« La femme aura Gomorrheet lâhomme aura Sodome. »Alfred de Vigny.
On sait que bien avant dâaller ce jour-lĂ (le jour oĂč avait lieu la soirĂ©e de la princesse de Guermantes) rendre au duc et Ă la duchesse la visite que je viens de raconter, jâavais Ă©piĂ© leur retour et fait, pendant la durĂ©e de mon guet, une dĂ©couverte, concernant particuliĂšrement M. de Charlus, mais si importante en elle-mĂȘme que jâai jusquâici, jusquâau moment de pouvoir lui donner la place et lâĂ©tendue voulues, diffĂ©rĂ© de la rapporter. Jâavais, comme je lâai dit, dĂ©laissĂ© le point de vue merveilleux, si confortablement amĂ©nagĂ© au haut de la maison, dâoĂč lâon embrasse les pentes accidentĂ©es par oĂč lâon monte jusquâĂ lâhĂŽtel de BrĂ©quigny, et qui sont gaiement dĂ©corĂ©es Ă lâitalienne par le rose campanile de la remise appartenant au marquis de FrĂ©court. Jâavais trouvĂ© plus pratique, quand jâavais pensĂ© que le duc et la duchesse Ă©taient sur le point de revenir, de me poster sur lâescalier. Je regrettais un peu mon sĂ©jour dâaltitude. Mais Ă cette heure-lĂ , qui Ă©tait celle dâaprĂšs le dĂ©jeuner, jâavais moins Ă regretter, car je nâaurais pas vu, comme le matin, les minuscules personnages de tableaux, que devenaient Ă distance les valets de pied de lâhĂŽtel de BrĂ©quigny et de Tresmes, faire la lente ascension de la cĂŽte abrupte, un plumeau Ă la main, entre les larges feuilles de mica transparentes qui se dĂ©tachaient si plaisamment sur les contreforts rouges. Ă dĂ©faut de la contemplation du gĂ©ologue, jâavais du moins celle du botaniste et regardais par les volets de lâescalier le petit arbuste de la duchesse et la plante prĂ©cieuse exposĂ©s dans la cour avec cette insistance quâon met Ă faire sortir les jeunes gens Ă marier, et je me demandais si lâinsecte improbable viendrait, par un hasard providentiel, visiter le pistil offert et dĂ©laissĂ©. La curiositĂ© mâenhardissant peu Ă peu, je descendis jusquâĂ la fenĂȘtre du rez-de-chaussĂ©e, ouverte elle aussi, et dont les volets nâĂ©taient quâĂ moitiĂ© clos. Jâentendais distinctement, se prĂ©parant Ă partir, Jupien qui ne pouvait me dĂ©couvrir derriĂšre mon store oĂč je restai immobile jusquâau moment oĂč je me rejetai brusquement de cĂŽtĂ© par peur dâĂȘtre vu de M. de Charlus, lequel, allant chez Mme de Villeparisis, traversait lentement la cour, bedonnant, vieilli par le plein jour, grisonnant. Il avait fallu une indisposition de Mme de Villeparisis (consĂ©quence de la maladie du marquis de Fierbois avec lequel il Ă©tait personnellement brouillĂ© Ă mort) pour que M. de Charlus fĂźt une visite, peut-ĂȘtre la premiĂšre fois de son existence, Ă cette heure-lĂ . Car avec cette singularitĂ© des Guermantes qui, au lieu de se conformer Ă la vie mondaine, la modifiaient dâaprĂšs leurs habitudes personnelles (non mondaines, croyaient-ils, et dignes par consĂ©quent quâon humiliĂąt devant elles cette chose sans valeur, la mondanitĂ© â câest ainsi que Mme de Marsantes nâavait pas de jour, mais recevait tous les matins ses amies, de 10 heures Ă midi) â le baron, gardant ce temps pour la lecture, la recherche des vieux bibelots, etc⊠ne faisait jamais une visite quâentre 4 et 6 heures du soir. Ă 6 heures il allait au Jockey ou se promener au Bois. Au bout dâun instant je fis un nouveau mouvement de recul pour ne pas ĂȘtre vu par Jupien ; câĂ©tait bientĂŽt son heure de partir au bureau, dâoĂč il ne revenait que pour le dĂźner, et mĂȘme pas toujours depuis une semaine que sa niĂšce Ă©tait allĂ©e avec ses apprenties Ă la campagne chez une cliente finir une robe. Puis me rendant compte que personne ne pouvait me voir, je rĂ©solus de ne plus me dĂ©ranger de peur de manquer, si le miracle devait se produire, lâarrivĂ©e presque impossible Ă espĂ©rer (Ă travers tant dâobstacles, de distance, de risques contraires, de dangers) de lâinsecte envoyĂ© de si loin en ambassadeur Ă la vierge qui depuis longtemps prolongeait son attente. Je savais que cette attente nâĂ©tait pas plus passive que chez la fleur mĂąle, dont les Ă©tamines sâĂ©taient spontanĂ©ment tournĂ©es pour que lâinsecte pĂ»t plus facilement la recevoir ; de mĂȘme la fleur-femme qui Ă©tait ici, si lâinsecte venait, arquerait coquettement ses « styles », et pour ĂȘtre mieux pĂ©nĂ©trĂ©e par lui ferait imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la moitiĂ© du chemin. Les lois du monde vĂ©gĂ©tal sont gouvernĂ©es elles-mĂȘmes par des lois de plus en plus hautes. Si la visite dâun insecte, câest-Ă -dire lâapport de la semence dâune autre fleur, est habituellement nĂ©cessaire pour fĂ©conder une fleur, câest que lâautofĂ©condation, la fĂ©condation de la fleur par elle-mĂȘme, comme les mariages rĂ©pĂ©tĂ©s dans une mĂȘme famille, amĂšnerait la dĂ©gĂ©nĂ©rescence et la stĂ©rilitĂ©, tandis que le croisement opĂ©rĂ© par les insectes donne aux gĂ©nĂ©rations suivantes de la mĂȘme espĂšce une vigueur inconnue de leurs aĂźnĂ©es. Cependant cet essor peut ĂȘtre excessif, lâespĂšce se dĂ©velopper dĂ©mesurĂ©ment ; alors, comme une antitoxine dĂ©fend contre la maladie, comme le corps thyroĂŻde rĂšgle notre embonpoint, comme la dĂ©faite vient punir lâorgueil, la fatigue le plaisir, et comme le sommeil repose Ă son tour de la fatigue, ainsi un acte exceptionnel dâautofĂ©condation vient Ă point nommĂ© donner son tour de vis, son coup de frein, fait rentrer dans la norme la fleur qui en Ă©tait exagĂ©rĂ©ment sortie. Mes rĂ©flexions avaient suivi une pente que je dĂ©crirai plus tard et jâavais dĂ©jĂ tirĂ© de la ruse apparente des fleurs une consĂ©quence sur toute une partie inconsciente de lâĆuvre littĂ©raire, quand je vis M. de Charlus qui ressortait de chez la marquise. Il ne sâĂ©tait passĂ© que quelques minutes depuis son entrĂ©e. Peut-ĂȘtre avait-il appris de sa vieille parente elle-mĂȘme, ou seulement par un domestique, le grand mieux ou plutĂŽt la guĂ©rison complĂšte de ce qui nâavait Ă©tĂ© chez Mme de Villeparisis quâun malaise. Ă ce moment, oĂč il ne se croyait regardĂ© par personne, les paupiĂšres baissĂ©es contre le soleil, M. de Charlus avait relĂąchĂ© dans son visage cette tension, amorti cette vitalitĂ© factice, quâentretenaient chez lui lâanimation de la causerie et la force de la volontĂ©. PĂąle comme un marbre, il avait le nez fort, ses traits fins ne recevaient plus dâun regard volontaire une signification diffĂ©rente qui altĂ©rĂąt la beautĂ© de leur modelĂ© ; plus rien quâun Guermantes, il semblait dĂ©jĂ sculptĂ©, lui PalamĂšde XV, dans la chapelle de Combray. Mais ces traits gĂ©nĂ©raux de toute une famille prenaient pourtant, dans le visage de M. de Charlus, une finesse plus spiritualisĂ©e, plus douce surtout. Je regrettais pour lui quâil adultĂ©rĂąt habituellement de tant de violences, dâĂ©trangetĂ©s dĂ©plaisantes, de potinages, de duretĂ©, de susceptibilitĂ© et dâarrogance, quâil cachĂąt sous une brutalitĂ© postiche lâamĂ©nitĂ©, la bontĂ© quâau moment oĂč il sortait de chez Mme de Villeparisis, je voyais sâĂ©taler si naĂŻvement sur son visage. Clignant des yeux contre le soleil, il semblait presque sourire, je trouvai Ă sa figure vue ainsi au repos et comme au naturel quelque chose de si affectueux, de si dĂ©sarmĂ©, que je ne pus mâempĂȘcher de penser combien M. de Charlus eĂ»t Ă©tĂ© fĂąchĂ© sâil avait pu se savoir regardĂ© ; car ce Ă quoi me faisait penser cet homme, qui Ă©tait si Ă©pris, qui se piquait si fort de virilitĂ©, Ă qui tout le monde semblait odieusement effĂ©minĂ©, ce Ă quoi il me faisait penser tout dâun coup, tant il en avait passagĂšrement les traits, lâexpression, le sourire, câĂ©tait Ă une femme.
Jâallais me dĂ©ranger de nouveau pour quâil ne pĂ»t mâapercevoir ; je nâen eus ni le temps, ni le besoin. Que vis-je ! Face Ă face, dans cette cour oĂč ils ne sâĂ©taient certainement jamais rencontrĂ©s (M. de Charlus ne venant Ă lâhĂŽtel Guermantes que dans lâaprĂšs-midi, aux heures oĂč Jupien Ă©tait Ă son bureau), le baron, ayant soudain largement ouvert ses yeux mi-clos, regardait avec une attention extraordinaire lâancien giletier sur le seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, clouĂ© subitement sur place devant M. de Charlus, enracinĂ© comme une plante, contemplait dâun air Ă©merveillĂ© lâembonpoint du baron vieillissant. Mais, chose plus Ă©tonnante encore, lâattitude de M. de Charlus ayant changĂ©, celle de Jupien se mit aussitĂŽt, comme selon les lois dâun art secret, en harmonie avec elle. Le baron, qui cherchait maintenant Ă dissimuler lâimpression quâil avait ressentie, mais qui, malgrĂ© son indiffĂ©rence affectĂ©e, semblait ne sâĂ©loigner quâĂ regret, allait, venait, regardait dans le vague de la façon quâil pensait mettre le plus en valeur la beautĂ© de ses prunelles, prenait un air fat, nĂ©gligent, ridicule. Or Jupien, perdant aussitĂŽt lâair humble et bon que je lui avais toujours connu, avait â en symĂ©trie parfaite avec le baron â redressĂ© la tĂȘte, donnait Ă sa taille un port avantageux, posait avec une impertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son derriĂšre, prenait des poses avec la coquetterie quâaurait pu avoir lâorchidĂ©e pour le bourdon providentiellement survenu. Je ne savais pas quâil pĂ»t avoir lâair si antipathique. Mais jâignorais aussi quâil fĂ»t capable de tenir Ă lâimproviste sa partie dans cette sorte de scĂšne des deux muets, qui (bien quâil se trouvĂąt pour la premiĂšre fois en prĂ©sence de M. de Charlus) semblait avoir Ă©tĂ© longuement rĂ©pĂ©tĂ©e ; â on nâarrive spontanĂ©ment Ă cette perfection que quand on rencontre Ă lâĂ©tranger un compatriote, avec lequel alors lâentente se fait dâelle-mĂȘme, le truchement Ă©tant identique, et sans quâon se soit pourtant jamais vu.
Cette scĂšne nâĂ©tait, du reste, pas positivement comique, elle Ă©tait empreinte dâune Ă©trangetĂ©, ou si lâon veut dâun naturel, dont la beautĂ© allait croissant. M. de Charlus avait beau prendre un air dĂ©tachĂ©, baisser distraitement les paupiĂšres, par moments il les relevait et jetait alors sur Jupien un regard attentif. Mais (sans doute parce quâil pensait quâune pareille scĂšne ne pouvait se prolonger indĂ©finiment dans cet endroit, soit pour des raisons quâon comprendra plus tard, soit enfin par ce sentiment de la briĂšvetĂ© de toutes choses qui fait quâon veut que chaque coup porte juste, et qui rend si Ă©mouvant le spectacle de tout amour), chaque fois que M. de Charlus regardait Jupien, il sâarrangeait pour que son regard fĂ»t accompagnĂ© dâune parole, ce qui le rendait infiniment dissemblable des regards habituellement dirigĂ©s sur une personne quâon connaĂźt ou quâon ne connaĂźt pas ; il regardait Jupien avec la fixitĂ© particuliĂšre de quelquâun qui va vous dire : « Pardonnez-moi mon indiscrĂ©tion, mais vous avez un long fil blanc qui pend dans votre dos », ou bien : « Je ne dois pas me tromper, vous devez ĂȘtre aussi de Zurich, il me semble bien vous avoir rencontrĂ© souvent chez le marchand dâantiquitĂ©s. » Telle, toutes les deux minutes, la mĂȘme question semblait intensĂ©ment posĂ©e Ă Jupien dans lâĆillade de M. de Charlus, comme ces phrases interrogatives de Beethoven, rĂ©pĂ©tĂ©es indĂ©finiment, Ă intervalles Ă©gaux, et destinĂ©es â avec un luxe exagĂ©rĂ© de prĂ©parations â Ă amener un nouveau motif, un changement de ton, une « rentrĂ©e ». Mais justement la beautĂ© des regards de M. de Charlus et de Jupien venait, au contraire, de ce que, provisoirement du moins, ces regards ne semblaient pas avoir pour but de conduire Ă quelque chose. Cette beautĂ©, câĂ©tait la premiĂšre fois que je voyais le baron et Jupien la manifester. Dans les yeux de lâun et de lâautre, câĂ©tait le ciel, non pas de Zurich, mais de quelque citĂ© orientale dont je nâavais pas encore devinĂ© le nom, qui venait de se lever. Quel que fĂ»t le point qui pĂ»t retenir M. de Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et ces inutiles regards nâĂȘtre que des prĂ©ludes rituels, pareils aux fĂȘtes quâon donne avant un mariage dĂ©cidĂ©. Plus prĂšs de la nature encore â et la multiplicitĂ© de ces comparaisons est elle-mĂȘme dâautant plus naturelle quâun mĂȘme homme, si on lâexamine pendant quelques minutes, semble successivement un homme, un homme-oiseau ou un homme-insecte, etc. â on eĂ»t dit deux oiseaux, le mĂąle et la femelle, le mĂąle cherchant Ă sâavancer, la femelle â Jupien â ne rĂ©pondant plus par aucun signe Ă ce manĂšge, mais regardant son nouvel ami sans Ă©tonnement, avec une fixitĂ© inattentive, jugĂ©e sans doute plus troublante et seule utile, du moment que le mĂąle avait fait les premiers pas, et se contentant de lisser ses plumes. Enfin lâindiffĂ©rence de Jupien ne parut plus lui suffire ; de cette certitude dâavoir conquis Ă se faire poursuivre et dĂ©sirer, il nây avait quâun pas et Jupien, se dĂ©cidant Ă partir pour son travail, sortit par la porte cochĂšre. Ce ne fut pourtant quâaprĂšs avoir retournĂ© deux ou trois fois la tĂȘte, quâil sâĂ©chappa dans la rue oĂč le baron, tremblant de perdre sa piste (sifflotant dâun air fanfaron, non sans crier un « au revoir » au concierge qui, Ă demi saoul et traitant des invitĂ©s dans son arriĂšre-cuisine, ne lâentendit mĂȘme pas), sâĂ©lança vivement pour le rattraper. Au mĂȘme instant oĂč M. de Charlus avait passĂ© la porte en sifflant comme un gros bourdon, un autre, un vrai celui-lĂ , entrait dans la cour. Qui sait si ce nâĂ©tait pas celui attendu depuis si longtemps par lâorchidĂ©e, et qui venait lui apporter le pollen si rare sans lequel elle resterait vierge ? Mais je fus distrait de suivre les Ă©bats de lâinsecte, car au bout de quelques minutes, sollicitant davantage mon attention, Jupien (peut-ĂȘtre afin de prendre un paquet quâil emporta plus tard et que, dans lâĂ©motion que lui avait causĂ©e lâapparition de M. de Charlus, il avait oubliĂ©, peut-ĂȘtre tout simplement pour une raison plus naturelle), Jupien revint, suivi par le baron. Celui-ci, dĂ©cidĂ© Ă brusquer les choses, demanda du feu au giletier, mais observa aussitĂŽt : « Je vous demande du feu, mais je vois que jâai oubliĂ© mes cigares. » Les lois de lâhospitalitĂ© lâemportĂšrent sur les rĂšgles de la coquetterie : « Entrez, on vous donnera tout ce que vous voudrez », dit le giletier, sur la figure de qui le dĂ©dain fit place Ă la joie. La porte de la boutique se referma sur eux et je ne pus plus rien entendre. Jâavais perdu de vue le bourdon, je ne savais pas sâil Ă©tait lâinsecte quâil fallait Ă lâorchidĂ©e, mais je ne doutais plus, pour un insecte trĂšs rare et une fleur captive, de la possibilitĂ© miraculeuse de se conjoindre, alors que M. de Charlus (simple comparaison pour les providentiels hasards, quels quâils soient, et sans la moindre prĂ©tention scientifique de rapprocher certaines lois de la botanique et ce quâon appelle parfois fort mal lâhomosexualitĂ©), qui, depuis des annĂ©es, ne venait dans cette maison quâaux heures oĂč Jupien nây Ă©tait pas, par le hasard dâune indisposition de Mme de Villeparisis, avait rencontrĂ© le giletier et avec lui la bonne fortune rĂ©servĂ©e aux hommes du genre du baron par un de ces ĂȘtres qui peuvent mĂȘme ĂȘtre, on le verra, infiniment plus jeunes que Jupien et plus beaux, lâhomme prĂ©destinĂ© pour que ceux-ci aient leur part de voluptĂ© sur cette terre : lâhomme qui nâaime que les vieux messieurs.
Ce que je viens de dire dâailleurs ici est ce que je ne devais comprendre que quelques minutes plus tard, tant adhĂšrent Ă la rĂ©alitĂ© ces propriĂ©tĂ©s dâĂȘtre invisible, jusquâĂ ce quâune circonstance lâait dĂ©pouillĂ©e dâelles. En tout cas, pour le moment jâĂ©tais fort ennuyĂ© de ne plus entendre la conversation de lâancien giletier et du baron. Jâavisai alors la boutique Ă louer, sĂ©parĂ©e seulement de celle de Jupien par une cloison extrĂȘmement mince. Je nâavais pour mây rendre quâĂ remonter Ă notre appartement, aller Ă la cuisine, descendre lâescalier de service jusquâaux caves, les suivre intĂ©rieurement pendant toute la largeur de la cour, et, arrivĂ© Ă lâendroit du sous-sol oĂč lâĂ©bĂ©niste, il y a quelques mois encore, serrait ses boiseries, oĂč Jupien comptait mettre son charbon, monter les quelques marches qui accĂ©daient Ă lâintĂ©rieur de la boutique. Ainsi toute ma route se ferait Ă couvert, je ne serais vu de personne. CâĂ©tait le moyen le plus prudent. Ce ne fut pas celui que jâadoptai, mais, longeant les murs, je contournai Ă lâair libre la cour en tĂąchant de ne pas ĂȘtre vu. Si je ne le fus pas, je pense que je le dois plus au hasard quâĂ ma sagesse. Et au fait que jâaie pris un parti si imprudent, quand le cheminement dans la cave Ă©tait si sĂ»r, je vois trois raisons possibles, Ă supposer quâil y en ait une. Mon impatience dâabord. Puis peut-ĂȘtre un obscur ressouvenir de la scĂšne de Montjouvain, cachĂ© devant la fenĂȘtre de Mlle Vinteuil. De fait, les choses de ce genre auxquelles jâassistai eurent toujours, dans la mise en scĂšne, le caractĂšre le plus imprudent et le moins vraisemblable, comme si de telles rĂ©vĂ©lations ne devaient ĂȘtre la rĂ©compense que dâun acte plein de risques, quoique en partie clandestin. Enfin jâose Ă peine, Ă cause de son caractĂšre dâenfantillage, avouer la troisiĂšme raison, qui fut, je crois bien, inconsciemment dĂ©terminante. Depuis que pour suivre â et voir se dĂ©mentir â les principes militaires de Saint-Loup, jâavais suivi avec grand dĂ©tail la guerre des BoĂ«rs, jâavais Ă©tĂ© conduit Ă relire dâanciens rĂ©cits dâexplorations, de voyages. Ces rĂ©cits mâavaient passionnĂ© et jâen faisais lâapplication dans la vie courante pour me donner plus de courage. Quand des crises mâavaient forcĂ© Ă rester plusieurs jours et plusieurs nuits de suite non seulement sans dormir, mais sans mâĂ©tendre, sans boire et sans manger, au moment oĂč lâĂ©puisement et la souffrance devenaient tels que je pensais nâen sortir jamais, je pensais Ă tel voyageur jetĂ© sur la grĂšve, empoisonnĂ© par des herbes malsaines, grelottant de fiĂšvre dans ses vĂȘtements trempĂ©s par lâeau de la mer, et qui pourtant se sentait mieux au bout de deux jours, reprenait au hasard sa route, Ă la recherche dâhabitants quelconques, qui seraient peut-ĂȘtre des anthropophages. Leur exemple me tonifiait, me rendait lâespoir, et jâavais honte dâavoir eu un moment de dĂ©couragement. Pensant aux BoĂ«rs qui, ayant en face dâeux des armĂ©es anglaises, ne craignaient pas de sâexposer au moment oĂč il fallait traverser, avant de retrouver un fourrĂ©, des parties de rase campagne : « Il ferait beau voir, pensai-je, que je fusse plus pusillanime, quand le thĂ©Ăątre dâopĂ©rations est simplement notre propre cour, et quand, moi qui me suis battu plusieurs fois en duel sans aucune crainte, au moment de lâaffaire Dreyfus, le seul fer que jâaie Ă craindre est celui du regard des voisins qui ont autre chose Ă faire quâĂ regarder dans la cour. »
Mais quand je fus dans la boutique, Ă©vitant de faire craquer le moins du monde le plancher, en me rendant compte que le moindre craquement dans la boutique de Jupien sâentendait de la mienne, je songeai combien Jupien et M. de Charlus avaient Ă©tĂ© imprudents et combien la chance les avait servis.
Je nâosais bouger. Le palefrenier des Guermantes, profitant sans doute de leur absence, avait bien transfĂ©rĂ© dans la boutique oĂč je me trouvais une Ă©chelle serrĂ©e jusque-lĂ dans la remise. Et si jây Ă©tais montĂ© jâaurais pu ouvrir le vasistas et entendre comme si jâavais Ă©tĂ© chez Jupien mĂȘme. Mais je craignais de faire du bruit. Du reste câĂ©tait inutile. Je nâeus mĂȘme pas Ă regretter de nâĂȘtre arrivĂ© quâau bout de quelques minutes dans ma boutique. Car dâaprĂšs ce que jâentendis les premiers temps dans celle de Jupien et qui ne furent que des sons inarticulĂ©s, je suppose que peu de paroles furent prononcĂ©es. Il est vrai que ces sons Ă©taient si violents que, sâils nâavaient pas Ă©tĂ© toujours repris un octave plus haut par une plainte parallĂšle, jâaurais pu croire quâune personne en Ă©gorgeait une autre Ă cĂŽtĂ© de moi et quâensuite le meurtrier et sa victime ressuscitĂ©e prenaient un bain pour effacer les traces du crime. Jâen conclus plus tard quâil y a une chose aussi bruyante que la souffrance, câest le plaisir, surtout quand sây ajoutent â Ă dĂ©faut de la peur dâavoir des enfants, ce qui ne pouvait ĂȘtre le cas ici, malgrĂ© lâexemple peu probant de la LĂ©gende dorĂ©e â des soucis immĂ©diats de propretĂ©. Enfin au bout dâune demi-heure environ (pendant laquelle je mâĂ©tais hissĂ© Ă pas de loup sur mon Ă©chelle afin de voir par le vasistas que je nâouvris pas), une conversation sâengagea. Jupien refusait avec force lâargent que M. de Charlus voulait lui donner.
Au bout dâune demi-heure, M. de Charlus ressortit. « Pourquoi avez-vous votre menton rasĂ© comme cela, dit-il au baron dâun ton de cĂąlinerie. Câest si beau une belle barbe. â Fi ! câest dĂ©goĂ»tant », rĂ©pondit le baron.
Cependant il sâattardait encore sur le pas de la porte et demandait Ă Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous ne savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas Ă gauche, câest une horreur, mais du cĂŽtĂ© pair, un grand gaillard tout noir ? Et le pharmacien dâen face, il a un cycliste trĂšs gentil qui porte ses mĂ©dicaments. » Ces questions froissĂšrent sans doute Jupien car, se redressant avec le dĂ©pit dâune grande coquette trahie, il rĂ©pondit : « Je vois que vous avez un cĆur dâartichaut. » ProfĂ©rĂ© dâun ton douloureux, glacial et maniĂ©rĂ©, ce reproche fut sans doute sensible Ă M. de Charlus qui, pour effacer la mauvaise impression que sa curiositĂ© avait produite, adressa Ă Jupien, trop bas pour que je distinguasse bien les mots, une priĂšre qui nĂ©cessiterait sans doute quâils prolongeassent leur sĂ©jour dans la boutique et qui toucha assez le giletier pour effacer sa souffrance, car il considĂ©ra la figure du baron, grasse et congestionnĂ©e sous les cheveux gris, de lâair noyĂ© de bonheur de quelquâun dont on vient de flatter profondĂ©ment lâamour-propre, et, se dĂ©cidant Ă accorder Ă M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, aprĂšs des remarques dĂ©pourvues de distinction telles que : « Vous en avez un gros pĂ©tard ! », dit au baron dâun air souriant, Ă©mu, supĂ©rieur et reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! »
« Si je reviens sur la question du conducteur de tramway, reprit M. de Charlus avec tĂ©nacitĂ©, câest quâen dehors de tout, cela pourrait prĂ©senter quelque intĂ©rĂȘt pour le retour. Il mâarrive en effet, comme le calife qui parcourait Bagdad pris pour un simple marchand, de condescendre Ă suivre quelque curieuse petite personne dont la silhouette mâaura amusĂ©. » Je fis ici la mĂȘme remarque que jâavais faite sur Bergotte. Sâil avait jamais Ă rĂ©pondre devant un tribunal, il userait non de phrases propres Ă convaincre les juges, mais de ces phrases bergottesques que son tempĂ©rament littĂ©raire particulier lui suggĂ©rait naturellement et lui faisait trouver plaisir Ă employer. Pareillement M. de Charlus se servait, avec le giletier, du mĂȘme langage quâil eĂ»t fait avec des gens du monde de sa coterie, exagĂ©rant mĂȘme ses tics, soit que la timiditĂ© contre laquelle il sâefforçait de lutter le poussĂąt Ă un excessif orgueil, soit que, lâempĂȘchant de se dominer (car on est plus troublĂ© devant quelquâun qui nâest pas de votre milieu), elle le forçùt de dĂ©voiler, de mettre Ă nu sa nature, laquelle Ă©tait en effet orgueilleuse et un peu folle, comme disait Mme de Guermantes. « Pour ne pas perdre sa piste, continua-t-il, je saute comme un petit professeur, comme un jeune et beau mĂ©decin, dans le mĂȘme tramway que la petite personne, dont nous ne parlons au fĂ©minin que pour suivre la rĂšgle (comme on dit en parlant dâun prince : Est-ce que Son Altesse est bien portante). Si elle change de tramway, je prends, avec peut-ĂȘtre les microbes de la peste, la chose incroyable appelĂ©e « correspondance », un numĂ©ro, et qui, bien quâon le remette Ă moi, nâest pas toujours le n° 1 ! Je change ainsi jusquâĂ trois, quatre fois de « voiture ». Je mâĂ©choue parfois Ă onze heures du soir Ă la gare dâOrlĂ©ans, et il faut revenir ! Si encore ce nâĂ©tait que de la gare dâOrlĂ©ans ! Mais une fois, par exemple, nâayant pu entamer la conversation avant, je suis allĂ© jusquâĂ OrlĂ©ans mĂȘme, dans un de ces affreux wagons oĂč on a comme vue, entre des triangles dâouvrages dits de « filet », la photographie des principaux chefs-dâĆuvre dâarchitecture du rĂ©seau. Il nây avait quâune place de libre, jâavais en face de moi, comme monument historique, une « vue » de la cathĂ©drale dâOrlĂ©ans, qui est la plus laide de France, et aussi fatigante Ă regarder ainsi malgrĂ© moi que si on mâavait forcĂ© dâen fixer les tours dans la boule de verre de ces porte-plume optiques qui donnent des ophtalmies. Je descendis aux Aubrais en mĂȘme temps que ma jeune personne quâhĂ©las, sa famille (alors que je lui supposais tous les dĂ©fauts exceptĂ© celui dâavoir une famille) attendait sur le quai ! Je nâeus pour consolation, en attendant le train qui me ramĂšnerait Ă Paris, que la maison de Diane de Poitiers. Elle a eu beau charmer un de mes ancĂȘtres royaux, jâeusse prĂ©fĂ©rĂ© une beautĂ© plus vivante. Câest pour cela, pour remĂ©dier Ă lâennui de ces retours seul, que jâaimerais assez connaĂźtre un garçon des wagons-lits, un conducteur dâomnibus. Du reste ne soyez pas choquĂ©, conclut le baron, tout cela est une question de genre. Pour les jeunes gens du monde par exemple, je ne dĂ©sire aucune possession physique, mais je ne suis tranquille quâune fois que je les ai touchĂ©s, je ne veux pas dire matĂ©riellement, mais touchĂ© leur corde sensible. Une fois quâau lieu de laisser mes lettres sans rĂ©ponse, un jeune homme ne cesse plus de mâĂ©crire, quâil est Ă ma disposition morale, je suis apaisĂ©, ou du moins je le serais, si je nâĂ©tais bientĂŽt saisi par le souci dâun autre. Câest assez curieux, nâest-ce pas ? Ă propos de jeunes gens du monde, parmi ceux qui viennent ici, vous nâen connaissez pas ? â Non, mon bĂ©bĂ©. Ah ! si, un brun, trĂšs grand, Ă monocle, qui rit toujours et se retourne. â Je ne vois pas qui vous voulez dire. » Jupien complĂ©ta le portrait, M. de Charlus ne pouvait arriver Ă trouver de qui il sâagissait, parce quâil ignorait que lâancien giletier Ă©tait une de ces personnes, plus nombreuses quâon ne croit, qui ne se rappellent...