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« La différence de peuple à peuple
nâest pas moins forte dâhomme Ă homme. »
Rivarol.
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Jâai toujours Ă©tĂ© curieux. La curiositĂ© est,
depuis mon plus jeune Ăąge, la passion dominante de ma vie. Je
lâavoue ici, parce quâil me faut bien expliquer comment jâai Ă©tĂ©
mĂȘlĂ© aux Ă©vĂ©nements dont jâai rĂ©solu de faire le rĂ©cit ; mais
je lâavoue sans honte, ni complaisance. Je ne peux voir dans ce
trait essentiel de mon caractÚre ni un travers, ni une qualité, et
les moralistes perdraient leur temps avec moi, soit quâils eussent
lâintention de me blĂąmer, soit de me donner en exemple Ă
autrui.
Je dois ajouter cependant, par Ă©gard pour
certains esprits scrupuleux, que cette curiosité est absolument
désintéressée. Mes amis goûtent mon silence, et ce que je sais ne
court pas les routes. Elle nâa pas non plus ce caractĂšre douteux ou
Ă©quivoque quâelle prend volontiers chez eux qui la pratiquent
exclusivement. Aucune malveillance, aucune bassesse dâesprit ne se
mĂȘlent Ă elle. Je crois quâelle provient uniquement du goĂ»t que
jâai pour la vie humaine. Une sorte de sympathie irrĂ©sistible nâa
toujours entraßné vers tous ceux que le hasard des circonstances me
faisait rencontrer. Chez la plupart des ĂȘtres, cette sympathie
repose sur des affinités intellectuelles ou morales, des parentés
de goût ou de nature. Pour moi, rien de tout cela ne compte. Je me
plais avec les gens que je rencontre parce quâils sont lĂ , en face
de moi, eux-mĂȘmes et personne dâautre, et que ce qui me paraĂźt
alors le plus passionnant, câest justement ce quâils possĂšdent
dâessentiel, dâunique, la forme spĂ©ciale de leur esprit, de leur
caractÚre et de leur destinée.
Au fond, câest pour moi un vĂ©ritable plaisir
que de mâintroduire dans la vie dâautrui. Je le fais spontanĂ©ment
et sans le vouloir. Il me serait agrĂ©able dâaider de mon expĂ©rience
ou de mon appui ces inconnus qui deviennent si vite mes amis, de
travailler Ă leur bonheur. Jâoublie mes soucis, mes chagrins, je
partage leurs joies, leurs peines, je les aime en un mot, et je vis
ainsi mille vies, toutes plus belles, plus variées, plus émouvantes
les unes que les autres !
Cette Ă©trange passion mâa donnĂ© de curieuses
relations, des amitiĂ©s prĂ©cieuses et bizarres, et jâaurais un fort
gros volume à écrire si je voulais en faire un récit complet ;
mais mon ambition ne sâĂ©lĂšve pas si haut : il me suffira de
relater ici aussi rapidement que possible ce que jâai appris des
mĆurs et du caractĂšre de M. ValĂšre Bouldouyr, afin dâaider les
chroniqueurs, si jamais il sâen trouve un qui, Ă lâexemple de Paul
de Musset ou de Charles Monselet, veuille tracer une galerie de
portraits dâaprĂšs les excentriques de notre temps.
Ă lâĂ©poque oĂč je fis sa connaissance, je
venais de quitter lâappartement que jâhabitais dans lâĂźle
Saint-Louis pour me fixer au Palais-Royal.
Ce quartier me plaisait parce quâil a Ă la
fois dâisolĂ© et de populaire. Les maisons qui encadrent le jardin
ont belle apparence, avec leurs façades réguliÚres, leurs
pilastres, et ce balcon qui court sur trois cĂŽtĂ©s, exhaussant, Ă
intervalles égaux, un vase noirci par le temps ; mais tout
autour, ce ne sont encore que rues Ă©troites et tournantes, places
provinciales, passages vitrés aux boutiques vieillottes, recoins
bizarres, boutiques inattendues. Les gens du quartier semblent y
vivre, comme ils le feraient Ă Castres ou Ă Langres, sans rien
savoir de lâĂ©norme vie qui grouille Ă deux pas dâeux, et Ă laquelle
ils ne sâintĂ©ressent guĂšre. Ils ont tous, plus ou moins, des choses
de ce monde la mĂȘme opinion que mon coiffeur, M. Delavigne,
qui, un matin oĂč un ministre de la Guerre, alors fameux, fut tuĂ© en
assistant Ă un dĂ©part dâaĂ©roplanes, se pencha vers moi et me dit,
tout Ă©mu, tandis quâil me barbouillait le menton de
mousse :
â Quand on pense, monsieur, que cela aurait pu
arriver Ă quelquâun du quartier !
Delavigne fut le premier dâailleurs Ă me faire
apprécier les charmes du mien. Il tenait boutique dans un de ces
passages que jâai citĂ©s tantĂŽt et que beaucoup de Parisiens ne
connaissent mĂȘme pas. Sa devanture attirait les regards par une
grande assemblĂ©e de ces tĂȘtes de cire au visage si inexpressif
quâon peut les coiffer de nâimporte quelle perruque sans modifier
en rien leur physionomie.
Quand on entrait dans le magasin, il Ă©tait
généralement vide ; M. Delavigne se souciait peu
dâattendre des heures entiĂšres des chalands incertains. Lorsquâil
sortait, il ne fermait mĂȘme pas sa porte, tant il avait confiance
dans lâhonnĂȘtetĂ© de ses voisins. Dâailleurs, quâeĂ»t-on volĂ© Ă
M. Delavigne ?
Trois piĂšces, qui se suivaient et qui Ă©taient
fort exiguës, composaient tout son domaine. La premiÚre contenait
les lavabos ; la seconde, des armoires oĂč jâappris plus tard
quâil enfermait ses postiches ; pour la troisiĂšme, je nâai
jamais su Ă quoi elle pouvait servir.
Trouvait-on M. Delavigne ? Il vous
recevait avec un sourire suave et vous priait de lâattendre, car il
était en général fort occupé à de copieux bavardages. De curieuses
personnes causaient avec lui dans lâarriĂšre-boutique, quelquefois,
de bonnes gens qui venaient chercher perruque, mais aussi des
marchandes à la toilette, des courtiÚres du Mont-de-Piété, de vieux
beaux encore solennels. Jâai souvent soupçonnĂ© M. Delavigne de
faire un peu tous les métiers ; mais je dois avouer que je
nâai rien surpris de suspect dans ses actes, et je crois quâil
avait seulement lâamour immodĂ©rĂ© des dominos, passion Ă laquelle il
se livrait dans un cafĂ© voisin, qui sâappelait et sâappelle
encore : Ă la Promenade de VĂ©nus. Je nâais jamais pu
passer devant cet endroit sans imaginer que jâallais dĂ©barquer Ă
Paphos ou Ă Amathonte.
â Monsieur, me disait souvent
M. Delavigne avec mĂ©lancolie, il nây a vraiment quâun emploi
pour lequel je ne me sente aucune disposition : câest celui
que jâexerce ! Rien ne mâennuie plus que de faire un
« complet », ou mĂȘme une barbe, et Ă la seule idĂ©e dâun
shampoing, sauf votre respect, le cĆur me lĂšve de dĂ©goĂ»t !
â Aviez-vous une autre vocation, monsieur
Delavigne ?
â Aucune, monsieur Salerne, mais jâaimerais
assez ĂȘtre souffleur Ă la ComĂ©die-Française, ou, sauf votre
respect, greffier du tribunal. Je crois que, dans ce métier-là , on
a un costume Ă©tonnant, avec de lâhermine qui pend quelque part. Il
me plairait aussi beaucoup dâĂȘtre poĂšte comme cet Ă©crivain dont je
porte le nom, paraĂźt-il, et qui Ă©tait peut-ĂȘtre un de mes
ancĂȘtresâŠ
â PoĂšte, monsieur Delavigne ?
Peste ! Vous voici bien ambitieux !
â Monsieur Salerne croit-il que je suis
insensible ? Non, non, on peut ĂȘtre coiffeur et avoir ses
déceptions, ses désillusions, tout comme un autre. Nous habitons un
monde, monsieur, oĂč le cĆur nâa pas sa rĂ©compense !
On le voit, je prenais plaisir aux propos de
M. Delavigne. Sous cette fleur de bonne compagnie, qui leur
donnait tant de charme, je retrouvais un type en quelque sorte
national, sentencieux, aimant Ă moraliser, vaniteux, au moment mĂȘme
quâil mĂ©prisait le plus son caractĂšre et son Ă©tat ; avec cela,
sentimental et toujours déçu par quelque chose. Deux ou trois
journaux traĂźnaient dans sa boutique, dont jâai su depuis quâil ne
lisait que les renseignements mondains.
â Monsieur Salerne, me disait-il, voyez-vous,
ce que jâaurais aimĂ© dans la vie, moi, câest la sociĂ©tĂ© des gens du
monde. Je nâĂ©tais pas nĂ© pour remplir un rĂŽle social aussi
infime.
Et il répétait comme un morceau poétique,
comme le refrain dâune romance, un Ă©cho recueilli dans le
Gaulois ou dans Excelsior : « Grand bal
hier donnĂ© chez la princesse LannesâŠÂ »
Ses distractions Ă©taient honnĂȘtes il se
plaisait à passer la soirée au cinéma ou au café-concert. Et
souvent, en me faisant la barbe, me chantait-il quelque couplet
tendre ou galant, dâune voix juste, mais un peu chevrotante. Le
printemps venu, chaque dimanche, il courait la banlieue, sans doute
avec dâaimables personnes, dont il nâosait pas me parler autrement
que par des allusions mystérieuses ; et le lundi, je voyais sa
boutique toute fleurie de ces grandes branches de lilas, que la
poussiÚre et les cahots du chemin de fer ont fripées et qui
pendent.
â Jâai la superstition du lilas, me
confiait-il alors, celle du muguet aussi. Quand jâen cueille, â et
je sais ce que les dĂ©sillusions ont de plus amer, monsieur, â eh
bien ! je ne peux pas croire que lâamour ne finira pas par me
rendre heureux ! Jâai un ami Ă La Promenade de
VĂ©nus,qui me raille quand je parle ainsi, mais est-ce un mal
que de garder sa pointe dâillusion ? Je peux vous avouer cela,
nâest-ce pas ? Monsieur, car je vous connais bien, malgrĂ©
votre rĂ©serve, vous ĂȘtes un dĂ©licat comme moi !
Avouez-le, comment nâeussĂ©-je pas Ă©tĂ© flattĂ©
par une telle appréciation ?
Le jour mĂȘme oĂč elle me fut faite, je
rencontrai pour la premiÚre fois M. ValÚre Bouldouyr.