Magiques effets dâun riche vĂȘtement sur une jeune modiste. â DĂ©finition du comĂ©dien qui joue les amoureux. â De la smorfia des jeunes filles italiennes. â Comment un petit homme vĂ©nĂ©rable sâoccupe de sciences tout en Ă©tant assis dans une tulipe et comment dâhonorables dames font du filet entre les oreilles de haquenĂ©es. â Le charlatan Celionati et la dent du prince assyrien. â Bleu de ciel et rose. â Le pantalon et la bouteille de vin au contenu merveilleux.
CâĂ©tait le soir, le crĂ©puscule tombait et dans les couvents sonnait lâangĂ©lus. Alors la jolie et charmante enfant appelĂ©e Giacinta Soardi mit de cĂŽtĂ© le riche costume de femme, en lourd satin rouge, Ă la garniture duquel elle avait travaillĂ© avec application, et elle regarda dâun air mĂ©content, par la haute fenĂȘtre, dans la rue Ă©troite et triste oĂč il nây avait personne.
Cependant, la vieille BĂ©atrice ramassait soigneusement les travestis bariolĂ©s, de toute espĂšce, qui Ă©taient Ă©pars sur des tables et des chaises, dans la petite chambre, et elle les suspendait lâun aprĂšs lâautre. Puis, les deux bras campĂ©s sur les hanches, elle se plaça devant lâarmoire ouverte et dit joyeusement :
â Vraiment, Giacinta, cette fois-ci nous avons bien travaillĂ©. Il me semble avoir ici devant les yeux la moitiĂ© de notre joyeux monde du Corso carnavalesque. Jamais encore, Ă vrai dire, messer Bescapi ne nous a fait dâaussi riches commandes. Il sait, sans doute, que notre belle ville de Rome, cette annĂ©e, sera de nouveau toute Ă©clatante de joie, de magnificence et de somptuositĂ©. Tu verras, Giacinta, quel dĂ©bordement dâallĂ©gresse il y aura demain, premier jour de notre Carnaval. Et demain, demain, messer Bescapi rĂ©pandra sur nous toute une poignĂ©e de ducats, tu verras, Giacinta. Mais quâas-tu, mon enfant ? Tu baisses la tĂȘte, tu es chagrine, boudeuse ! Et demain câest le Carnaval !
Giacinta sâĂ©tait remise sur sa chaise de travail et, la tĂȘte appuyĂ©e dans ses mains, elle regardait fixement vers le sol, sans faire attention aux paroles de la vieille femme. Mais, comme celle-ci ne cessait de papoter sur les plaisirs du Carnaval, Ă la veille duquel on Ă©tait, Giacinta se mit Ă dire :
â Taisez-vous donc, la vieille ; ne parlez pas dâune Ă©poque qui a beau ĂȘtre belle pour dâautres, si elle ne mâapporte Ă moi que du chagrin et de lâennui. Ă quoi me sert de travailler jour et nuit ? Ă quoi me servent les ducats de messer Bescapi ? Ne sommes-nous pas dâune pauvretĂ© lamentable ? Ne devons-nous pas veiller Ă ce que le gain de ces jours-ci dure assez pour nous nourrir bien chichement pendant toute lâannĂ©e ? Que nous reste-t-il pour notre amusement ?
â Notre pauvretĂ©, â rĂ©pliqua la vieille BĂ©atrice, â quâa-t-elle Ă voir avec le Carnaval ? LâannĂ©e derniĂšre, ne nous sommes-nous pas promenĂ©es depuis le matin jusque trĂšs tard dans la nuit, et nâavais-je pas bon air, un air trĂšs distinguĂ©, travestie en Dottore ? Et nous nous donnions le bras et tu Ă©tais ravissante en jardiniĂšre, â hi, hi ! et les plus beaux masques couraient aprĂšs toi et te dĂ©bitaient des paroles douces comme du sucre. Eh bien ! nâĂ©tait-ce pas gai ? Quâest-ce qui nous empĂȘche de faire la mĂȘme chose cette annĂ©e ? Je nâai quâĂ brosser comme il faut mon Dottore et alors disparaĂźtront toutes les traces des mĂ©chants confetti dont il a Ă©tĂ© bombardĂ© ; et ta jardiniĂšre est Ă©galement suspendue lĂ . Quelques rubans neufs, quelques fleurs fraĂźches, et il nâen faut pas plus pour que vous soyez jolie et pimpante ?
â Que dites-vous donc ? sâĂ©cria Giacinta. Je devrais revĂȘtir ces misĂ©rables hardes ? Non. Un beau costume espagnol, moulant Ă©troitement le buste et descendant en riches plis lourds, de larges manches Ă crevĂ©s avec un bouillonnement de dentelles magnifiques, un petit chapeau aux plumes flottant hardiment, une ceinture, un collier de diamants Ă©tincelants, voilĂ ce que Giacinta voudrait avoir pour prendre part au Corso et se placer devant le palais Rusponi. Comme les cavaliers se presseraient autour dâelle, disant : « Quelle est cette dame ? Ă coup sĂ»r, une comtesse, une princesse. » Et mĂȘme Pulcinella serait saisi de respect et en oublierait ses folles taquineries.
â Je vous Ă©coute, fit BĂ©atrice avec un grand Ă©tonnement. Dites-moi, depuis quand le maudit dĂ©mon de lâorgueil est-il entrĂ© en vous ? Eh bien ! puisque vous avez une si haute ambition que vous voulez jouer Ă la comtesse ou Ă la princesse, ayez la complaisance de prendre un amoureux, qui, pour vos beaux yeux, soit en mesure de puiser gaillardement dans le sac de la fortune, et chassez le signor Giglio, ce sans-le-sou, qui, lorsquâil lui arrive de sentir dans sa poche un couple de ducats, dĂ©pense tout en pommades parfumĂ©es et en friandises et qui me doit encore deux paoli pour le col de dentelle que je lui ai lavĂ©.
Pendant ce discours, la vieille femme avait prĂ©parĂ© la lampe et elle lâavait allumĂ©e. Lorsque la lumiĂšre tomba sur le visage de Giacinta, la vieille sâaperçut que des larmes amĂšres brillaient dans ses yeux.
â Giacinta, par tous les saints, quâas-tu, que tâest-il arrivĂ© ? sâĂ©cria-t-elle. Eh ! mon enfant, je nâai pas voulu te fĂącher. Repose-toi ; ne travaille pas si intrĂ©pidement ; la robe sera, de toute façon, finie pour lâĂ©poque fixĂ©e.
â Ah ! â dit Giacinta sans lever les yeux de son travail, quâelle avait repris â câest prĂ©cisĂ©ment cette robe, cette maudite robe, qui, je le crois, mâa remplie de toutes sortes de folles pensĂ©es. Dites, la vieille, avez-vous jamais vu dans toute votre vie une robe comparable Ă celle-ci en beautĂ© et en magnificence ? Messer Bescapi sâest vraiment surpassĂ© lui-mĂȘme. Un esprit tout particulier lâinspirait lorsquâil taillait ce superbe satin. Et puis ces splendides dentelles, ces tresses Ă©clatantes, ces pierres prĂ©cieuses quâil nous a confiĂ©es pour la garnir ! Pour tout au monde, je voudrais savoir quelle est lâheureuse femme qui va se parer de cette robe digne des dieux.
â Bah ! â fit la vieille BĂ©atrice en interrompant la jeune fille â que nous importe cela ! nous faisons le travail et nous recevons notre argent. Mais il est vrai que messer Bescapi avait une allure si mystĂ©rieuse, si bizarre⊠Il faut que ce soit au moins une princesse qui porte cette robe, et, bien que je ne sois pas curieuse dâhabitude, jâaimerais que messer Bescapi me dĂźt son nom, et demain je lâentreprendrais jusquâĂ ce quâil me le fĂźt connaĂźtre.
â Non, non, â dit Giacinta, â je ne veux pas le savoir ; je prĂ©fĂšre me figurer que jamais une mortelle ne mettra cette robe et que je travaille Ă quelque mystĂ©rieuse parure destinĂ©e Ă une fĂ©e. Il me semble dĂ©jĂ , vĂ©ritablement, que ces pierres Ă©blouissantes sont toutes sortes de petits esprits qui me regardent en souriant et qui me murmurent : « Couds, couds vaillamment pour notre belle reine, nous tâaiderons, nous tâaiderons. » Et quand jâentrelace ainsi dentelles et tresses, il me semble que de charmants petits ĂȘtres sautillent pĂȘle-mĂȘle avec des gnomes cuirassĂ©s dâor⊠AĂŻe ! AĂŻe !
CâĂ©tait Giacinta qui poussait ces cris, car en cousant le tour de gorge, elle sâĂ©tait piquĂ©e fortement le doigt, si bien que le sang jaillissait comme dâune source vive.
â Ciel ! â sâĂ©cria la vieille, â que va devenir la belle robe ?
Elle prit la lampe, lâapprocha du costume, pour mieux y voir, et dâabondantes gouttes dâhuile sây rĂ©pandirent.
â Ciel ! Ciel ! Que va devenir la belle robe ? â sâĂ©cria Giacinta, Ă demi Ă©vanouie dâeffroi.
Mais, bien que, Ă coup sĂ»r, Ă la fois du sang et de lâhuile fussent tombĂ©s sur la robe, ni la vieille femme ni Giacinta ne purent dĂ©couvrir la moindre tache. Alors Giacinta continua de coudre vite, vite, jusquâau moment oĂč elle bondit de son siĂšge en poussant un joyeux « fini ! fini ! » et en levant bien haut la robe.
â Ah ! comme câest beau ! â sâexclama la vieille BĂ©atrice. Comme câest superbe ! Comme câest magnifique. Non, Giacinta, jamais tes chĂšres menottes nâont fait quelque chose dâaussi bien. Et, sais-tu, Giacinta, il me semble que la robe a Ă©tĂ© faite exprĂšs pour toi, comme si messer Bescapi nâavait pris des mesures sur personne autre que toi-mĂȘme !
â Quelle idĂ©e ! â rĂ©pliqua Giacinta, en devenant toute rouge. Tu rĂȘves, la vieille, suis-je donc aussi grande et aussi svelte que la dame pour qui cette robe doit ĂȘtre destinĂ©e ? Prends-la, prends-la, et conserve-la soigneusement jusquâĂ demain. Fasse le ciel quâĂ la lumiĂšre du jour on ne dĂ©couvre pas une mĂ©chante tache. Pauvres diablesses que nous sommes, que deviendrions-nous ? Prends-la.
La vieille Béatrice hésitait.
â Il est vrai â poursuivit Giacinta, en considĂ©rant la robe â que pendant que jây travaillais, je me suis souvent figurĂ© quâelle devait mâaller. Pour la taille, je crois ĂȘtre assez svelte et en ce qui concerne la longueurâŠ
â Giacinina â sâĂ©cria la vieille, les yeux brillants, â tu devines mes pensĂ©es et moi les tiennes. Portera la robe qui voudra, princesse, reine ou fĂ©e, peu importe ; câest ma petite Giacinta qui doit dâabord lâessayer.
â Jamais ! â fit Giacinta.
Mais la vieille femme lui prit la robe des mains, la posa soigneusement sur le fauteuil et se mit Ă dĂ©faire les cheveux de la jeune fille, quâensuite elle natta entiĂšrement. Puis elle alla chercher dans lâarmoire le petit chapeau ornĂ© de fleurs et de plumes que Bescapi leur avait confiĂ© pour le garnir, comme la robe, et elle le fixa sur les boucles chĂątaines de Giacinta.
â Mon enfant, comme dĂ©jĂ le petit chapeau te va Ă ravir ! Mais maintenant, mais maintenant enlĂšve ta blouse.
Ainsi parla la vieille Béatrice, et elle se mit à déshabiller Giacinta, qui, dans une pudeur charmante, ne fut plus capable de résister.
â Hum ! â murmura la vieille femme, â cette nuque doucement arrondie, ce sein de lis, ces bras dâalbĂątre, la MĂ©dicĂ©enne nâen a pas de plus beaux ; Jules Romain nâen a pas peint de plus superbes. Je voudrais bien savoir quelle princesse ne les envierait pas Ă ma chĂšre enfant.
Mais, lorsquâelle habilla la jeune fille de cette splendide robe, on eĂ»t dit quâelle Ă©tait aidĂ©e par des esprits invisibles.
Tout sâordonnait et se dĂ©ployait parfaitement bien ; chaque Ă©pingle se plaçait immĂ©diatement au bon endroit ; chaque pli sâarrangeait comme de lui-mĂȘme ; il nâĂ©tait pas possible de croire que la robe eĂ»t Ă©tĂ© faite pour une autre que Giacinta elle-mĂȘme.
â Oh ! par tous les saints ! â sâĂ©cria la vieille BĂ©atrice, lorsquâelle vit devant elle Giacinta si magnifiquement parĂ©e â tu nâes, Ă coup sĂ»r, pas ma Giacinta⊠Oh ! Oh ! Comme vous ĂȘtes belle, ma trĂšs gracieuse Princesse ! Mais, attends, attends ! Il faut faire de la lumiĂšre, beaucoup de lumiĂšre dans la petite chambre.
Et, ce disant, la vieille femme alla chercher toutes les chandelles bĂ©nites quâelle avait conservĂ©es depuis les fĂȘtes de la Vierge et elle les alluma, si bien que Giacinta fut entourĂ©e dâun rayonnement de splendeur.
Tout Ă fait Ă©tonnĂ©e de la haute beautĂ© de Giacinta et encore plus de la façon gracieuse, et en mĂȘme temps distinguĂ©e, avec laquelle celle-ci allait et venait dans la chambre, la vieille joignit les mains, en sâĂ©criant :
â Oh ! si quelquâun, si tout le Corso pouvait vous voir ainsi !
Au mĂȘme instant, la porte sâouvrit vivement ; Giacinta sâenfuit vers la fenĂȘtre en poussant un cri. Ă peine lâarrivant, un jeune homme, eut-il fait deux pas dans la chambre, quâil resta clouĂ© au sol, figĂ© comme une colonne.
Tu peux, mon trĂšs cher lecteur, considĂ©rer Ă loisir ce jeune homme, tandis quâil est lĂ muet et immobile. Tu verras quâil a Ă peine vingt-quatre Ă vingt-cinq ans et que câest un trĂšs beau garçon. Son costume peut ĂȘtre qualifiĂ© dâĂ©trange parce que, bien que la couleur et la coupe de chacune de ses parties soient irrĂ©prochables, lâensemble ne sâharmonise pas du tout et offre un jeu de couleurs violemment disparates. En outre, bien que tout soit proprement entretenu, on remarque une certaine pauvretĂ© ; on sâaperçoit, au col de dentelle, que celui qui le porte nâen a quâun autre de rechange et que les plumes dont est fantaisistement ornĂ© le chapeau, enfoncĂ© de travers sur la tĂȘte, ne tiennent que pĂ©niblement grĂące Ă des fils mĂ©talliques et Ă des Ă©pingles. Tu tâen rends bien compte, aimable lecteur, le jeune homme ainsi habillĂ© ne peut ĂȘtre quâun comĂ©dien un peu vain, dont les gains ne sont guĂšre Ă©levĂ©s ; et il en est vĂ©ritablement ainsi. En un mot, câest ce Giglio Fava qui doit Ă la vieille BĂ©atrice encore deux paoli pour le lavage dâun col de dentelle.
â Ah ! que vois-je ? â dit enfin Giglio Fava, avec autant dâemphase que sâil eĂ»t Ă©tĂ© sur les planches du ThĂ©Ăątre Argentina â est-ce un rĂȘve qui mâillusionne encore ? Non, câest elle-mĂȘme, la divine, et il mâest permis dâoser lui adresser de hardies paroles dâamour ? Princesse, ĂŽ princesse !
â Ne fais pas lâĂąne, â sâĂ©cria Giacinta, en se retournant vivement, â et garde tes farces pour les jours qui vont venir.
â Ne sais-je donc pas, â rĂ©pliqua Giglio aprĂšs avoir repris haleine et avec un sourire forcĂ©, â que câest toi, ma charmante Giacinta ? Mais, dis-moi, que signifie cette robe magnifique ? Vraiment, jamais tu ne mâas parue si ravissante et je ne voudrais plus te voir autrement.
â Quoi ? â dit Giacinta avec irritation. Câest donc Ă mon costume de satin et Ă mon chapeau Ă plumes que va ton amour ?
Et en mĂȘme temps elle se glissa promptement dans la petite chambre voisine et elle en sortit bientĂŽt, dĂ©pourvue de toute parure et ayant repris ses vĂȘtements ordinaires. Sur ces entrefaites, la vieille BĂ©atrice avait Ă©teint les chandelles et sĂ©rieusement rabrouĂ© ce malavisĂ© de Giglio qui venait ainsi troubler le plaisir que faisait Ă Giacinta lâessayage de la robe destinĂ©e Ă quelque grande dame et qui, par-dessus le marchĂ©, avait Ă©tĂ© assez peu galant pour donner Ă entendre quâune telle parure accroissait les charmes de Giacinta et la faisait paraĂźtre plus aimable encore que dâordinaire. Giacinta ne manqua pas dâajouter du sien Ă cette verte semonce, jusquâĂ ce que le pauvre Giglio, devenu tout humilitĂ© et tout repentir, finĂźt par obtenir assez de calme pour faire Ă©couter les assurances quâil donnait que sa surprise avait Ă©tĂ© provoquĂ©e par une Ă©trange coĂŻncidence de circonstances toutes particuliĂšres.
â Je vais te raconter la chose, â commença-t-il â je vais te raconter, ma charmante enfant, ma douce vie, quel rĂȘve fabuleux jâai fait hier au soir lorsque, tout Ă©puisĂ© et harassĂ© du rĂŽle du prince Taer que, tu le sais aussi bien que tout le monde, je joue Ă la perfection, je me jetai sur mon lit. Il me sembla que jâĂ©tais encore sur la scĂšne et que je me disputais vivement avec ce sordide avare dâimpresario, qui me refusait opiniĂątrement une avance de quelques misĂ©rables ducats. Il mâaccablait de toute espĂšce de sots reproches. Alors, je voulus, pour mieux me dĂ©fendre, faire un beau geste, mais ma main rencontra Ă lâimproviste la joue droite de lâimpresario, de sorte quâil en rĂ©sulta le son et la mĂ©lodie dâun soufflet bien appliquĂ©. AussitĂŽt, lâimpresario, saisissant un grand coutelas, sâĂ©lança sur moi ; je reculai et en mĂȘme temps mon beau bonnet de prince, que toi-mĂȘme, ma suave espĂ©rance, tu avais si gentiment parĂ© des plus belles plumes qui aient jamais Ă©tĂ© arrachĂ©es Ă une autruche, tomba Ă terre. Furieux, le monstre, le barbare dâimpresario se jeta sur lui et perça de son coutelas le pauvre mignon, qui, dans les affres de la mort, se tordait Ă mes pieds en gĂ©missant. Je voulus, comme câĂ©tait mon devoir, venger lâinfortunĂ©. Mon manteau enroulĂ© sur mon bras gauche et brandissant mon glaive princier, je mâĂ©lançai sur lâinfĂąme meurtrier. Mais le voilĂ qui se rĂ©fugie dans une maison et qui, du haut du balcon, dĂ©charge sur moi le fusil de Truffaldino. Chose bizarre, lâĂ©clair du coup de feu sâimmobilisa et rayonna autour de moi comme des diamants Ă©tincelants. Et, lorsque la fumĂ©e se fut peu Ă peu dissipĂ©e, je mâaperçus que ce que jâavais pris pour lâĂ©clair du fusil de Truffaldino nâĂ©tait autre que lâexquise parure du petit chapeau dâune dame. Oh ! par les dieux et par tout le ciel ! Voici quâune douce voix se mit Ă parler, â non, Ă chanter, â non, Ă exhaler, dans un accent mĂ©lodieux, un parfum dâamour : « Ă Giglio, mon Giglio ! » dit-elle. Et je vis alors un ĂȘtre dâun charme si divin, dâune grĂące si suprĂȘme que le brĂ»lant sirocco dâune ardente passion envahit toutes mes veines et tous mes nerfs et que ce fleuve de feu devint une lave jaillissant du volcan enflammĂ© de mon cĆur : « Je suis », dit la dĂ©esse, en sâapprochant de moi, « je suis la princesse ».
â Comment â fit Giacinta en interrompant colĂ©reusement lâacteur, qui Ă©tait aux anges, â tu as lâimpudence de rĂȘver dâune autre personne que moi ? Tu as lâimpudence de devenir amoureux rien quâĂ lâaspect dâune sotte et stupide vision quâa fait naĂźtre le fusil de Truffaldino ?
Et ce fut alors comme un dĂ©luge de reproches et de plaintes, dâinjures et de malĂ©dictions ; et toutes les affirmations et toutes les assurances du pauvre Giglio, dĂ©clarant que justement la princesse de son rĂȘve avait portĂ© la mĂȘme robe que celle quâil venait de voir Ă sa Giacinta, ne servirent absolument Ă rien. La vieille BĂ©atrice elle-mĂȘme, qui dâhabitude nâĂ©tait pas disposĂ©e Ă prendre le parti du signor Sans-le-sou, comme elle appelait Giglio, se sentit prise de pitiĂ© et ne lĂącha pas cette entĂȘtĂ©e de Giacinta, jusquâĂ ce que celle-ci eĂ»t pardonnĂ© Ă son amoureux le rĂȘve quâil avait fait, Ă la condition quâil nâen parlerait jamais plus. La vieille BĂ©atrice prĂ©para un bon plat de macaroni, et Giglio, Ă qui, Ă lâopposĂ© de son rĂȘve, lâimpresario avait avancĂ© quelques ducats, alla chercher un cornet de dragĂ©es et sortit de la poche de son manteau une fiole remplie dâun vin qui, ma foi, Ă©tait assez buvable.
â Je vois que tu penses Ă moi, mon Giglio, â dit Giacinta, en mettant dans sa bouchette un fruit confit.
Elle permit mĂȘme Ă Giglio de baiser le doigt quâavait blessĂ© la mĂ©chante aiguille et tout fut de nouveau, pour eux, dĂ©lices et bĂ©atitude. Mais quand le Diable se met Ă entrer dans la danse, les pas les plus gentils ne servent Ă rien. Ce fut sans doute le Malin lui-mĂȘme qui inspira Ă Giglio, lorsque celui-ci eut bu quelques verres de vin, les paroles suivantes :
â Je nâaurais pas cru, que toi, ma douce vie, tu pusses ĂȘtre si jalouse de moi. Mais tu as raison, jâai un physique fort joli, je suis douĂ© par nature de toutes sortes de talents agrĂ©ables, et, mieux encore, je suis comĂ©dien. Le jeune comĂ©dien qui, comme moi, joue divinement les princes amoureux, avec des « oh ! » et des « ah ! » bien congruents, est un roman ambulant, une intrigue sur deux jambes, une chanson dâamour avec des lĂšvres pour baiser et des bras pour embrasser, une aventure sortie dâun volume pour sâincarner dans la vie et qui prend figure devant les yeux de la lectrice la plus belle, lorsquâelle ferme le livre. De lĂ vient que nous exerçons un enchantement irrĂ©sistible sur les pauvres femmes qui sont folles de tout ce que nous sommes et de tout ce quâil y a en nous, ou sur nous, folles de notre esprit, de nos yeux, de nos fausses pierres prĂ©cieuses, de nos plumes et de nos rubans, â peu importe leur rang et leur situation ; lavandiĂšres ou princesses, câest la mĂȘme chose. Eh bien ! Je te dis, ma charmante enfant, que, si certains pressentiment...