand s’y ajoutent – Ă  dĂ©faut de la peur d’avoir des enfants, ce qui ne pouvait ĂȘtre le cas ici, malgrĂ© l’exemple peu probant de la LĂ©gende dorĂ©e – des soucis immĂ©diats de propretĂ©. Enfin au bout d’une demi-heure environ (pendant laquelle je m’étais hissĂ© Ă  pas de loup sur mon Ă©chelle afin de voir par le vasistas que je n’ouvris pas), une conversation s’engagea. Jupien refusait avec force l’argent que M. de Charlus voulait lui donner.
Au bout d’une demi-heure, M. de Charlus ressortit. « Pourquoi avez-vous votre menton rasĂ© comme cela, dit-il au baron d’un ton de cĂąlinerie. C’est si beau une belle barbe. – Fi ! c’est dĂ©goĂ»tant », rĂ©pondit le baron.
Cependant il s’attardait encore sur le pas de la porte et demandait Ă  Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous ne savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas Ă  gauche, c’est une horreur, mais du cĂŽtĂ© pair, un grand gaillard tout noir ? Et le pharmacien d’en face, il a un cycliste trĂšs gentil qui porte ses mĂ©dicaments. » Ces questions froissĂšrent sans doute Jupien car, se redressant avec le dĂ©pit d’une grande coquette trahie, il rĂ©pondit : « Je vois que vous avez un cƓur d’artichaut. » ProfĂ©rĂ© d’un ton douloureux, glacial et maniĂ©rĂ©, ce reproche fut sans doute sensible Ă  M. de Charlus qui, pour effacer la mauvaise impression que sa curiositĂ© avait produite, adressa Ă  Jupien, trop bas pour que je distinguasse bien les mots, une priĂšre qui nĂ©cessiterait sans doute qu’ils prolongeassent leur sĂ©jour dans la boutique et qui toucha assez le giletier pour effacer sa souffrance, car il considĂ©ra la figure du baron, grasse et congestionnĂ©e sous les cheveux gris, de l’air noyĂ© de bonheur de quelqu’un dont on vient de flatter profondĂ©ment l’amour-propre, et, se dĂ©cidant Ă  accorder Ă  M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, aprĂšs des remarques dĂ©pourvues de distinction telles que : « Vous en avez un gros pĂ©tard ! », dit au baron d’un air souriant, Ă©mu, supĂ©rieur et reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! »
« Si je reviens sur la question du conducteur de tramway, reprit M. de Charlus avec tĂ©nacitĂ©, c’est qu’en dehors de tout, cela pourrait prĂ©senter quelque intĂ©rĂȘt pour le retour. Il m’arrive en effet, comme le calife qui parcourait Bagdad pris pour un simple marchand, de condescendre Ă  suivre quelque curieuse petite personne dont la silhouette m’aura amusĂ©. » Je fis ici la mĂȘme remarque que j’avais faite sur Bergotte. S’il avait jamais Ă  rĂ©pondre devant un tribunal, il userait non de phrases propres Ă  convaincre les juges, mais de ces phrases bergottesques que son tempĂ©rament littĂ©raire particulier lui suggĂ©rait naturellement et lui faisait trouver plaisir Ă  employer. Pareillement M. de Charlus se servait, avec le giletier, du mĂȘme langage qu’il eĂ»t fait avec des gens du monde de sa coterie, exagĂ©rant mĂȘme ses tics, soit que la timiditĂ© contre laquelle il s’efforçait de lutter le poussĂąt Ă  un excessif orgueil, soit que, l’empĂȘchant de se dominer (car on est plus troublĂ© devant quelqu’un qui n’est pas de votre milieu), elle le forçùt de dĂ©voiler, de mettre Ă  nu sa nature, laquelle Ă©tait en effet orgueilleuse et un peu folle, comme disait Mme de Guermantes. « Pour ne pas perdre sa piste, continua-t-il, je saute comme un petit professeur, comme un jeune et beau mĂ©decin, dans le mĂȘme tramway que la petite personne, dont nous ne parlons au fĂ©minin que pour suivre la rĂšgle (comme on dit en parlant d’un prince : Est-ce que Son Altesse est bien portante). Si elle change de tramway, je prends, avec peut-ĂȘtre les microbes de la peste, la chose incroyable appelĂ©e « correspondance », un numĂ©ro, et qui, bien qu’on le remette Ă  moi, n’est pas toujours le n° 1 ! Je change ainsi jusqu’à trois, quatre fois de « voiture ». Je m’échoue parfois Ă  onze heures du soir Ă  la gare d’OrlĂ©ans, et il faut revenir ! Si encore ce n’était que de la gare d’OrlĂ©ans ! Mais une fois, par exemple, n’ayant pu entamer la conversation avant, je suis allĂ© jusqu’à OrlĂ©ans mĂȘme, dans un de ces affreux wagons oĂč on a comme vue, entre des triangles d’ouvrages dits de « filet », la photographie des principaux chefs-d’Ɠuvre d’architecture du rĂ©seau. Il n’y avait qu’une place de libre, j’avais en face de moi, comme monument historique, une « vue » de la cathĂ©drale d’OrlĂ©ans, qui est la plus laide de France, et aussi fatigante Ă  regarder ainsi malgrĂ© moi que si on m’avait forcĂ© d’en fixer les tours dans la boule de verre de ces porte-plume optiques qui donnent des ophtalmies. Je descendis aux Aubrais en mĂȘme temps que ma jeune personne qu’hĂ©las, sa famille (alors que je lui supposais tous les dĂ©fauts exceptĂ© celui d’avoir une famille) attendait sur le quai ! Je n’eus pour consolation, en attendant le train qui me ramĂšnerait Ă  Paris, que la maison de Diane de Poitiers. Elle a eu beau charmer un de mes ancĂȘtres royaux, j’eusse prĂ©fĂ©rĂ© une beautĂ© plus vivante. C’est pour cela, pour remĂ©dier Ă  l’ennui de ces retours seul, que j’aimerais assez connaĂźtre un garçon des wagons-lits, un conducteur d’omnibus. Du reste ne soyez pas choquĂ©, conclut le baron, tout cela est une question de genre. Pour les jeunes gens du monde par exemple, je ne dĂ©sire aucune possession physique, mais je ne suis tranquille qu’une fois que je les ai touchĂ©s, je ne veux pas dire matĂ©riellement, mais touchĂ© leur corde sensible. Une fois qu’au lieu de laisser mes lettres sans rĂ©ponse, un jeune homme ne cesse plus de m’écrire, qu’il est Ă  ma disposition morale, je suis apaisĂ©, ou du moins je le serais, si je n’étais bientĂŽt saisi par le souci d’un autre. C’est assez curieux, n’est-ce pas ? À propos de jeunes gens du monde, parmi ceux qui viennent ici, vous n’en connaissez pas ? – Non, mon bĂ©bĂ©. Ah ! si, un brun, trĂšs grand, Ă  monocle, qui rit toujours et se retourne. – Je ne vois pas qui vous voulez dire. » Jupien complĂ©ta le portrait, M. de Charlus ne pouvait arriver Ă  trouver de qui il s’agissait, parce qu’il ignorait que l’ancien giletier Ă©tait une de ces personnes, plus nombreuses qu’on ne croit, qui ne se rappellent...

Table des matiĂšres

  1. Titre
  2. Partie 1 - PremiÚre apparition des hommes-femmes, descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel.
  3. Partie 2