Voyage avec un âne dans les Cévennes
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Voyage avec un âne dans les Cévennes

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Voyage avec un âne dans les Cévennes

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À propos de ce livre

A l'automne 1878, le jeune écrivain part avec une ânesse, Modestine, pendant douze jours et traverse les Cévennes depuis Monastier jusqu'a St Jean du Gard. Il nous décrit agréablement cette région de montagnes, et nous relate en meme temps l'histoire de ces contrées, en particulier la révolte des Camisards. De nos jours, un sentier de grande randonnée a été créé sur ces traces: le GR70.

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635257706

LE PAYS DES CAMISARDS

Nous marchions dans le sillage des guerriers d’autrefois,
Pourtant la contrée entière était verdoyante ;
Et trouvions amour et paix
Où avaient sévi fer et feu.
Ils passent et sourient les fils de l’épée.
Ils ne brandissent plus le glaive.
Oh ! qu’il a de profondes racines le blé
Qui pousse sur un champ de bataille !
W. P. BANNATYNE.

I – À TRAVERS LA LOZÈRE

La piste que j’avais suivie dans la soirée disparut bientôt et je continuai, au-delà d’une montée de gazon pelé, de me diriger d’après une suite de bornes de pierres pareilles à celles qui m’avaient guidé à travers le Goulet. Il faisait chaud déjà. J’accrochai ma veste au ballot et marchai en gilet de tricot. Modestine, elle-même tout excitée, partit dans un trottinement cahotant qui faisait valser l’avoine dans les poches de mon paletot. C’était bien la première fois que cela arrivait. La perspective à l’arrière sur le Gévaudan septentrional s’élargissait à chaque pas. À peine un arbre, à peine une maison apparaissaient-ils dans les landes d’un plateau sauvage qui s’étendait au nord, à l’est, à l’ouest, bleu et or dans l’atmosphère lumineuse du matin. Une multitude de petits oiseaux voletaient et gazouillaient autour de la sente. Ils se perchaient sur les fûts de pierre ; ils picoraient et se pavanaient dans le gazon et je les vis virevolter par bandes dans l’air bleu et montrer, de temps à autre, des ailes qui brillaient avec éclat, translucides, entre le soleil et moi.
Presque du premier instant de mon ascension, un ample bruit atténué comme une houle lointaine avait empli mes oreilles. Parfois, j’étais tenté de croire au voisinage d’une cascade et parfois à l’impression toute subjective de la profonde quiétude du plateau. Mais, comme je continuais d’avancer le bruit s’accrut et devint semblable au sifflement d’une énorme fontaine à thé. Au même instant des souffles d’air glacial, partis directement du sommet, commencèrent de m’atteindre. À la fin, je compris. Il ventait fort sur l’autre versant de la Lozère et chaque pas que je faisais me rapprochait de l’ouragan.
Quoiqu’il eût été longuement désiré, ce fut tout à fait incidemment enfin que mes yeux aperçurent l’horizon par-delà le sommet. Un pas qui ne semblait d’aucune façon plus décisif que d’autres pas qui l’avaient précédé et « comme le rude Cortez lorsque, de son regard d’aigle, il contemplait le Pacifique », je pris possession en mon nom propre d’une nouvelle partie du monde. Car voilà qu’au lieu du rude contrefort herbeux que j’avais si longtemps escaladé, une perspective s’ouvrait dans l’étendue brumeuse du ciel et un pays d’inextricables montagnes bleues s’étendait à mes pieds.
Les monts de Lozère se développent quasiment à l’est et à l’ouest coupant le Gévaudan en deux parties inégales. Son point le plus culminant, ce pic de Finiels sur lequel j’étais debout, dépasse de cinq mille six cents pieds le niveau des eaux de la mer, et, par temps clair, commande une vue sur tout le bas Languedoc jusqu’à la Méditerranée. J’ai parlé à des gens qui, ou prétendaient ou croyaient avoir aperçu, du Pic de Finiels, de blanches voiles appareillant vers Montpellier et Cette. Derrière s’étendait la région septentrionale des hauts-plateaux que ma route m’avait fait traverser, peuplés par une race triste et sans bois, sans beaucoup de noblesse dans les contours des monts, simplement célèbres dans le passé par de petits loups féroces. Mais, devant moi, à demi voilé par une brume ensoleillée, s’étalait un nouveau Gévaudan, plantureux, pittoresque, illustré par des événements pathétiques. Pour m’exprimer d’une façon plus compréhensive, j’étais dans les Cévennes au Monastier et au cours de tout mon voyage, mais il y a un sens strict et local de cette appellation auquel seulement cette région hérissée et âpre à mes pieds a quelque droit et les paysans emploient le terme dans ce sens-là. Ce sont les Cévennes par excellence : les Cévennes des Cévennes.
Dans ce labyrinthe inextricable de montagnes, une guerre de bandits, une guerre de bêtes féroces, fit rage pendant deux années entre le Grand Roi avec toutes ses troupes et ses maréchaux, d’une part, et quelques milliers de montagnards protestants, d’autre part. Il y a cent quatre-vingts ans, les Camisards tenaient un poste là même, sur les monts Lozère où je suis. Ils avaient une organisation, des arsenaux, une hiérarchie militaire et religieuse. Leurs affaires faisaient « le sujet de toutes les conversations des cafés » de Londres. L’Angleterre envoyait des flottes les soutenir. Leurs meneurs prophétisaient et massacraient. Derrière des bannières et des tambours, au chant de vieux psaumes français, leurs bandes affrontaient parfois la lumière du jour, marchaient à l’assaut de cités ceintes de remparts et mettaient en fuite les généraux du roi. Et parfois, de nuit, ou masquées, elles occupaient des châteaux-forts et tiraient vengeance de la trahison de leurs alliés ou exerçaient de cruelles représailles sur leurs ennemis. Là était établi, il y a cent quatre-vingts ans, le chevaleresque Roland, « le comte et seigneur Roland, généralissime des protestants de France », sévère, taciturne, autoritaire, ex-dragon, troué de petite vérole, qu’une femme suivait par amour dans ses allées et venues vagabondes. Il y avait Cavalier, un garçon boulanger doué du génie de la guerre, nommé brigadier des Camisards à seize ans, pour mourir, à cinquante-cinq, gouverneur anglais de Jersey. Il y avait encore Castanet, un chef partisan, sous sa volumineuse perruque et passionné de controverse théologique. Étranges généraux qui se retiraient à l’écart pour tenir conseil avec le Dieu des armées et refuser ou accepter le combat, posaient des sentinelles ou dormaient dans un bivouac sans gardiens, selon que l’Esprit inspirait leur cœur. Et il y avait pour les suivre, ainsi que d’autres meneurs, des ribambelles et des kyrielles de prophètes et de disciples, hardis, patients, infatigables, braves à courir dans les montagnes, charmant leur rude existence avec des psaumes, prompts au combat, prompts à la prière, écoutant pieusement les oracles d’enfants à demi fous et qui déposaient mystiquement un grain de blé parmi les balles d’étain avec lesquelles ils chargeaient leurs mousquets.
J’avais voyagé jusqu’à ce moment dans une morne région et dans un sillage où il n’y avait rien de plus remarquable que la Bête du Gévaudan, Bonaparte des loups, dévoratrice d’enfants. Maintenant, j’allais aborder un chapitre romantique – ou plus justement une note romantique en bas de page – de l’histoire universelle. Que restait-il de toute cette poussière et de tous ces héroïsmes surannés ? On m’avait assuré que le Protestantisme survivait toujours dans ce quartier général de la résistance huguenote. Bien mieux, même un prêtre me l’avait affirmé dans le parloir d’un couvent. Il me restait toutefois à connaître s’il s’agissait d’une survivance ou d’une tradition féconde et vivace. En outre, si dans les Cévennes septentrionales, les gens étaient stricts en opinions religieuses et plus remplis de zèle que de charité, qu’avais-je à attendre de ces champs de persécutions et de représailles ? – dans cette contrée où la tyrannie de l’Église avait provoqué la révolte des Camisards et la terreur des Camisards jeté la paysannerie catholique dans une rébellion légale du côté opposé, en sorte que Camisards et Florentins se tenaient cachés dans les montagnes pour sauver leur vie, les uns et les autres.
Juste au faîte du mont où j’avais fait halte pour inspecter l’horizon devant moi, la série de bornes en pierre cessa brusquement et seulement un peu en dessous, une sorte de piste apparut qui dévalait en spirale une pente à se rompre le cou, tournant comme tire-bouchon. Elle conduisait dans une vallée entre des collines déclives, aux éteules de roc comme un champ de blé moissonné et, vers la base, recouvertes d’un tapis de prés verdoyants. Je me hâtais de suivre la sente : la nature escarpée du versant, les continuels et brusques lacets de la ligne de descente et le vieil espoir invincible de trouver quelque chose de nouveau dans une région nouvelle, tout conspirait à me donner des ailes. Encore un peu plus bas et un ruisseau commença, réunissant lui-même plusieurs sources et menant bientôt joyeux tapage parmi les montagnes. Parfois, il voulait traverser la piste dans un semblant de cascade, avec un radier, où Modestine se rafraîchissait les sabots.
La descente entière fut pour moi comme un rêve, tant elle s’accomplit rapidement. J’avais à peine quitté le sommet que déjà la vallée s’était refermée autour de ma sente et le soleil tombait d’aplomb sur moi, qui marchais dans une atmosphère stagnante de bas-fonds. Le sentier devint une route. Elle descendit et remonta en molles ondulations. Je dépassai une cabane, puis une autre cabane, mais tout semblait à l’abandon. Je n’aperçus pas une créature humaine ni n’entendis aucun bruit, sauf celui du ruisselet. Je me trouvais pourtant, depuis la veille, dans une autre région. Le squelette pierreux du monde était ici vigoureusement en relief exposé au soleil et aux intempéries. Les pentes étaient escarpées et variables. Des chênes s’accrochaient aux montagnes, solides, feuillus et touchés par l’automne de couleurs vives et lumineuses. Ici ou là, quelque ruisseau cascadait à droite ou à gauche jusqu’au bas d’un ravin aux roches rondes, blanches comme neige et chaotiques. Au fond, la rivière (car c’était vite devenue une rivière collectant les eaux de tous côtés, tandis qu’elle suivait son cours) ici un moment écumant dans des rapides désespérés, là formant des étangs du vert marin le plus délicieux taché de brun liquide. Aussi loin que j’étais allé, je n’avais jamais vu une rivière d’une nuance à ce point délicate et changeante. Le cristal n’était pas plus transparent ; les prairies n’étaient pas à demi aussi vertes et, à chaque étang rencontré, je sentais une envie frémissante de me débarrasser de ces vêtements aux tissus chauds et poussiéreux et de baigner mon corps nu dans l’air et l’eau de la montagne. Tout le temps que je vivrai, je n’oublierai jamais que c’était un dimanche. La quiétude était un perpétuel « souvenez-vous » et j’entendais en imagination les cloches des églises sonner à toutes volées sur l’Europe entière et la psalmodie de milliers d’églises.
À la fin, un bruit humain frappa mon oreille – un cri bizarrement modulé, entre l’émotion et la moquerie, et mon regard traversant la vallée aperçut un gamin assis dans un pré, les mains encerclant les genoux, rapetissé par l’éloignement jusqu’à une infimité comique. Le petit drôle m’avait repéré alors que je descendais la route, de bois de chênes à bois de chênes remorquant Modestine et il m’adressait les compliments de la nouvelle région par ce trémulant bonjour à l’aigu. Et comme tous bruits sont agréables et naturels à distance suffisante, celui-ci également qui me parvenait à travers l’air très pur de la montagne et franchissait toute la verte vallée, retentissait délicieux à mon oreille et semblait un être rustique comme les chênes et la rivière.
Peu après le ruisseau que je longeais se jeta dans le Tarn, à Pont-de-Montvert, de sanglante mémoire.

II – PONT-DE-MONTVERT

Une des premières choses rencontrées à Pont-de-Montvert, si je me souviens bien, fut le temple protestant. Mais ce n’était que le présage d’autres nouveautés. Une subtile atmosphère distingue une ville d’Angleterre d’une ville de France ou même d’Écosse. À Carlisle, vous pouvez vous apercevoir que vous êtes dans une certaine région. À Dumfries, à trente milles plus loin, vous êtes non moins certain d’être dans une autre encore. Il me serait difficile d’exprimer par quelles particularités Pont-de-Montvert se distingue du Monastier ou de Langogne, voire de Bleymard. Mais la différence existait et parlait éloquemment aux yeux. La localité, avec ses maisons, ses sentiers, son lit de rivière éblouissant porte un cachet méridional indéfinissable.
Tout était agitation dominicale dans les rues et dans les cafés comme tout avait été paix dominicale dans la montagne. Il devait y avoir au moins une vingtaine de personnes pour déjeuner vers onze heures avant midi. Quand je me fus restauré et assis pour mettre à jour mon journal, je suppose que plusieurs encore survinrent, l’un après l’autre, ou par groupes de deux ou trois. En traversant les monts Lozère, non seulement j’étais arrivé parmi des visages bien entendu nouveaux, mais j’évoluais sur le territoire d’une race différente. Ces gens, tandis qu’ils dépêchaient en vitesse leurs viandes dans un inextricable jeu d’épée de leurs couteaux, me questionnaient et me répondaient avec un degré d’intelligence qui dépassait tout ce que j’avais jusqu’alors rencontré, excepté parmi les ouvriers de la voie ferrée à Chasseradès. Ils avaient des visages disant la franchise. Ils étaient vifs ensemble de propos et de manières. Ils n’entraient pas seulement dans l’esprit total de mon excursion, mais plus d’un l’assura, s’il avait été assez fortuné, il eût aimé partir pour entreprendre pareil tour.
Même physiquement la transformation était plaisante. Je n’avais plus vu une jolie femme depuis que j’avais quitté le Monastier, et là, une seulement. Maintenant, des trois qui étaient assises en ma compagnie au dîner, une n’était certes point belle, – une pauvre créature timide d’une quarantaine d’années, tout à fait troublée par ce brouhaha de table d’hôte et dont je fus le chevalier servant et que je servis jusqu’au vin y compris et que je poussais à boire, m’efforçant généralement de l’encourager. Avec un résultat d’ailleurs exactement contraire. Mais les deux autres, toutes deux mariées, étaient toutes deux plus distinguées que la moyenne des femmes. Et Clarisse ? Que dire de Clarisse ? Elle servait à table avec une lourdeur impassible et nonchalante qui avait quelque chose de bovin. Ses immenses yeux grisâtres étaient noyés de langueur amoureuse. Ses traits, quoique un peu empâtés, étaient d’un dessin original et fin. Ses lèvres avaient une courbe de dédain. Ses narines dénonçaient une fierté cérémonieuse. Ses joues descendaient en contours bizarres et typiques. Elle avait une physionomie capable de profonde émotion et, avec de l’entraînement, offrait la promesse de sentiments délicats. Il semblait déplorable de voir un aussi excellent modèle abandonné aux admirations locales et à des façons de penser locales. La beauté devrait au moins impressionner belle audience, alors, en un instant, elle se dégage du poids qui l’accable, elle prend conscience d’elle-même, elle adopte une élégance, apprend un maintien et un port de tête et, en rien de temps, patet dea. Avant de partir, j’assurai Clarisse de mon admiration sincère. Elle but mes paroles comme du lait, sans gêne ni surprise, en me regardant tout bonnement et fixement de ses yeux immenses. Et je confesse que le résultat en fut pour moi un peu de confusion. Si Clarisse savait lire l’anglais, je n’oserais ajouter que son corps ne valait point son visage. Question secondaire que cela ! Mais sans doute serait-il mieux encore, à mesure qu’elle avancerait en âge.
Pont-de-Montvert ou Greenhill Bridge, comme nous dirions chez nous, est une localité fameuse dans l’histoire des Camisards. C’est ici que commença la guerre ; ici que ces Covenantaires du Midi égorgèrent leur archevêque Sharp. La persécution, d’une part, le fébrile enthousiasme, d’autre part, sont presque aussi difficiles à comprendre en nos tranquilles temps modernes et selon nos croyances et nos incrédulités modernes. En outre, les protestants étaient individuellement et collectivement des esprits sincères, dans le zèle ou la douleur. Tous étaient prophètes et prophétesses. Des enfants à la mamelle auraient exhorté leurs parents aux bonnes œuvres. « Un gosse de quinze mois à Quissac, parla à haute et intelligible voix, des bras maternels, secoué de frissons et de sanglots. » Le maréchal de Villars avait vu une ville où toutes les femmes semblaient « possédées du diable », avaient des crises d’épilepsie et rendaient des oracles en public, dans les rues. Une prophétesse du Vivarais avait été pendue à Montpellier, parce que du sang lui coulait des yeux et du nez et qu’elle déclara qu’elle versait des larmes de sang sur les malheurs des protestants. Et il n’y avait pas que des femmes et des enfants. De dangereux sectateurs de Stalwart, accoutumés à brandir la faucille et à manier la cognée, étaient de même agités de bizarres accès et prophétisaient au milieu des soupirs et de ruisseaux de larmes. Une persécution d’une violence inouïe avait duré près d’une vingtaine d’années et c’était là le résultat de son action sur les martyrs : pendaison, bûcher, écartèlement sur la roue avaient été inutiles. Les dragons avaient laissé les empreintes des sabots de leurs chevaux sur toute la contrée ; il y avait des hommes ramant aux galères et des femmes internées dans les prisons ecclésiastiques, et pas une pensée n’était changée au cœur d’un Protestant révolté.
Or, le chef et le principal acteur de la persécution – après Lamoignon de Baville – était François de Langlade du Chayla (prononcez Cheila) archiprêtre des Cévennes et Inspecteur des Missions dans la même région. Il possédait une maison, où il habitait parfois, à Pont-de-Montvert. C’était un personnage consciencieux qui semble avoir été prédestiné par la nature à devenir un forban. Il avait maintenant cinquante-cinq ans, âge auquel un homme connaît toutes les modérations dont il est capable. Missionnaire dans sa jeunesse, il avait souffert le martyre en Chine, y avait été laissé pour mort, secouru et ramené seulement à la vie par la charité d’un paria. Il est permis de supposer ce paria doté de seconde vue et n’ayant pas agi de la sorte par malice de propos délibéré. Une telle expérience, pourrait-on croire, aurait dû guérir un individu de l’envie de persécuter autrui. Mais l’esprit humain est de nature singulièrement complexe. Après avoir été un martyr chrétien, du Chayla devint un persécuteur chrétien. L’Œuvre de la Propagation de la Foi y allait rondement entre ses mains. Sa maison de Pont-de-Montvert lui servait de prison. Il y brûlait les mains de ses détenus avec des charbons ardents, y arrachait les poils de leur barbe, afin de les convaincre qu’ils étaient dans l’erreur. Et pourtant n’avait-il pas lui-même éprouvé et démontré l’inefficacité de ces arguments physiques chez les Bouddhistes chinois ?
Non seulement la vie était rendue intolérable en Languedoc, mais la fuite y était rigoureusement interdite. Un certain Massip, un muletier bien renseigné sur la topographie et les sentiers de la montagne, avait déjà mené plusieurs convois de fugitifs en sécurité à Genève. Lors d’un nouvel exode, composé principalement de femmes déguisées en hommes, du Chayla, dans une heure pour lui néfaste, appréhenda le conducteur. Le dimanche suivant, il y eut conventicule de protestants dans les forêts d’Altifage sur le mont Boudès. Là se rendit incognito un certain Séguier, Esprit Séguier comme l’appelaient ses compagnons – un foulon géant, au visage émacié, édenté, mais rempli du souffle prophétique. Il déclara au nom de Dieu que le temps de la soumission était révolu, qu’on devait courir aux armes pour la délivrance des frères brimés et l’anéantissement des prêtres.
La nuit suivante, 24 juillet 1702, une rumeur inquiéta l’Inspecteur des Missions, alors qu’il se reposait dans sa demeurance-prison de Pont-de-Montvert : les voix d’une foule d’individus qui, chantant des psalmodies à travers la ville, se rapprochaient de plus en plus. Il était dix heures du soir. Du Chayla avait sa petite cour autour de lui : prêtres, soldats et domestiques, au nombre de douze ou quinze. Or, maintenant, comme il redoutait l’insolence d’une manifestation jusque sous ses fenêtres, il dépêcha ses hommes d’armes avec ordre de lui rendre compte de ce qui se passait. Mais les chanteurs de psaumes étaient déjà à la porte : cinquante costauds, conduits par Séguier l’inspiré, et respirant le carnage. À leurs sommations, l’archiprêtre répondit en bon vieux persécuteur : il ordonna à sa garnison de faire feu sur la populace. Un Camisard (car selon certains, c’est de cette tenue nocturne qu’ils ont tiré leur nom) tomba sous la décharge de mousqueterie. Ses camarades se ruèrent contre la porte, armés de haches et de poutres, parcoururent le rez-de-chaussée de la maison, libérèrent les prisonniers et trouvant l’un d’eux dans la vigne, une sorte de Fille de Scavenger de l’époque et de l’endroit, redoublèrent de fureur contre du Chayla et par des assauts répétés tentèrent d’emporter l’étage. Lui, de son côté avait donné l’absolution à ses...

Table des matières

  1. Titre
  2. DÉDICACE
  3. VELAY
  4. LE HAUT GÉVAUDAN
  5. NOTRE-DAME DES NEIGES
  6. ENCORE LE HAUT GÉVAUDAN
  7. LE PAYS DES CAMISARDS
  8. À propos de cette édition électronique