Le Golem
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Le Golem

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À propos de ce livre

Le roman suit les traces d'Athanasius Pernath, un tailleur de pierres prĂ©cieuses vivant dans le ghetto de Prague, qui a perdu tout souvenir de son passĂ©. Sa vie paisible et discrĂšte est perturbĂ©e le jour oĂč une femme, Angelina, qu'il aurait connu quand il Ă©tait enfant, l'implore de l'aider. Ainsi se trouve-t-il plongĂ© dans une intrigue complexe au cours de laquelle il va rencontrer des personnages hauts en couleurs dont les motivations et les intentions sont aussi obscures qu'inquiĂ©tantes.
Au début du récit, Pernath reçoit la visite d'un inconnu qui lui apporte un livre à restaurer, le livre "Ibbour". Il s'agit pour Pernath du début d'une aventure initiatique, parallÚle à l'intrigue principale, au cours de laquelle, guidé par l'archiviste versé dans la Kabbale Hillel et sa fille Mirjam, il va retrouver ses souvenirs enfouis depuis des années, découvrant alors des pans ignorés de sa personnalité.

Foire aux questions

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635230303

Chapitre 1 SOMMEIL

La lumiĂšre de la pleine lune tombe sur le pied de mon lit, lourde, ronde et plate comme une grosse pierre. Quand le disque commence Ă  rĂ©trĂ©cir et l’une de ses moitiĂ©s Ă  se rentrer comme un visage vieillissant montre des rides et maigrit d’un cĂŽtĂ© d’abord, c’est alors que vers cette heure-lĂ  de la nuit, un trouble douloureux s’empare de moi.
Ni Ă©veillĂ© ni endormi, je glisse dans une sorte de rĂȘve oĂč ce que j’ai vĂ©cu se mĂȘle Ă  ce que j’ai lu et entendu, comme se mĂȘlent des courants de teintes et de limpiditĂ©s diffĂ©rentes.
Avant de me coucher, j’avais lu quelque chose sur la vie du Bouddha Gautama et sans cesse ces quelques phrases passaient et repassaient dans mon cerveau, identiques et fluctuantes :
« Une corneille vola jusqu’à une pierre qui ressemblait Ă  un morceau de graisse, se disant : il y a peut-ĂȘtre lĂ  quelque chose de bon Ă  manger. Mais comme elle ne trouva rien de bon Ă  manger, elle s’en alla Ă  tire-d’aile. Semblables Ă  la corneille qui s’approche de la pierre, nous – les chercheurs – nous abandonnons l’ascĂšte Gautama, parce que nous avons perdu le plaisir que nous prenions en lui. »
Et l’image de la pierre qui ressemblait à un morceau de graisse grossit monstrueusement dans mon cerveau.
Je traverse un lit de riviÚre à sec en ramassant des cailloux lissés.
Gris-bleu dans une poussiĂšre miroitante et lĂ©gĂšre que je ne peux m’expliquer, bien que je me creuse la tĂȘte Ă  grand effort, puis noirs avec des taches jaune soufre comme les Ă©bauches pĂ©trifiĂ©es de lĂ©zards dodus et mouchetĂ©s faites par un enfant.
Et je veux les jeter loin de moi, ces cailloux, mais ils me tombent des mains et je ne peux les bannir de ma vue.
Toutes les pierres qui ont jamais jouĂ© un rĂŽle dans ma vie se dressent autour de moi. Beaucoup s’efforcent pĂ©niblement de se dĂ©gager du sable pour arriver Ă  la lumiĂšre, comme de gros crabes ardoisĂ©s Ă  l’heure oĂč monte le flot ; on dirait qu’ils font tout pour attirer mon attention sur eux et me dire des choses d’une importance infinie. D’autres, Ă©puisĂ©s, retombent dans leur trou et abandonnent l’espoir de jamais placer un mot.
Parfois, j’émerge de la pĂ©nombre de mes rĂȘveries et j’aperçois de nouveau, l’espace d’un instant, la lumiĂšre de la pleine lune sur le pied renflĂ© de ma couverture, lourde, ronde et plate comme une grosse pierre, pour repartir en aveugle Ă  la poursuite tĂątonnante de ma conscience qui s’évanouit, cherchant sans trĂȘve cette pierre qui me tourmente, qui doit se trouver cachĂ©e quelque part sous les dĂ©combres de mes souvenirs et qui ressemble Ă  un morceau de graisse.
Je m’imagine qu’une descente pour l’eau de pluie a dĂ» dĂ©boucher sur le sol Ă  cĂŽtĂ© d’elle autrefois, coudĂ©e en angle obtus, les bords mangĂ©s de rouille, et je m’acharne Ă  faire surgir de force son image dans mon esprit pour tromper mes pensĂ©es effarouchĂ©es et trouver l’apaisement du sommeil. Je n’y parviens pas.
Encore et toujours, avec une obstination imbĂ©cile, une voix bizarre rĂ©pĂšte en moi, infatigable tel un volet que le vent fait battre Ă  intervalles rĂ©guliers contre un mur, ce n’était pas du tout cela, ce n’était pas du tout la pierre qui ressemblait Ă  un morceau de graisse. Et impossible de me dĂ©barrasser de la voix. Quand j’objecte pour la centiĂšme fois que c’est en rĂ©alitĂ© trĂšs secondaire, elle s’arrĂȘte bien pendant un court instant, puis se rĂ©veille Ă  nouveau sans que je m’en aperçoive et recommence, butĂ©e : bon, bon, entendu, mais ce n’est pas la pierre qui ressemblait Ă  un morceau de graisse.
Lentement, un intolĂ©rable sentiment d’impuissance m’envahit.
Ce qui s’est passĂ© aprĂšs, je l’ignore. Ai-je volontairement abandonnĂ© toute rĂ©sistance, ou mes pensĂ©es m’ont-elles subjuguĂ©, garrotté ? Je sais seulement que mon corps est allongĂ©, endormi dans le lit et que mes sens ne sont plus liĂ©s Ă  lui.
Tout Ă  coup, je veux demander qui est « je » maintenant, mais je m’avise que je n’ai plus d’organe qui me permette de poser la question ; et puis j’ai peur d’éveiller de nouveau la voix stupide, de recommencer Ă  entendre son rabĂąchage sans fin sur la pierre et la graisse. Alors je me dĂ©tourne.

Chapitre 2 JOUR

Soudain, je me trouvai dans une cour sombre, regardant par l’encadrement d’une porte cochĂšre rougeĂątre, de l’autre cĂŽtĂ© de la rue Ă©troite et crasseuse, un brocanteur juif appuyĂ© Ă  un Ă©ventaire dont les vieilles ferrailles, les outils cassĂ©s, les fers Ă  repasser rouillĂ©s, les patins et toutes sortes d’autres choses mortes escaladaient le mur.
Cette image portait en elle la monotonie pĂ©nible propre Ă  toutes les impressions qui franchissent si souvent jour aprĂšs jour le seuil de nos perceptions comme des colporteurs : elle n’éveillait en moi ni curiositĂ© ni surprise.
Je me rendais compte que ce cadre m’était depuis longtemps familier. Mais cette constatation, malgrĂ© le contraste qui l’opposait Ă  ce que j’avais perçu peu de temps auparavant et la maniĂšre dont j’étais arrivĂ© lĂ , ne me produisait aucune impression profonde.
J’ai dĂ» rencontrer autrefois dans une conversation ou un livre la comparaison curieuse entre un caillou et un morceau de graisse ; cette idĂ©e surgit dans mon esprit tandis que je gravissais l’escalier usĂ© menant Ă  ma chambre et notais distraitement l’aspect suiffeux des marches de pierre.
J’entendis alors des pas courir Ă  l’étage au-dessus de moi et en arrivant Ă  ma porte, je vis que c’était la Rosina du brocanteur Aaron Wassertrum, rouquine de quatorze ans.
Je dus la frĂŽler pour passer et elle se rejeta en arriĂšre voluptueusement, le dos arquĂ© contre la rampe de l’escalier. De ses mains sales elle avait saisi les barreaux pour se retenir et je vis dans la morne pĂ©nombre luire le dessous blanc de ses bras nus.
J’évitai son regard.
Mon cƓur se soulevait Ă  la vue de ce sourire indiscret dans un visage cireux de cheval Ă  bascule. Il me semblait qu’elle devait avoir une chair blanche et spongieuse comme l’axolotl que j’avais vu dans la cage des salamandres, chez le marchand d’oiseaux. Les cils des rouquins me dĂ©goĂ»tent, comme ceux des lapins.
J’ouvris ma porte et la refermai derriùre moi.
De ma fenĂȘtre, je voyais le brocanteur Aaron Wassertrum devant son Ă©choppe. AppuyĂ© au chambranle du rĂ©duit obscur, il se taillait les ongles avec une pince, Ă  coups obliques. Rosina la Rouge Ă©tait-elle sa fille ou sa niĂšce ? Il n’avait pas un trait de commun avec elle.
Parmi les visages juifs que je vois surgir jour aprĂšs jour dans la ruelle du Coq, je distingue trĂšs nettement diverses souches dont la proche parentĂ© des individus n’estompe pas plus les caractĂšres que l’huile et l’eau ne se mĂ©langent. Impossible de dire : ces deux-lĂ  sont frĂšres, ou pĂšre et fils. L’un appartient Ă  telle souche et l’autre Ă  telle autre, c’est tout ce qu’on peut lire dans les traits du visage. Donc, qu’est-ce que cela prouverait, mĂȘme si Rosina ressemblait au brocanteur ?
Ces souches nourrissent les unes envers les autres un dĂ©goĂ»t et une rĂ©pulsion qui franchissent mĂȘme les frontiĂšres de l’étroite consanguinitĂ©, mais elles s’entendent Ă  les dissimuler au monde extĂ©rieur comme on garde un secret dangereux. Pas une ne les laisse apparaĂźtre et dans cette unanimitĂ© sans faille, elle font penser Ă  des aveugles haineux accrochĂ©s Ă  une corde imprĂ©gnĂ©e de crasse : l’un des deux mains, l’autre Ă  contrecƓur, d’un seul doigt, mais tous hantĂ©s par la terreur superstitieuse d’aller Ă  leur perte dĂšs qu’ils lĂącheront prise et se sĂ©pareront des autres.
Rosina appartient Ă  une lignĂ©e dont le type Ă  cheveux rouges est encore plus repoussant que celui des autres. Dont les hommes ont la poitrine Ă©troite et un long cou de poulet avec une pomme d’Adam proĂ©minente. Ils donnent l’impression d’avoir des taches de rousseur partout et souffrent toute leur vie d’échauffement, livrant en secret une lutte incessante et vaine contre leur lubricitĂ©, hantĂ©s par des craintes rĂ©pugnantes pour leur santĂ©.
Je ne voyais pas trĂšs clairement, d’ailleurs, comment je pourrais Ă©tablir des liens de parentĂ© entre Rosina et le brocanteur Wassertrum. Jamais je ne l’avais vue prĂšs du vieux, ni remarquĂ© qu’ils se fussent adressĂ© la parole. Elle Ă©tait presque toujours dans notre cour, ou alors elle traĂźnait dans les coins et les corridors sombres de la maison. Ce qui est sĂ»r, c’est que tous mes voisins la tiennent pour une parente proche du brocanteur et pourtant je suis convaincu qu’aucun ne pourrait en apporter la moindre preuve.
Voulant arracher mes pensĂ©es de Rosina, je me mis Ă  regarder la ruelle du Coq par la fenĂȘtre ouverte de ma chambre. Comme si Aaron Wassertrum avait senti mon regard, il leva tout Ă  coup le visage vers moi. Son affreux visage figĂ©, avec ses yeux de poisson tout ronds et la lĂšvre supĂ©rieure bĂ©ante, fendue par un bec-de-liĂšvre. Il me fit penser Ă  une araignĂ©e humaine, qui sent les plus lĂ©gers effleurements contre sa toile bien qu’elle paraisse s’en dĂ©sintĂ©resser tout Ă  fait. De quoi peut-il vivre ? À quoi pense-t-il, que projette-t-il ? Je n’en sais rien.
Aux murs de son Ă©choppe, jour aprĂšs jour, annĂ©e aprĂšs annĂ©e, les mĂȘmes choses mortes et sans valeur restent accrochĂ©es, immuables. J’aurais pu les dessiner les yeux fermĂ©s : ici, la trompette de fer-blanc cabossĂ©e sans pistons, lĂ , l’image peinte sur du papier jauni avec ses soldats si bizarrement disposĂ©s. Et devant, par terre, empilĂ©es les unes sur les autres si bien que personne ne pouvait les enjamber pour entrer dans la boutique, des plaques de foyer rondes.
Toutes ces choses restaient lĂ , sans que leur nombre augmentĂąt ni diminuĂąt jamais et quand, parfois, un passant s’arrĂȘtait et demandait le prix de l’une ou l’autre, le brocanteur Ă©tait pris d’une agitation frĂ©nĂ©tique. Retroussant hideusement la lĂšvre au bec-de-liĂšvre, il Ă©ructait d’une voix de basse un torrent de gargouillements et de bredouillements incomprĂ©hensibles tels que l’acheteur perdait toute envie de se renseigner davantage et poursuivait son chemin, terrorisĂ©.
Rapide comme l’éclair, le regard d’Aaron Wassertrum glissa pour fuir le mien et s’arrĂȘta avec un intĂ©rĂȘt extrĂȘme sur les murs nus de la maison voisine qui touchent ma fenĂȘtre. Que pouvait-il bien y voir ? La maison tourne le dos Ă  la rue et ses fenĂȘtres regardent la cour ! Toutes sauf une.
À ce moment, les piĂšces situĂ©es au mĂȘme Ă©tage que les miennes – je crois qu’elles appartiennent Ă  un atelier biscornu – durent recevoir leurs occupants, car j’entendis soudain Ă  travers le mur une voix d’homme et une voix de femme qui dialoguaient. Mais impossible que le brocanteur ait pu s’en apercevoir d’en bas !
Quelqu’un remua devant ma porte et je devinai que Rosina Ă©tait toujours lĂ , dehors, dans le noir, attendant avec aviditĂ© que je l’appelasse, peut-ĂȘtre. Et au-dessous, un demi-Ă©tage plus bas, l’avorton grĂȘlĂ© Loisa guette dans l’escalier en retenant son souffle pour savoir si je vais ouvrir la porte et je sens le souffle de sa haine, de sa jalousie Ă©cumante, monter jusqu’à moi. Il a peur de s’approcher davantage et d’ĂȘtre remarquĂ© par Rosina. Il sait qu’il dĂ©pend d’elle comme un loup affamĂ© de son gardien et pourtant quel dĂ©sir fou il a de bondir, de lĂącher la bride Ă  sa fureur !
Je m’assis Ă  ma table de travail, puis sortis pinces et poinçons. Mais je ne pus arriver Ă  rien, ma main n’était pas assez ferme pour restaurer les fines gravures japonaises.
La vie ténébreuse et morne qui hante cette maison fait couler en moi un épais silence dans lequel, sans cesse, de vieilles images surgissent.
Loisa et son frùre jumeau Jaromir n’ont guùre qu’un an de plus que Rosina.
Je me rappelle Ă  peine leur pĂšre, qui cuisait des pains azymes et je crois que maintenant c’est une vieille femme qui s’occupe d’eux. Je ne sais mĂȘme pas laquelle, parmi toutes celles qui habitent la maison, cachĂ©es comme des crapauds dans leur trou. Elle s’occupe des deux jeunes gens : cela veut dire qu’elle les loge, en Ă©change de quoi ils doivent lui remettre ce qu’ils ont volĂ© ou mendiĂ©. Est-ce qu’elle leur donne aussi Ă  manger ? J’en doute beaucoup parce qu’elle rentre trĂšs tard le soir. Elle est laveuse de cadavres.
J’ai souvent vu Loisa, Jaromir et Rosina, alors qu’ils Ă©taient encore enfants, jouer tous les trois innocemment dans la cour. Ce temps-lĂ  est bien loin.
Maintenant, Loisa est toute la journĂ©e derriĂšre la petite juive Ă  cheveux rouges. Parfois, il la cherche interminablement en vain et quand il ne peut la trouver nulle part, il se glisse devant ma porte et attend, le visage grimaçant, qu’elle arrive en tapinois. Alors, quand je suis assis Ă  mon travail, je le vois par la pensĂ©e, aux aguets dans le corridor tortueux, sa tĂȘte Ă  la nuque efflanquĂ©e penchĂ©e en avant. Dans ces moments-lĂ , un vacarme sauvage brise souvent le silence.
Jaromir, le sourd-muet, dont tout l’ĂȘtre n’est qu’un immense dĂ©sir fou de Rosina, erre comme une bĂȘte dans la maison et les rugissements inarticulĂ©s qu’il pousse, affolĂ© par la jalousie et la rage, sont si effrayants que le sang se fige dans vos veines. Il les cherche tous les deux, car il les soupçonne toujours d’ĂȘtre ensemble, cachĂ©s quelque part dans un des innombrables recoins crasseux, proie d’une frĂ©nĂ©sie dĂ©mente, cravachĂ© par l’idĂ©e qu’il doit ĂȘtre continuellement sur les talons de son frĂšre pour que rien n’arrive Ă  Rosina sans qu’il le sache. Et c’est prĂ©cisĂ©ment, Ă  mon sens, ce tourment incessant de l’infirme qui la pousse Ă  toujours retourner vers l’autre. Si le bon vouloir, l’empressement de la fille faiblissent, Loisa imagine immanquablement de nouvelles horreurs pour ranimer le dĂ©sir de Rosina. Ils font alors semblant de se laisser attraper par le sourd-muet et attirent malicieusement le furieux Ă  leur suite dans les corridors obscurs oĂč ils ont disposĂ© des cerceaux rouillĂ©s qui sautent en l’air quand on marche dessus, et des rĂąteaux, dents tournĂ©es vers le haut, obstacles mĂ©chants contre lesquels il bute et tombe ensanglantĂ©.
De temps Ă  autre, Rosina a de son propre chef une idĂ©e diabolique pour donner le maximum d’intensitĂ© au supplice. Brusquement, elle change d’attitude envers Jaromir et fait comme si elle le trouvait plaisant. Avec sa mine Ă©ternellement souriante, elle glisse trĂšs vite Ă  l’infirme des choses qui le mettent dans un Ă©tat de surexcitation presque dĂ©mente ; elle a inventĂ© pour cela un langage par signes apparemment mystĂ©rieux, Ă  demi incomprĂ©hensible, qui doit emprisonner le malheureux dans un filet inextricable d’incertitudes et d’espoirs dĂ©vorants.
Je l’ai vu un jour plantĂ© devant elle dans la cour et elle lui parlait avec des mouvements de lĂšvres et des gesticulations si violents que je croyais Ă  chaque instant qu’il allait s’écrouler dans une crise de nerfs. La sueur lui ruisselait sur le visage tant il faisait des efforts surhumains pour comprendre le sens d’un message volontairement aussi obscur que hĂątif. Pendant toute la journĂ©e du lendemain, il rĂŽda, enfiĂ©vrĂ© d’impatience, dans l’escalier noir d’une maison Ă  demi Ă©croulĂ©e Ă  la suite de l’étroite et crasseuse ruelle du Coq – jusqu’à ce que le moment fĂ»t passĂ© pour lui de rĂ©colter quelques kreuzers en mendiant au coin du trottoir. Et quand il voulut rentrer au logis tard le soir, Ă  moitiĂ© mort de faim et d’énervement, la vieille avait bouclĂ© la porte depuis longtemps.
Un rire de femme joyeux traversa le mur de l’atelier voisin et parvint jusqu’à moi. Un rire, dans ces maisons, un rire joyeux ? Dans tout le ghetto, il n’y a personne qui puisse rire joyeusement. Je me souvins alors que quelques jours auparavant, Zwakh, le vieux montreur de marionnettes m’avait confiĂ© qu’un jeune homme distinguĂ© lui avait louĂ© l’atelier pour un bon prix, assurĂ©ment dans l’intention de retrouver l’élue de son cƓur Ă  l’abri des indiscrĂ©tions. Il fallait maintenant, chaque nuit, monter les meubles luxueux du nouveau locataire un Ă  un afin que personne dans la maison ne remarquĂąt rien. Le bon vieux s’était frottĂ© les mains avec jubilation en me racontant cela, heureux comme un enfant d’avoir si habilement manƓuvrĂ© qu’aucun des voisins ne pouvait se douter de l’existence du couple romantique. De plus, on pouvait parvenir Ă  l’atelier en passant par trois maisons diffĂ©rentes. Il y avait mĂȘme une trappe qui y donnait accĂšs ! Oui, si l’on ouvrait la porte de fer du grenier – ce qui Ă©tait trĂšs facile d’en haut – on pouvait tomber dans l’escalier de notre maison, en passant devant ma porte et utiliser celui-ci comme sortie

De nouveau le rire joyeux tinte, Ă©veillant en moi le souvenir confus d’un intĂ©rieur luxueux et d’une famille noble chez qui j’étais souvent appelĂ©, pour faire de petites rĂ©parations Ă  de prĂ©cieux objets anciens.
Soudain j’entends, tout prĂšs, un hurlement strident. J’écoute, effrayĂ©.
La porte de fer grince violemment et l’instant d’aprĂšs une dame se prĂ©cipite dans ma chambre. Les cheveux dĂ©faits, blanche comme un linge, un morceau de brocart dorĂ© jetĂ© sur les Ă©paules nues.
– Maütre Pernath, cachez-moi, pour l’amour de Dieu, ne me demandez rien, cachez-moi ici !
Avant que j’aie pu rĂ©pondre, ma porte est de nouveau ouv...

Table des matiĂšres

  1. Titre
  2. Chapitre 1 - SOMMEIL
  3. Chapitre 2 - JOUR
  4. Chapitre 3 - « I »
  5. Chapitre 4 - PRAGUE
  6. Chapitre 5 - VEILLÉE
  7. Chapitre 6 - NUIT
  8. Chapitre 7 - RÉVEIL
  9. Chapitre 8 - NEIGE
  10. Chapitre 9 - SPECTRES
  11. Chapitre 10 - LUMIÈRE
  12. Chapitre 11 - DÉTRESSE
  13. Chapitre 12 - ANGOISSE
  14. Chapitre 13 - INSTINCT
  15. Chapitre 14 - FEMME
  16. Chapitre 15 - RUSE
  17. Chapitre 16 - TOURMENT
  18. Chapitre 17 - MAI
  19. Chapitre 18 - LUNE
  20. Chapitre 19 - LIBRE
  21. Chapitre 20 - CONCLUSION
  22. Notes de bas de page