Je suis nĂ©, un soir dâOctobre, Ă Saint-Michel-les-HĂȘtres, petit bourg du dĂ©partement de lâOrne, et je fus aussitĂŽt baptisĂ© aux noms de Jean-François-Marie MintiĂ©. Pour fĂȘter, comme il convenait, cette entrĂ©e dans le monde, mon parrain, qui Ă©tait mon oncle, distribua beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins du pays, rĂ©unis sur les marches de lâĂ©glise. Lâun dâeux, en se battant avec ses camarades, tomba sur le coupant dâune pierre, si malheureusement quâil se fendit le crĂąne et mourut le lendemain. Quant Ă mon oncle, rentrĂ© chez lui, il prit la fiĂšvre typhoĂŻde et trĂ©passa quelques semaines aprĂšs. Ma bonne, la vieille Marie, mâa souvent contĂ© ces incidents, avec orgueil et admiration.
Saint-Michel-les-HĂȘtres est situĂ© Ă lâorĂ©e dâune grande forĂȘt de lâĂtat, la forĂȘt de Tourouvre. Bien quâil compte quinze cents habitants, il ne fait pas plus de bruit que nâen font, dans la campagne, par une calme journĂ©e, les arbres, les herbes et les blĂ©s. Une futaie de hĂȘtres gĂ©ants, qui sâempourprent Ă lâautomne, lâabrite contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont, descendant la pente du coteau, gagner la vallĂ©e large et toujours verte, oĂč lâon voit errer les bĆufs, par troupeaux. La riviĂšre dâHuisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement dans les prairies, que sĂ©parent lâune de lâautre des rangĂ©es de hauts peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins sâĂ©chelonnent sur son cours, clairs, parmi les bouquets dâaulnes. De lâautre cĂŽtĂ© de la vallĂ©e, ce sont les champs, avec les lignes gĂ©omĂ©triques de leurs haies et leurs pommiers qui vagabondent. Lâhorizon sâĂ©gaie de petites fermes roses, de petits villages quâon aperçoit, de-ci, de-lĂ , Ă travers des verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, Ă cause de la proximitĂ© de la forĂȘt, vont et viennent les corbeaux et les choucas au bec jaune.
Ma famille habitait, Ă lâextrĂ©mitĂ© du pays, en face de lâĂ©glise, trĂšs ancienne et branlante, une vieille et curieuse maison quâon appelait le PrieurĂ©, â dĂ©pendance dâune abbaye qui fut dĂ©truite par la RĂ©volution et dont il ne restait que deux ou trois pans de murs croulants, couverts de lierre. Je revois sans attendrissement, mais avec nettetĂ©, les moindres dĂ©tails de ces lieux oĂč mon enfance sâĂ©coula. Je revois la grille toute dĂ©jetĂ©e qui sâouvrait, en grinçant, sur une grande cour quâornaient une pelouse teigneuse, deux sorbiers chĂ©tifs, hantĂ©s des merles, des marronniers trĂšs vieux et si gros de tronc que les bras de quatre hommes â disait orgueilleusement mon pĂšre, Ă chaque visiteur, â nâeussent point suffi Ă les embrasser. Je revois la maison, avec ses murs de brique, moroses, renfrognĂ©s, son perron en demi-cercle oĂč sâĂ©tiolaient des gĂ©raniums, ses fenĂȘtres inĂ©gales qui ressemblaient Ă des trous, son toit trĂšs en pente, terminĂ© par une girouette qui ululait Ă la brise comme un hibou. DerriĂšre la maison, je revois le bassin oĂč baignaient des arums bourbeux, oĂč se jouaient des carpes maigres, aux Ă©cailles blanches ; je revois le sombre rideau de sapins qui cachait les communs, la basse-cour, lâĂ©tude que mon pĂšre avait fait bĂątir en bordure dâun chemin longeant la propriĂ©tĂ©, de façon que le va-et-vient des clients et des clercs ne troublĂąt point le silence de lâhabitation. Je revois le parc, ses arbres Ă©normes, bizarrement tordus, mangĂ©s de polypes et de mousses, que reliaient entre eux les lianes enchevĂȘtrĂ©es, et les allĂ©es, jamais ratissĂ©es, oĂč des bancs de pierre effritĂ©e se dressaient, de place en place, comme de vieilles tombes. Et je me revois aussi, chĂ©tif, en sarrau de lustrine, courir Ă travers cette tristesse des choses dĂ©laissĂ©es, me dĂ©chirer aux ronces, tourmenter les bĂȘtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journĂ©es entiĂšres, au potager, FĂ©lix, qui nous servait de jardinier, de valet de chambre et de cocher.
Les annĂ©es et les annĂ©es ont passĂ© ; tout est mort de ce que jâai aimĂ© ; tout sâest renouvelĂ© de ce que jâai connu ; lâĂ©glise est rebĂątie, elle a un portail ouvragĂ©, des fenĂȘtres en ogive, de riches gargouilles qui figurent des gueules embrasĂ©es de dĂ©mons ; son clocher de pierre neuve rit gaĂźment dans lâazur ; Ă la place de la vieille maison, sâĂ©lĂšve un prĂ©tentieux chalet, construit par le nouvel acquĂ©reur, qui a multipliĂ©, dans lâenclos, les boules de verre coloriĂ©, les cascades rĂ©duites et les Amours en plĂątre encrassĂ©s par la pluie. Mais les choses et les ĂȘtres me restent gravĂ©s dans le souvenir, si profondĂ©ment, que le temps nâa pu en user lâagate dure.
Je veux, dĂšs maintenant, parler de mes parents, non tels que je les voyais enfant, mais tels quâils mâapparaissent aujourdâhui, complĂ©tĂ©s par le souvenir, humanisĂ©s par les rĂ©vĂ©lations et les confidences, dans toute la cruditĂ© de lumiĂšre, dans toute la sincĂ©ritĂ© dâimpression que redonnent, aux figures trop vite aimĂ©es et de trop prĂšs connues, les leçons inflexibles de la vie.
Mon pĂšre Ă©tait notaire. Depuis un temps immĂ©morial, cela se passait ainsi chez les MintiĂ©. Il eĂ»t semblĂ© monstrueux et tout Ă fait rĂ©volutionnaire quâun MintiĂ© osĂąt interrompre cette tradition familiale, et quâil reniĂąt les panonceaux de bois dorĂ©, lesquels se transmettaient, pareils Ă un titre de noblesse, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, religieusement. Ă Saint-Michel-les-HĂȘtres, et dans les contrĂ©es avoisinantes, mon pĂšre occupait une situation que les souvenirs laissĂ©s par ses ancĂȘtres, ses allures rondes de bourgeois campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller gĂ©nĂ©ral, supplĂ©ant du juge de paix, vice-prĂ©sident du comice agricole, membre de nombreuses sociĂ©tĂ©s agronomiques et forestiĂšres, il ne nĂ©gligeait aucun de ces petits et ambitionnĂ©s honneurs de la vie provinciale qui donnent le prestige et dĂ©terminent lâinfluence. CâĂ©tait un excellent homme, trĂšs honnĂȘte et trĂšs doux, et qui avait la manie de tuer. Il ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, nâimporte quoi de vivant, quâil ne fĂ»t pris aussitĂŽt du dĂ©sir Ă©trange de le dĂ©truire. Il faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils une chasse impitoyable, une guerre acharnĂ©e de trappeur. FĂ©lix Ă©tait chargĂ© de le prĂ©venir, dĂšs quâapparaissait un oiseau dans le parc et mon pĂšre quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer lâoiseau. Souvent, il sâembusquait, des heures entiĂšres, immobile, derriĂšre un arbre oĂč le jardinier lui avait signalĂ© une petite mĂ©sange Ă tĂȘte bleue. Ă la promenade, chaque fois quâil apercevait un oiseau sur une branche, sâil nâavait pas son fusil, il le visait avec sa canne et ne manquait jamais de dire : « Pan ! il y Ă©tait, le mĂątin ! » ou bien : « Pan ! je lâaurais ratĂ©, pour sĂ»r, câest trop loin. » Ce sont les seules rĂ©flexions que lui aient jamais inspirĂ©es les oiseaux.
Les chats aussi Ă©taient une de ses grandes prĂ©occupations. Quand, sur le sable des allĂ©es, il reconnaissait un piquet de chat, il nâavait plus de repos quâil ne lâeĂ»t dĂ©couvert et occis. Quelquefois, la nuit, par les beaux clairs de lune, il se levait et restait Ă lâaffĂ»t jusquâĂ lâaube. Il fallait le voir, son fusil sur lâĂ©paule, tenant par la queue un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je nâadmirai rien de si hĂ©roĂŻque, et David, ayant tuĂ© Goliath, ne dut pas avoir lâair plus enivrĂ© de triomphe. Dâun geste auguste, il jetait le chat aux pieds de la cuisiniĂšre, qui disait : « Oh ! la sale bĂȘte ! » et, aussitĂŽt, se mettait Ă le dĂ©pecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sĂ©cher, au bout dâun bĂąton, la peau quâelle vendait aux Auvergnats. Si jâinsiste autant sur des dĂ©tails en apparence insignifiants, câest que, pendant toute ma vie, jâai Ă©tĂ© obsĂ©dĂ©, hantĂ© par les histoires de chats de mon enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle impression que, maintenant encore, malgrĂ© les annĂ©es enfuies et les douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je nây songe tristement.
Une aprÚs-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon pÚre et moi. Mon pÚre avait à la main une longue canne, terminée par une brochette de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces, mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vßmes un tout petit chat, qui buvait ; nous nous dissimulùmes derriÚre une touffe de seringas.
â Petit, me dit mon pĂšre, trĂšs bas : va vite me chercher mon fusil⊠fais le tour⊠prends bien garde quâil ne te voie.
Et, sâaccroupissant, il Ă©carta, avec prĂ©caution, les brindilles du seringa, de maniĂšre Ă suivre tous les mouvements du chat qui, arc-boutĂ© sur ses pattes de devant, le col Ă©tirĂ©, frĂ©tillant de la queue, lapait lâeau du bassin et relevait la tĂȘte, de temps en temps, pour se lĂ©cher les poils et se gratter le cou.
â Allons, rĂ©pĂ©ta mon pĂšre, dĂ©guerpis.
Ce petit chat me faisait grandâpitiĂ©. Il Ă©tait si joli avec sa fourrure fauve, rayĂ©e de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa langue, pareille Ă un pĂ©tale de rose, qui pompait lâeau ! Jâaurais voulu dĂ©sobĂ©ir Ă mon pĂšre, je songeais mĂȘme Ă faire du bruit, Ă tousser, Ă froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre animal du danger. Mais mon pĂšre me regarda avec des yeux si sĂ©vĂšres que je mâĂ©loignai dans la direction de la maison. Je revins bientĂŽt avec le fusil. Le petit chat Ă©tait toujours lĂ , confiant et gai. Il avait fini de boire. Assis sur son derriĂšre, les oreilles dressĂ©es, les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans lâair le vol dâun papillon. Oh ! ce fut une minute dâindicible angoisse. Le cĆur me battait si fort que je crus que jâallais dĂ©faillir.
â Papa ! papa ! criai-je.
En mĂȘme temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de fouet.
â SacrĂ© mĂątin ! jura mon pĂšre.
Il avait visĂ© de nouveau. Je vis son doigt presser la gĂąchette ; vite, je fermai les yeux et me bouchai les oreilles⊠Pan !⊠Et jâentendis un miaulement dâabord plaintif, puis douloureux, â ah ! si douloureux ! â on eĂ»t dit le cri dâun enfant. Et le petit chat bondit, se tordit, gratta lâherbe et ne bougea plus.
Dâune absolue insignifiance dâesprit, dâun cĆur tendre, bien quâil semblĂąt indiffĂ©rent Ă tout ce qui nâĂ©tait pas ses vanitĂ©s locales et les intĂ©rĂȘts de son Ă©tude, prodigue de conseils, aimant Ă rendre service, conservateur, bien portant et gai, mon pĂšre jouissait, en toute justice, de lâuniversel respect. Ma mĂšre, une jeune fille noble des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations plus solides, des alliances plus Ă©troites avec la petite aristocratie du pays, ce quâil jugeait aussi utile quâun surcroĂźt dâargent ou quâun agrandissement de territoire. Quoique ses facultĂ©s dâobservation fussent trĂšs bornĂ©es, quâil ne se piquĂąt point dâexpliquer les Ăąmes, comme il expliquait la valeur dâun contrat de mariage et les qualitĂ©s dâun testament, mon pĂšre comprit vite toute la diffĂ©rence de race, dâĂ©ducation et de sentiment, qui le sĂ©parait de sa femme. Sâil en Ă©prouva de la tristesse, dâabord, je ne sais ; en tout cas, il ne la fit point paraĂźtre. Il se rĂ©signa. Entre lui, un peu lourdaud, ignorant, insouciant, et elle, instruite, dĂ©licate, enthousiaste, il y avait un abĂźme quâil nâessaya pas un seul instant de combler, ne sâen reconnaissant ni le dĂ©sir ni la force. Cette situation morale de deux ĂȘtres, liĂ©s ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communautĂ© de pensĂ©es et dâaspirations, ne gĂȘnait nullement mon pĂšre qui, vivant beaucoup dans son Ă©tude, se tenait pour satisfait, sâil trouvait la maison bien dirigĂ©e, les repas bien ordonnĂ©s, ses habitudes et ses manies strictement respectĂ©es ; en revanche, elle Ă©tait trĂšs pĂ©nible, trĂšs lourde au cĆur de ma mĂšre.
Ma mĂšre nâĂ©tait pas belle, encore moins jolie : mais il y avait tant de noblesse simple en son attitude, tant de grĂące naturelle dans ses gestes, une si grande bontĂ© sur ses lĂšvres un peu pĂąles et, dans ses yeux qui, tour Ă tour, se dĂ©coloraient comme un ciel dâavril et se fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si vaincu, quâon oubliait le front trop haut, bombant sous des mĂšches de cheveux irrĂ©guliĂšrement plantĂ©s, le nez trop gros, et le teint gris, mĂ©tallisĂ©, qui, parfois, se plaquait de lĂ©gĂšres couperoses. AuprĂšs dâelle, mâa dit souvent un de ses vieux amis, et je lâai, depuis, bien douloureusement compris, auprĂšs dâelle, on se sentait pĂ©nĂ©trĂ©, puis peu Ă peu envahi, puis irrĂ©sistiblement dominĂ© par un sentiment dâĂ©trange sympathie, oĂč se confondaient le respect attendri, le dĂ©sir vague, la compassion et le besoin de se dĂ©vouer. MalgrĂ© ses imperfections physiques, ou plutĂŽt Ă cause de ses imperfections mĂȘmes, elle avait le charme amer et puissant quâont certaines crĂ©atures privilĂ©giĂ©es du malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi dâirrĂ©mĂ©diable. Son enfance et sa premiĂšre jeunesse avaient Ă©tĂ© souffrantes et marquĂ©es de quelques incidents nerveux inquiĂ©tants. Mais on avait espĂ©rĂ© que le mariage, modifiant les conditions de son existence, rĂ©tablirait une santĂ© que les mĂ©decins disaient seulement atteinte par une sensitivitĂ© excessive. Il nâen fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que dĂ©velopper les germes morbides qui Ă©taient en elle, et la sensibilitĂ© sâexalta au point que ma pauvre mĂšre, entre autres phĂ©nomĂšnes alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans quâune crise ne se dĂ©clarĂąt, qui se terminait toujours par un Ă©vanouissement. De quoi souffrait-elle donc ? Pourquoi ces mĂ©lancolies, ces prostrations qui la courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil, comme une vieille paralytique ? Pourquoi ces larmes qui, tout Ă coup, lui secouaient la gorge Ă lâĂ©touffer et, pendant des heures, tombaient de ses yeux en pluie brĂ»lante ? Pourquoi ces dĂ©goĂ»ts de toute chose, que rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les priĂšres ? Elle nâeĂ»t pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du cĆur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne savait pas pourquoi un soir, devant lâĂątre, oĂč brĂ»lait un grand feu, elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier, de livrer son corps aux baisers de la flamme qui lâappelait, la fascinait, lui chantait des hymnes dâamour inconnu. Elle ne savait pas pourquoi, non plus, un autre jour, Ă la promenade, apercevant, dans un prĂ© Ă moitiĂ© fauchĂ©, un homme qui marchait, sa faux sur lâĂ©paule, elle courut vers lui, tendant les bras, criant : « Mort, ĂŽ mort bienheureuse, prends-moi, emporte-moi ! » Non, en vĂ©ritĂ©, elle ne le savait pas. Ce quâelle savait, câest quâen ces moments, lâimage de sa mĂšre, de sa mĂšre morte, Ă©tait lĂ , toujours devant elle, de sa mĂšre quâelle-mĂȘme, un dimanche matin, elle avait trouvĂ©e pendue au lustre du salon. Et elle revoyait le cadavre, qui oscillait lĂ©gĂšrement dans le vide, cette face toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusquâĂ ce rayon de soleil qui, filtrant Ă travers les persiennes closes, Ă©claboussait dâune lumiĂšre tragique la langue pendante et les lĂšvres boursouflĂ©es. Ces souffrances, ces Ă©garements, ces enivrements de la mort, sa mĂšre, sans doute, les lui avait donnĂ©s en lui donnant la vie ; câest au flanc de sa mĂšre quâelle avait puisĂ©, du sein de sa mĂšre quâelle avait aspirĂ© le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les chairs Ă©taient imprĂ©gnĂ©es, qui grisait son cerveau, rongeait son Ăąme. Dans les intervalles de calme, plus rares, Ă mesure que les jours sâĂ©coulaient, et les mois et les annĂ©es, elle pensait souvent Ă ces choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains souvenirs aux heures du prĂ©sent, en comparant les ressemblances physiques quâil y avait, entre la mĂšre morte volontairement et la fille qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de ce lugubre hĂ©ritage. Elle sâexaltait, sâabandonnait Ă cette idĂ©e quâil ne lui Ă©tait pas possible de rĂ©sister aux fatalitĂ©s de sa race, qui lui apparaissait alors, ainsi quâune longue chaĂźne de suicidĂ©s, partie de la nuit profonde, trĂšs loin, et se dĂ©roulant Ă travers les Ăąges, pour aboutir⊠oĂč ? Ă cette question, ses yeux devenaient troubles, ses tempes sâhumectaient dâune moiteur froide et ses mains se crispaient autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont elle sentait le nĆud lui meurtrir le cou et lâĂ©touffer. Chaque objet Ă©tait, Ă ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui renvoyait son image dĂ©composĂ©e et sanglante ; les branches des arbres se dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans lâeau verdie des Ă©tangs, parmi les roseaux et les nĂ©nuphars, dans la riviĂšre aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de limon.
Pendant ce temps, mon pĂšre, accroupi derriĂšre un massif de seringas, le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute consolation, il disait doucement : â « Eh bien, ma chĂ©rie, cette santĂ©, ça ne va toujours pas ? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un verre le matin, un verre le soir⊠Il nây a que cela. » Il ne se plaignait pas, ne sâemportait jamais. Sâasseyant devant son bureau, il passait en revue les paperasses que lui avait apportĂ©es, dans la journĂ©e, le secrĂ©taire de la mairie, et il les signait rapidement, dâun air de dĂ©dain : â « Tiens ! sâĂ©criait-il alors, câest comme cette sale administration, elle ferait bien mieux de sâoccuper du cultivateur, au lieu de nous embĂȘter avec toutes ses histoires⊠En voilĂ des bĂȘtises ! » Puis, il allait se coucher, rĂ©pĂ©tant dâune voix tranquille : â « Des amers, prends des amers. »
Cette rĂ©signation la troublait comme un reproche. Bien que mon pĂšre fĂ»t mĂ©diocrement Ă©levĂ©, quâelle ne trouvĂąt en lui aucun des sentiments de tendresse mĂąle ni la poĂ©sie chimĂ©rique quâelle avait rĂȘvĂ©s, elle ne pouvait nier son activitĂ© physique et cette sorte de santĂ© morale que, parfois, elle enviait, tout en en mĂ©prisant lâapplication Ă des choses quâelle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers lui, coupable envers elle-mĂȘme, coupable envers la vie, si stĂ©rilement gaspillĂ©e dans les larmes. Non seulement elle ne se mĂȘlait plus aux affaires de son mari, mais, peu Ă peu, elle se dĂ©sintĂ©ressait de ses propres devoirs de femme de mĂ©nage, laissait la maison aller au caprice des domestiques, se nĂ©gligeait au point que sa femme de chambre, la bonne et vieille Marie, qui lâavait vue naĂźtre, Ă©tait obligĂ©e souvent, en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui donner Ă manger, comme on fait dâun petit enfant au berceau. En son besoin dâisolement, elle en arriva Ă ne plus pouvoir supporter la prĂ©sence de ses parents, de ses amis, lesquels, gĂȘnĂ©s, rebutĂ©s par ce visage de plus en plus morose, cette bouche dâoĂč ne sortait jamais une parole, ce sourire contraint que crispait aussitĂŽt un involontaire tremblement des lĂšvres, espacĂšrent leurs visites et finirent par oublier complĂštement le chemin du PrieurĂ©. La religion lui devint, comme le reste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds Ă lâĂ©glise, ne priait plus, et deux PĂąques se succĂ©dĂšrent, sans quâon la vĂźt sâapprocher de la sainte table.
Alors, ma mĂšre se confina dans sa chambre, dont elle fermait les volets et tirait les rideaux, Ă©paississant autour dâelle lâobscuritĂ©. Elle passait lĂ ses journĂ©es, tantĂŽt Ă©tendue sur une chaise longue, tantĂŽt agenouillĂ©e dans un coin, la tĂȘte au mur. Et elle sâirritait, dĂšs que le moindre bruit du dehors, un claquement de porte, un glissement de savates le long du corridor, le hennissement dâun cheval dans la cour, venaient troubler son noviciat du nĂ©ant. HĂ©las ! que faire Ă tout cela ? Pendant longtemps, elle avait luttĂ© contre le mal inconnu, et le mal, plus fort quâelle, lâavait terrassĂ©e. Maintenant, sa volontĂ© Ă©tait paralysĂ©e. Elle nâĂ©tait plus libre de se relever ni dâagir. Une force mystĂ©rieuse la dominait, qui lui faisait les mains inertes, le cerveau brouillĂ©, le cĆur vacillant comme une petite flamme fumeuse, battue des vents ; et, loin de se dĂ©fendre, elle recherchait les occasions de sâenfoncer plus avant dans la souffrance, goĂ»tait, avec une sorte dâexaltation perverse, les effroyables dĂ©lices de son anĂ©antissement.
DĂ©rangĂ© dans lâĂ©conomie de son existence domestique, mon pĂšre se dĂ©cida, enfin, Ă sâinquiĂ©ter des progrĂšs dâune maladie qui passait son entendement. Il eut toutes les peines du monde Ă faire accepter Ă ma mĂšre lâidĂ©e dâun voyage Ă Paris, afin de « consulter les princes de la science ». Le voyage fut navrant. Des trois mĂ©decins cĂ©lĂšbres, chez lesquels il la conduisit, le premier dĂ©clara que ma mĂšre Ă©tait anĂ©mique, et prescrivit un rĂ©gime fortifiant ; le second, quâelle Ă©tait atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un rĂ©gime dĂ©bilitant. Le troisiĂšme affirma « que ce nâĂ©tait rien » et recommanda de la tranquillitĂ© dâesprit.
Personne nâavait vu clair dans cette Ăąme. Elle-mĂȘme sâignorait. ObsĂ©dĂ©e par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne pouvait dĂ©brouiller, avec nettetĂ©, ce qui sâagitait confusĂ©ment dans le secret de son ĂȘtre, ni ce qui, depuis son enfance, sây Ă©tait amassĂ© dâardeurs vagues, dâaspirations prisonniĂšres, de rĂȘves captifs. Elle Ă©tait pareille au jeune oiseau qui, sans rien dĂ©mĂȘler Ă lâobscur et nostalgique besoin qui le pousse ve...