Pour jeter quelque intérêt sur la nouvelle chambre dans laquelle
j'ai fait une expédition nocturne, je dois apprendre aux curieux
comment elle m'était tombée en partage. Continuellement distrait de
mes occupations dans la maison bruyante que j'habitais, je me
proposais depuis longtemps de me procurer dans le voisinage une
retraite plus solitaire, lorsqu'un jour, en parcourant une notice
biographique sur M. de Buffon, j'y lus que cet homme célèbre avait
choisi dans ses jardins un pavillon isolé, qui ne contenait aucun
autre meuble qu un fauteuil et le bureau sur lequel il écrivait, ni
aucun autre ouvrage que le manuscrit auquel il travaillait.
Les chimères dont je m'occupe offrent tant de disparate avec les
travaux immortels de M. de Buffon, que la pensée de l'imiter, même
en ce point, ne me serait sans doute jamais venue à l'esprit sans
un accident qui m'y détermina. Un domestique, en ôtant la poussière
des meubles, crut en voir beaucoup sur un tableau peint au pastel
que je venais de terminer, et l'essuya si bien avec un linge, qu'il
parvint en effet à le débarrasser de toute la poussière que j'y
avais arrangée avec beaucoup de soin. Après m'être mis fort en
colère contre cet homme, qui était absent, et ne lui avoir rien dit
quand il revint, suivant mon habitude, je me mis aussitôt en
campagne, et je rentrai chez moi avec la clef d'une petite chambre
que j'avais louée au cinquième étage dans la rue de la
Providence. J'y fis transporter dans la même journée les
matériaux de mes occupations favorites, et j'y passai dans la suite
la plus grande partie de mon temps, à l'abri du fracas domestique
et des nettoyeurs de tableaux. Les heures s'écoulaient pour moi
comme des minutes dans ce réduit isolé, et plus d'une fois mes
rêveries m'y ont fait oublier l'heure du dîner.
O douce solitude ! j'ai connu les charmes dont tu enivres
tes amants. Malheur à celui qui ne peut être seul un jour de sa vie
sans éprouver le tourment de l'ennui, et qui préfère, s'il le faut,
converser avec des sots plutôt qu'avec lui-même !
Je l'avouerai toutefois, j'aime la solitude dans les grandes
villes ; mais, à moins d'y être forcé par quelque circonstance
grave, comme un voyage autour de ma chambre, je ne veux être ermite
que le matin : le soir, j'aime à revoir les faces humaines. Les
inconvénients de la vie sociale et ceux de la solitude se
détruisent ainsi mutuellement, et ces deux modes d'existence
s'embellissent l'un par l'autre.
Cependant l'inconstance et la fatalité des choses de ce monde
sont telles, que la vivacité même des plaisirs dont je jouissais
dans ma nouvelle demeure aurait dû me faire prévoir combien ils
seraient de courte durée. La Révolution française, qui débordait de
toutes parts, venaient de surmonter les Alpes et se précipitait sur
l'Italie. Je fus entraîné par la première vague jusqu'à Bologne. Je
gardai mon ermitage, dans lequel je fis transporter tous mes
meubles, jusqu'a des temps plus heureux. J'étais depuis quelques
années sans patrie, j'appris un beau matin que j'étais sans emploi.
Après une année passée tout entière à voir des hommes et des choses
que je n'aimais guère, et à désirer des choses et dès hommes que je
ne voyais plus, je revins à Turin. Il fallait prendre un parti. Je
sortis de l'auberge de la Bonne Femme, où j'étais
débarqué, dans l'intention de rendre la petite chambre au
propriétaire et de me défaire de mes meubles.
En rentrant dans mon ermitage, j'éprouvai des sensations
difficiles à décrire : tout y avait conservé l'ordre ;
c'est-à-dire le désordre dans lequel je l'avais laissé : les
meubles entassés contre les murs avaient été mis à l'abri de la
poussière par la hauteur du gîte ; mes plumes étaient encore
dans l'encrier desséché, et je trouvai sur la table une lettre
commencée.
Je suis encore chez moi, me dis-je avec une véritable
satisfaction. Chaque objet me rappelait quelque événement de ma
vie, et ma chambre était tapissée de souvenirs. Au lieu de
retourner à l'auberge, je pris la résolution de passer la nuit au
milieu de mes propriétés. J'envoyai prendre ma valise, et je fis en
même temps le projet de partir le lendemain, sans prendre congé ni
conseil de personne, m'abandonnant sans réserve à la
Providence.