Le Calvaire
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Le Calvaire

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À propos de ce livre

L'enfance de Jean-François Marie Mintié fut morose, aupres d'un pere falot et d'une mere névrosée qui meurt prématurément. Plus tard, Paris le déçoit, ville malsaine ou les femmes le dégoutent. Il s'engage alors dans l'armée. La, il découvre un monde de cruauté et de misere, et tue pour la premiere fois. De retour chez lui, il apprend la mort de son pere. A Paris, Mintié, devenu écrivain, rencontre Juliette Roux dans l'atelier de son ami, le peintre Lirat, esprit fort et original. Pour celui-ci, Juliette est une femme entretenue, vicieuse et méprisable comme toutes les femmes. Mais le souvenir de Juliette hante Mintié: est-elle réellement dépravée? Et lui, que connaßt-il de l'amour? Que fut sa vie, si ce n'est un échec?...
La voix de Mirbeau est ici tout a fait particuliere: réaliste, mais avec une ironie et un lyrisme douloureux, d'autant plus sincere qu'elle se rattache a l'autobiographie de l'auteur.

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635260300

Chapitre 1

Je suis nĂ©, un soir d’Octobre, Ă  Saint-Michel-les-HĂȘtres, petit bourg du dĂ©partement de l’Orne, et je fus aussitĂŽt baptisĂ© aux noms de Jean-François-Marie MintiĂ©. Pour fĂȘter, comme il convenait, cette entrĂ©e dans le monde, mon parrain, qui Ă©tait mon oncle, distribua beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins du pays, rĂ©unis sur les marches de l’église. L’un d’eux, en se battant avec ses camarades, tomba sur le coupant d’une pierre, si malheureusement qu’il se fendit le crĂąne et mourut le lendemain. Quant Ă  mon oncle, rentrĂ© chez lui, il prit la fiĂšvre typhoĂŻde et trĂ©passa quelques semaines aprĂšs. Ma bonne, la vieille Marie, m’a souvent contĂ© ces incidents, avec orgueil et admiration.
Saint-Michel-les-HĂȘtres est situĂ© Ă  l’orĂ©e d’une grande forĂȘt de l’État, la forĂȘt de Tourouvre. Bien qu’il compte quinze cents habitants, il ne fait pas plus de bruit que n’en font, dans la campagne, par une calme journĂ©e, les arbres, les herbes et les blĂ©s. Une futaie de hĂȘtres gĂ©ants, qui s’empourprent Ă  l’automne, l’abrite contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont, descendant la pente du coteau, gagner la vallĂ©e large et toujours verte, oĂč l’on voit errer les bƓufs, par troupeaux. La riviĂšre d’Huisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement dans les prairies, que sĂ©parent l’une de l’autre des rangĂ©es de hauts peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins s’échelonnent sur son cours, clairs, parmi les bouquets d’aulnes. De l’autre cĂŽtĂ© de la vallĂ©e, ce sont les champs, avec les lignes gĂ©omĂ©triques de leurs haies et leurs pommiers qui vagabondent. L’horizon s’égaie de petites fermes roses, de petits villages qu’on aperçoit, de-ci, de-lĂ , Ă  travers des verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, Ă  cause de la proximitĂ© de la forĂȘt, vont et viennent les corbeaux et les choucas au bec jaune.
Ma famille habitait, Ă  l’extrĂ©mitĂ© du pays, en face de l’église, trĂšs ancienne et branlante, une vieille et curieuse maison qu’on appelait le PrieurĂ©, – dĂ©pendance d’une abbaye qui fut dĂ©truite par la RĂ©volution et dont il ne restait que deux ou trois pans de murs croulants, couverts de lierre. Je revois sans attendrissement, mais avec nettetĂ©, les moindres dĂ©tails de ces lieux oĂč mon enfance s’écoula. Je revois la grille toute dĂ©jetĂ©e qui s’ouvrait, en grinçant, sur une grande cour qu’ornaient une pelouse teigneuse, deux sorbiers chĂ©tifs, hantĂ©s des merles, des marronniers trĂšs vieux et si gros de tronc que les bras de quatre hommes – disait orgueilleusement mon pĂšre, Ă  chaque visiteur, – n’eussent point suffi Ă  les embrasser. Je revois la maison, avec ses murs de brique, moroses, renfrognĂ©s, son perron en demi-cercle oĂč s’étiolaient des gĂ©raniums, ses fenĂȘtres inĂ©gales qui ressemblaient Ă  des trous, son toit trĂšs en pente, terminĂ© par une girouette qui ululait Ă  la brise comme un hibou. DerriĂšre la maison, je revois le bassin oĂč baignaient des arums bourbeux, oĂč se jouaient des carpes maigres, aux Ă©cailles blanches ; je revois le sombre rideau de sapins qui cachait les communs, la basse-cour, l’étude que mon pĂšre avait fait bĂątir en bordure d’un chemin longeant la propriĂ©tĂ©, de façon que le va-et-vient des clients et des clercs ne troublĂąt point le silence de l’habitation. Je revois le parc, ses arbres Ă©normes, bizarrement tordus, mangĂ©s de polypes et de mousses, que reliaient entre eux les lianes enchevĂȘtrĂ©es, et les allĂ©es, jamais ratissĂ©es, oĂč des bancs de pierre effritĂ©e se dressaient, de place en place, comme de vieilles tombes. Et je me revois aussi, chĂ©tif, en sarrau de lustrine, courir Ă  travers cette tristesse des choses dĂ©laissĂ©es, me dĂ©chirer aux ronces, tourmenter les bĂȘtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journĂ©es entiĂšres, au potager, FĂ©lix, qui nous servait de jardinier, de valet de chambre et de cocher.
Les annĂ©es et les annĂ©es ont passĂ© ; tout est mort de ce que j’ai aimĂ© ; tout s’est renouvelĂ© de ce que j’ai connu ; l’église est rebĂątie, elle a un portail ouvragĂ©, des fenĂȘtres en ogive, de riches gargouilles qui figurent des gueules embrasĂ©es de dĂ©mons ; son clocher de pierre neuve rit gaĂźment dans l’azur ; Ă  la place de la vieille maison, s’élĂšve un prĂ©tentieux chalet, construit par le nouvel acquĂ©reur, qui a multipliĂ©, dans l’enclos, les boules de verre coloriĂ©, les cascades rĂ©duites et les Amours en plĂątre encrassĂ©s par la pluie. Mais les choses et les ĂȘtres me restent gravĂ©s dans le souvenir, si profondĂ©ment, que le temps n’a pu en user l’agate dure.
Je veux, dĂšs maintenant, parler de mes parents, non tels que je les voyais enfant, mais tels qu’ils m’apparaissent aujourd’hui, complĂ©tĂ©s par le souvenir, humanisĂ©s par les rĂ©vĂ©lations et les confidences, dans toute la cruditĂ© de lumiĂšre, dans toute la sincĂ©ritĂ© d’impression que redonnent, aux figures trop vite aimĂ©es et de trop prĂšs connues, les leçons inflexibles de la vie.
Mon pĂšre Ă©tait notaire. Depuis un temps immĂ©morial, cela se passait ainsi chez les MintiĂ©. Il eĂ»t semblĂ© monstrueux et tout Ă  fait rĂ©volutionnaire qu’un MintiĂ© osĂąt interrompre cette tradition familiale, et qu’il reniĂąt les panonceaux de bois dorĂ©, lesquels se transmettaient, pareils Ă  un titre de noblesse, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, religieusement. À Saint-Michel-les-HĂȘtres, et dans les contrĂ©es avoisinantes, mon pĂšre occupait une situation que les souvenirs laissĂ©s par ses ancĂȘtres, ses allures rondes de bourgeois campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller gĂ©nĂ©ral, supplĂ©ant du juge de paix, vice-prĂ©sident du comice agricole, membre de nombreuses sociĂ©tĂ©s agronomiques et forestiĂšres, il ne nĂ©gligeait aucun de ces petits et ambitionnĂ©s honneurs de la vie provinciale qui donnent le prestige et dĂ©terminent l’influence. C’était un excellent homme, trĂšs honnĂȘte et trĂšs doux, et qui avait la manie de tuer. Il ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n’importe quoi de vivant, qu’il ne fĂ»t pris aussitĂŽt du dĂ©sir Ă©trange de le dĂ©truire. Il faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils une chasse impitoyable, une guerre acharnĂ©e de trappeur. FĂ©lix Ă©tait chargĂ© de le prĂ©venir, dĂšs qu’apparaissait un oiseau dans le parc et mon pĂšre quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer l’oiseau. Souvent, il s’embusquait, des heures entiĂšres, immobile, derriĂšre un arbre oĂč le jardinier lui avait signalĂ© une petite mĂ©sange Ă  tĂȘte bleue. À la promenade, chaque fois qu’il apercevait un oiseau sur une branche, s’il n’avait pas son fusil, il le visait avec sa canne et ne manquait jamais de dire : « Pan ! il y Ă©tait, le mĂątin ! » ou bien : « Pan ! je l’aurais ratĂ©, pour sĂ»r, c’est trop loin. » Ce sont les seules rĂ©flexions que lui aient jamais inspirĂ©es les oiseaux.
Les chats aussi Ă©taient une de ses grandes prĂ©occupations. Quand, sur le sable des allĂ©es, il reconnaissait un piquet de chat, il n’avait plus de repos qu’il ne l’eĂ»t dĂ©couvert et occis. Quelquefois, la nuit, par les beaux clairs de lune, il se levait et restait Ă  l’affĂ»t jusqu’à l’aube. Il fallait le voir, son fusil sur l’épaule, tenant par la queue un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n’admirai rien de si hĂ©roĂŻque, et David, ayant tuĂ© Goliath, ne dut pas avoir l’air plus enivrĂ© de triomphe. D’un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de la cuisiniĂšre, qui disait : « Oh ! la sale bĂȘte ! » et, aussitĂŽt, se mettait Ă  le dĂ©pecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sĂ©cher, au bout d’un bĂąton, la peau qu’elle vendait aux Auvergnats. Si j’insiste autant sur des dĂ©tails en apparence insignifiants, c’est que, pendant toute ma vie, j’ai Ă©tĂ© obsĂ©dĂ©, hantĂ© par les histoires de chats de mon enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle impression que, maintenant encore, malgrĂ© les annĂ©es enfuies et les douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n’y songe tristement.
Une aprÚs-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon pÚre et moi. Mon pÚre avait à la main une longue canne, terminée par une brochette de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces, mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vßmes un tout petit chat, qui buvait ; nous nous dissimulùmes derriÚre une touffe de seringas.
– Petit, me dit mon pùre, trùs bas : va vite me chercher mon fusil
 fais le tour
 prends bien garde qu’il ne te voie.
Et, s’accroupissant, il Ă©carta, avec prĂ©caution, les brindilles du seringa, de maniĂšre Ă  suivre tous les mouvements du chat qui, arc-boutĂ© sur ses pattes de devant, le col Ă©tirĂ©, frĂ©tillant de la queue, lapait l’eau du bassin et relevait la tĂȘte, de temps en temps, pour se lĂ©cher les poils et se gratter le cou.
– Allons, rĂ©pĂ©ta mon pĂšre, dĂ©guerpis.
Ce petit chat me faisait grand’pitiĂ©. Il Ă©tait si joli avec sa fourrure fauve, rayĂ©e de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa langue, pareille Ă  un pĂ©tale de rose, qui pompait l’eau ! J’aurais voulu dĂ©sobĂ©ir Ă  mon pĂšre, je songeais mĂȘme Ă  faire du bruit, Ă  tousser, Ă  froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre animal du danger. Mais mon pĂšre me regarda avec des yeux si sĂ©vĂšres que je m’éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientĂŽt avec le fusil. Le petit chat Ă©tait toujours lĂ , confiant et gai. Il avait fini de boire. Assis sur son derriĂšre, les oreilles dressĂ©es, les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l’air le vol d’un papillon. Oh ! ce fut une minute d’indicible angoisse. Le cƓur me battait si fort que je crus que j’allais dĂ©faillir.
– Papa ! papa ! criai-je.
En mĂȘme temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de fouet.
– SacrĂ© mĂątin ! jura mon pĂšre.
Il avait visĂ© de nouveau. Je vis son doigt presser la gĂąchette ; vite, je fermai les yeux et me bouchai les oreilles
 Pan !
 Et j’entendis un miaulement d’abord plaintif, puis douloureux, – ah ! si douloureux ! – on eĂ»t dit le cri d’un enfant. Et le petit chat bondit, se tordit, gratta l’herbe et ne bougea plus.
D’une absolue insignifiance d’esprit, d’un cƓur tendre, bien qu’il semblĂąt indiffĂ©rent Ă  tout ce qui n’était pas ses vanitĂ©s locales et les intĂ©rĂȘts de son Ă©tude, prodigue de conseils, aimant Ă  rendre service, conservateur, bien portant et gai, mon pĂšre jouissait, en toute justice, de l’universel respect. Ma mĂšre, une jeune fille noble des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations plus solides, des alliances plus Ă©troites avec la petite aristocratie du pays, ce qu’il jugeait aussi utile qu’un surcroĂźt d’argent ou qu’un agrandissement de territoire. Quoique ses facultĂ©s d’observation fussent trĂšs bornĂ©es, qu’il ne se piquĂąt point d’expliquer les Ăąmes, comme il expliquait la valeur d’un contrat de mariage et les qualitĂ©s d’un testament, mon pĂšre comprit vite toute la diffĂ©rence de race, d’éducation et de sentiment, qui le sĂ©parait de sa femme. S’il en Ă©prouva de la tristesse, d’abord, je ne sais ; en tout cas, il ne la fit point paraĂźtre. Il se rĂ©signa. Entre lui, un peu lourdaud, ignorant, insouciant, et elle, instruite, dĂ©licate, enthousiaste, il y avait un abĂźme qu’il n’essaya pas un seul instant de combler, ne s’en reconnaissant ni le dĂ©sir ni la force. Cette situation morale de deux ĂȘtres, liĂ©s ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communautĂ© de pensĂ©es et d’aspirations, ne gĂȘnait nullement mon pĂšre qui, vivant beaucoup dans son Ă©tude, se tenait pour satisfait, s’il trouvait la maison bien dirigĂ©e, les repas bien ordonnĂ©s, ses habitudes et ses manies strictement respectĂ©es ; en revanche, elle Ă©tait trĂšs pĂ©nible, trĂšs lourde au cƓur de ma mĂšre.
Ma mĂšre n’était pas belle, encore moins jolie : mais il y avait tant de noblesse simple en son attitude, tant de grĂące naturelle dans ses gestes, une si grande bontĂ© sur ses lĂšvres un peu pĂąles et, dans ses yeux qui, tour Ă  tour, se dĂ©coloraient comme un ciel d’avril et se fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si vaincu, qu’on oubliait le front trop haut, bombant sous des mĂšches de cheveux irrĂ©guliĂšrement plantĂ©s, le nez trop gros, et le teint gris, mĂ©tallisĂ©, qui, parfois, se plaquait de lĂ©gĂšres couperoses. AuprĂšs d’elle, m’a dit souvent un de ses vieux amis, et je l’ai, depuis, bien douloureusement compris, auprĂšs d’elle, on se sentait pĂ©nĂ©trĂ©, puis peu Ă  peu envahi, puis irrĂ©sistiblement dominĂ© par un sentiment d’étrange sympathie, oĂč se confondaient le respect attendri, le dĂ©sir vague, la compassion et le besoin de se dĂ©vouer. MalgrĂ© ses imperfections physiques, ou plutĂŽt Ă  cause de ses imperfections mĂȘmes, elle avait le charme amer et puissant qu’ont certaines crĂ©atures privilĂ©giĂ©es du malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi d’irrĂ©mĂ©diable. Son enfance et sa premiĂšre jeunesse avaient Ă©tĂ© souffrantes et marquĂ©es de quelques incidents nerveux inquiĂ©tants. Mais on avait espĂ©rĂ© que le mariage, modifiant les conditions de son existence, rĂ©tablirait une santĂ© que les mĂ©decins disaient seulement atteinte par une sensitivitĂ© excessive. Il n’en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que dĂ©velopper les germes morbides qui Ă©taient en elle, et la sensibilitĂ© s’exalta au point que ma pauvre mĂšre, entre autres phĂ©nomĂšnes alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans qu’une crise ne se dĂ©clarĂąt, qui se terminait toujours par un Ă©vanouissement. De quoi souffrait-elle donc ? Pourquoi ces mĂ©lancolies, ces prostrations qui la courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil, comme une vieille paralytique ? Pourquoi ces larmes qui, tout Ă  coup, lui secouaient la gorge Ă  l’étouffer et, pendant des heures, tombaient de ses yeux en pluie brĂ»lante ? Pourquoi ces dĂ©goĂ»ts de toute chose, que rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les priĂšres ? Elle n’eĂ»t pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du cƓur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne savait pas pourquoi un soir, devant l’ñtre, oĂč brĂ»lait un grand feu, elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier, de livrer son corps aux baisers de la flamme qui l’appelait, la fascinait, lui chantait des hymnes d’amour inconnu. Elle ne savait pas pourquoi, non plus, un autre jour, Ă  la promenade, apercevant, dans un prĂ© Ă  moitiĂ© fauchĂ©, un homme qui marchait, sa faux sur l’épaule, elle courut vers lui, tendant les bras, criant : « Mort, ĂŽ mort bienheureuse, prends-moi, emporte-moi ! » Non, en vĂ©ritĂ©, elle ne le savait pas. Ce qu’elle savait, c’est qu’en ces moments, l’image de sa mĂšre, de sa mĂšre morte, Ă©tait lĂ , toujours devant elle, de sa mĂšre qu’elle-mĂȘme, un dimanche matin, elle avait trouvĂ©e pendue au lustre du salon. Et elle revoyait le cadavre, qui oscillait lĂ©gĂšrement dans le vide, cette face toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusqu’à ce rayon de soleil qui, filtrant Ă  travers les persiennes closes, Ă©claboussait d’une lumiĂšre tragique la langue pendante et les lĂšvres boursouflĂ©es. Ces souffrances, ces Ă©garements, ces enivrements de la mort, sa mĂšre, sans doute, les lui avait donnĂ©s en lui donnant la vie ; c’est au flanc de sa mĂšre qu’elle avait puisĂ©, du sein de sa mĂšre qu’elle avait aspirĂ© le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les chairs Ă©taient imprĂ©gnĂ©es, qui grisait son cerveau, rongeait son Ăąme. Dans les intervalles de calme, plus rares, Ă  mesure que les jours s’écoulaient, et les mois et les annĂ©es, elle pensait souvent Ă  ces choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains souvenirs aux heures du prĂ©sent, en comparant les ressemblances physiques qu’il y avait, entre la mĂšre morte volontairement et la fille qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de ce lugubre hĂ©ritage. Elle s’exaltait, s’abandonnait Ă  cette idĂ©e qu’il ne lui Ă©tait pas possible de rĂ©sister aux fatalitĂ©s de sa race, qui lui apparaissait alors, ainsi qu’une longue chaĂźne de suicidĂ©s, partie de la nuit profonde, trĂšs loin, et se dĂ©roulant Ă  travers les Ăąges, pour aboutir
 oĂč ? À cette question, ses yeux devenaient troubles, ses tempes s’humectaient d’une moiteur froide et ses mains se crispaient autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont elle sentait le nƓud lui meurtrir le cou et l’étouffer. Chaque objet Ă©tait, Ă  ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui renvoyait son image dĂ©composĂ©e et sanglante ; les branches des arbres se dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans l’eau verdie des Ă©tangs, parmi les roseaux et les nĂ©nuphars, dans la riviĂšre aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de limon.
Pendant ce temps, mon pĂšre, accroupi derriĂšre un massif de seringas, le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute consolation, il disait doucement : – « Eh bien, ma chĂ©rie, cette santĂ©, ça ne va toujours pas ? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un verre le matin, un verre le soir
 Il n’y a que cela. » Il ne se plaignait pas, ne s’emportait jamais. S’asseyant devant son bureau, il passait en revue les paperasses que lui avait apportĂ©es, dans la journĂ©e, le secrĂ©taire de la mairie, et il les signait rapidement, d’un air de dĂ©dain : – « Tiens ! s’écriait-il alors, c’est comme cette sale administration, elle ferait bien mieux de s’occuper du cultivateur, au lieu de nous embĂȘter avec toutes ses histoires
 En voilĂ  des bĂȘtises ! » Puis, il allait se coucher, rĂ©pĂ©tant d’une voix tranquille : – « Des amers, prends des amers. »
Cette rĂ©signation la troublait comme un reproche. Bien que mon pĂšre fĂ»t mĂ©diocrement Ă©levĂ©, qu’elle ne trouvĂąt en lui aucun des sentiments de tendresse mĂąle ni la poĂ©sie chimĂ©rique qu’elle avait rĂȘvĂ©s, elle ne pouvait nier son activitĂ© physique et cette sorte de santĂ© morale que, parfois, elle enviait, tout en en mĂ©prisant l’application Ă  des choses qu’elle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers lui, coupable envers elle-mĂȘme, coupable envers la vie, si stĂ©rilement gaspillĂ©e dans les larmes. Non seulement elle ne se mĂȘlait plus aux affaires de son mari, mais, peu Ă  peu, elle se dĂ©sintĂ©ressait de ses propres devoirs de femme de mĂ©nage, laissait la maison aller au caprice des domestiques, se nĂ©gligeait au point que sa femme de chambre, la bonne et vieille Marie, qui l’avait vue naĂźtre, Ă©tait obligĂ©e souvent, en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui donner Ă  manger, comme on fait d’un petit enfant au berceau. En son besoin d’isolement, elle en arriva Ă  ne plus pouvoir supporter la prĂ©sence de ses parents, de ses amis, lesquels, gĂȘnĂ©s, rebutĂ©s par ce visage de plus en plus morose, cette bouche d’oĂč ne sortait jamais une parole, ce sourire contraint que crispait aussitĂŽt un involontaire tremblement des lĂšvres, espacĂšrent leurs visites et finirent par oublier complĂštement le chemin du PrieurĂ©. La religion lui devint, comme le reste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds Ă  l’église, ne priait plus, et deux PĂąques se succĂ©dĂšrent, sans qu’on la vĂźt s’approcher de la sainte table.
Alors, ma mĂšre se confina dans sa chambre, dont elle fermait les volets et tirait les rideaux, Ă©paississant autour d’elle l’obscuritĂ©. Elle passait lĂ  ses journĂ©es, tantĂŽt Ă©tendue sur une chaise longue, tantĂŽt agenouillĂ©e dans un coin, la tĂȘte au mur. Et elle s’irritait, dĂšs que le moindre bruit du dehors, un claquement de porte, un glissement de savates le long du corridor, le hennissement d’un cheval dans la cour, venaient troubler son noviciat du nĂ©ant. HĂ©las ! que faire Ă  tout cela ? Pendant longtemps, elle avait luttĂ© contre le mal inconnu, et le mal, plus fort qu’elle, l’avait terrassĂ©e. Maintenant, sa volontĂ© Ă©tait paralysĂ©e. Elle n’était plus libre de se relever ni d’agir. Une force mystĂ©rieuse la dominait, qui lui faisait les mains inertes, le cerveau brouillĂ©, le cƓur vacillant comme une petite flamme fumeuse, battue des vents ; et, loin de se dĂ©fendre, elle recherchait les occasions de s’enfoncer plus avant dans la souffrance, goĂ»tait, avec une sorte d’exaltation perverse, les effroyables dĂ©lices de son anĂ©antissement.
DĂ©rangĂ© dans l’économie de son existence domestique, mon pĂšre se dĂ©cida, enfin, Ă  s’inquiĂ©ter des progrĂšs d’une maladie qui passait son entendement. Il eut toutes les peines du monde Ă  faire accepter Ă  ma mĂšre l’idĂ©e d’un voyage Ă  Paris, afin de « consulter les princes de la science ». Le voyage fut navrant. Des trois mĂ©decins cĂ©lĂšbres, chez lesquels il la conduisit, le premier dĂ©clara que ma mĂšre Ă©tait anĂ©mique, et prescrivit un rĂ©gime fortifiant ; le second, qu’elle Ă©tait atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un rĂ©gime dĂ©bilitant. Le troisiĂšme affirma « que ce n’était rien » et recommanda de la tranquillitĂ© d’esprit.
Personne n’avait vu clair dans cette Ăąme. Elle-mĂȘme s’ignorait. ObsĂ©dĂ©e par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne pouvait dĂ©brouiller, avec nettetĂ©, ce qui s’agitait confusĂ©ment dans le secret de son ĂȘtre, ni ce qui, depuis son enfance, s’y Ă©tait amassĂ© d’ardeurs vagues, d’aspirations prisonniĂšres, de rĂȘves captifs. Elle Ă©tait pareille au jeune oiseau qui, sans rien dĂ©mĂȘler Ă  l’obscur et nostalgique besoin qui le pousse ve...

Table des matiĂšres

  1. Titre
  2. Chapitre 1
  3. Chapitre 2
  4. Chapitre 3
  5. Chapitre 4
  6. Chapitre 5
  7. Chapitre 6
  8. Chapitre 7
  9. Chapitre 8
  10. Chapitre 9
  11. Chapitre 10
  12. Chapitre 11
  13. Chapitre 12
  14. Notes de bas de page