Il y avait bien trois minutes que M. le maire avait achevĂ© son discours, que, tout rouge dans son Ă©troit faux-col, tout Ă©mu de sa propre Ă©loquence, il sâĂ©tait lentement rassis, et cependant les petites mains des Ă©coliers applaudissaient encore. Le bruit joyeux, que les habiles rendaient plus sonore en creusant lĂ©gĂšrement leurs paumes, Ă©clatait et remplissait la petite classe, dĂ©corĂ©e de feuillage pour ce grand jour de la distribution des prix; il sâĂ©chappait parles hautes croisĂ©es ouvertes sur la campagne et sâen allait se perdre dans lâair alourdi et dans les rayons du mois dâaoĂ»t.
Certes, il avait Ă©tĂ© trĂšs beau le discours de M. le maire; il avait roulĂ© sur les bienfaits de la science, sur les devoirs du citoyen ; pas une phrase qui nây prĂ©sentĂąt lâune ou lâautre des figures de rhĂ©torique les plus savantes et les plus compliquĂ©es. Mais si lâon regardait son auditoire, tous ces bambins aux joues brunies dont lâaĂźnĂ© nâavait pas douze ans, on avait peine Ă se persuader que les hautes considĂ©rations seules eussent excitĂ© tant dâenthousiasme. On aurait mĂȘme pu supposer sans trop dâirrĂ©vĂ©rence que les bravos sâadressaient au silence du fonctionnaire plutĂŽt quâĂ sa parole⊠Enfin tout avait donc Ă©tĂ© dit! Les meilleurs Ă©lĂšves, debout sur lâestrade et trĂšs intimidĂ©s, avaient rĂ©citĂ© des vers, et les autoritĂ©s du village, non moins embarrassĂ©es peut-ĂȘtre, avaient solennellement dĂ©bitĂ© de la prose. Maintenant, M. Forest, le maĂźtre dâĂ©cole, prenait en main la liste des noms ; le maire examinait avec intĂ©rĂȘt les beaux livres bleus et roses dont quelques-uns avaient des tranches dorĂ©es qui brillaient comme des flammes. Un autre monsieur, qui souriait et cherchait Ă se rendre utile, sâoccupait Ă dĂ©mĂȘler les couronnes; les fils de fer sâaccrochaient; câĂ©tait une opĂ©ration trĂšs dĂ©licate. Bien des grands yeux ardents se fixaient sur ces couronnes de papier rĂ©calcitrantes, et sur ce monsieur, qui maniait tant de gloire avec un air tout naturel.
M. Forest mit bien haut son papier, et toussa lĂ©gĂšrement pour Ă©claircir sa voix. Le maire se leva de nouveau; il tenait un grand volume et une couronne dâor; câĂ©tait le prix dâexcellence.
On savait bien qui allait ĂȘtre nommĂ© et tous les yeux se tournaient dĂ©jĂ vers ce favorisĂ© du sort, quand soudain quelque chose dâextraordinaire les dirigea vers la porte.
Il sâĂ©tait fait du bruit au dehors; une voiture s'Ă©tait arrĂȘtĂ©e devant la maison dâĂ©cole. On entendait les chevaux qui secouaient leur mors, le claquement dâune portiĂšre qui se refermait. Presque aussitĂŽt, sur le seuil de la salle, dans le reflet blanc de la route, un homme parut qui tenait une petite fille par la main.
CâĂ©tait le marquis de PeyralĂšs et GeneviĂšve, son unique enfant. A cause de son nom et de sa position dans le pays, surtout par principe et par conviction, le marquis avait cru de son devoir dâassister Ă la distribution des prix de lâĂ©cole du village.
Il gravit lâestrade, serra la main du maire et celle du maĂźtre dâĂ©cole, et sâexcusa de venir un peu tard. Puis il se tourna vers les enfants qui, dĂ©sappointĂ©s, sâapprĂȘtĂšrent Ă essuyer un autre discours. Leurs craintes furent bientĂŽt dissipĂ©es. M. de PeyralĂšs les fit rire en leur montrant quâils Ă©taient compris ; il ajouta :
â Mes enfants, je nâai rien Ă vous dire. Le vĂ©ritable enseignement de cette journĂ©e nâest pas dans nos paroles : il est ici.
Et son geste indiquait les livres et les couronnes.
M. de PeyralĂšs parlait dâun ton lent et froid. CâĂ©tait un homme dâune quarantaine dâannĂ©es, au front dĂ©pouillĂ©, au regard court et incertain du myope. Il avait des favoris chĂątain clair quâil portait taillĂ©s Ă la façon des magistrats. Ses lĂšvres rasĂ©es se fermaient avec une expression dâamertume. Il Ă©tait en grand deuil, car il venait de laisser derriĂšre lui, Ă Paris, dans le caveau de leur famille, le corps glacĂ© de sa jeune femme. Il avait aimĂ© celle-ci pendant onze ans autant quâil est possible d'aimer.
Lâenfant qui se pressait Ă son cĂŽtĂ©, et qui, depuis leur entrĂ©e, nâavait pas quittĂ© la main de son pĂšre, Ă©tait une petite crĂ©ature adorable. Elle avait le teint pĂąle et lâair un peu dĂ©licat; de grands yeux bleus, assez enfoncĂ©s dans lâombre, des sourcils; le nez, la bouche, lâovale du visage trĂšs purs, et des masses de cheveux brun foncĂ© Ă reflets de cuivre. Elle Ă©tait vĂȘtue, Ă la mode anglaise, dâune espĂšce de fourreau Ă larges plis, trĂšs court; une ceinture entourait au-dessous de sa taille son corps gracieux, et un grand chapeau marin, placĂ© trĂšs en arriĂšre, laissait voir une frange Ă©paisse de ses cheveux qui lui retombait sur le front. Ses vĂȘtements Ă©taient tellement garnis de crĂȘpe que câest Ă peine si lâon y distinguait une autre Ă©toffe.
Dans un coin de lâestrade se trouvait un fauteuil inoccupĂ©, semblable Ă celui du maire. On avait bien espĂ©rĂ© que M. de PeyralĂšs daignerait assister Ă la cĂ©rĂ©monie, et ce siĂšge dâhonneur lui Ă©tait destinĂ©. Il sâassit ; sa petite fille se plaça sur une chaise, tout prĂšs de lui.
La distribution allait enfin commencer.
â Prix dâexcellence, lut M. Forest, dĂ©cernĂ©, Ă lâĂ©lĂšve qui, par sa conduite et son travail, sâest le plus distinguĂ© pendant tout le cours de lâannĂ©e scolaire⊠Philippe Sauval.
Un jeune garçon dâune douzaine dâannĂ©es se leva, et, passant devant ses camarades qui applaudissaient de toutes leurs forces, il monta sur lâestrade.
â Tiens ! dit GeneviĂšve tout bas en se penchant vers son pĂšre, câest Philippe. Quâil est grand ! Oh ! je suis contente quâil ait le prix.
Elle le regardait venir, et sâĂ©tonnait beaucoup. Le fils du garde-chasse de son pĂšre ne ressemblait en rien aux autres petits paysans. Elle lui trouvait tout Ă fait lâair des jolis cavaliers qui la faisaient danser aux matinĂ©es dâenfants, alors que sa chĂšre maman vivait encore, et quâelle-mĂȘme avait des robes blanches et des ceintures roses, et nâavait jamais portĂ© de noir.
Cette réflexion attendrissait GeneviÚve, et, lorsque Philippe eut la couronne sur le front, elle le trouva si charmant et son triomphe si glorieux, que touchant le bras du marquis :
â Puis-je applaudir aussi, papa? demanda-t-elle.
Philippe Sauval reparut souvent sur lâestrade. Quand tous les prix de sa division eurent Ă©tĂ© distribuĂ©s, il avait dans les bras tant de livres et de couronnes quâil ne pouvait plus les porter. Ses voisins, moins intelligents, moins studieux, moins heureux que lui, en particulier ceux qui nâavaient obtenu aucune rĂ©compense, se disputaient lâhonneur de lui aider. La supĂ©rioritĂ© de Philippe sur eux Ă©tait trop marquĂ©e pour quâils pussent ĂȘtre jaloux de lui. Il Ă©tait bon camarade et on lâaimait. Puis en tenant ses beaux livres et ses couronnes, il semblait que lâon prit une petite part momentanĂ©e Ă son succĂšs.
La distribution des prix continuait ; câĂ©tait le tour des petites classes. Des bĂ©bĂ©s, trop tĂŽt sortis des robes, avec des culottes trop larges tombant jusque sur leurs gros souliers, montaient Ă prĂ©sent sur lâestrade, gauchement, butant contre chaque marche, trĂšs fiers, mais si timides quâils avaient envie de pleurer. Dans le fond, leurs mĂšres fondaient en larmes ; tandis que leurs pĂšres, qui trouvaient honteux pour des hommes de se montrer Ă©mus, passaient le revers de leurs manches sur leurs yeux et disaient : â Tout de mĂȘme, le petit gars ! â lorsquâils redescendaient avec une couronne posĂ©e de travers sur leurs cheveux Ă©bouriffĂ©s.
Le marquis de PeyralĂšs, trĂšs grave, battait machinalement des mains, tendait un livre, disait un mot dâencouragement, et faisait les plus grands efforts pour ramener Ă chaque instant sa pensĂ©e qui sâĂ©chappait, qui sâen allait Ă Paris, au cimetiĂšre, aux annĂ©es enfuies, Ă lâavenir sombre. Une chose lui rendait cependant lâattention moins difficile : câĂ©tait la prĂ©sence de GeneviĂšve. Cette enfant Ă©tait tout dĂ©sormais pour son cĆur. Quant Ă son esprit, il le nourrissait de hautes pensĂ©es et dâimportants travaux. M. de PeyralĂšs Ă©tait Ă la fois un homme politique et un Ă©crivain. Sa fille et ses manuscrits, voilĂ ce qui reprĂ©sentait sa vie mĂȘme. En dehors, il nây avait rien.
La petite GeneviĂšve sâĂ©tait dâabord amusĂ©e, mais elle finissait par trouver que cela durait trop longtemps. Les Ă©coliers, en allant et venant, piĂ©tinant sur place, soulevaient la poussiĂšre. Elle la voyait danser, toujours plus Ă©paisse, dans un large rayon de soleil qui sâavançait vers elle Ă mesure que lâaprĂšs-midi sâĂ©coulait; elle redoutait le moment oĂč ce rayon pourrait lâatteindre, et elle se disait quâune robe noire en Ă©tĂ©, cela tient vraiment bien chaud !
Enfin le maĂźtre dâĂ©cole se tut; la liste monotone des noms Ă©tait terminĂ©e.
Mais sur la table, recouverte dâun drap vert, oĂč traĂźnaient des bouts de faveurs et des feuilles de chĂȘne artificielles, il restait encore une derniĂšre rĂ©compense. Celle-ci, comme lâannonça le maire, Ă©tait la plus glorieuse de toutes. Les Ă©lĂšves la dĂ©cernaient eux-mĂȘmes, par vote, Ă celui dâentre eux quâils trouvaient le plus mĂ©ritant. CâĂ©tait M. de PeyralĂšs qui lâavait instituĂ©e. Elle consistait en une mĂ©daille dâor.
â Il sâest prĂ©sentĂ© cette annĂ©e une circonstance curieuse et qui double la valeur du prix que nous allons dĂ©cerner, dit M. le maire en Ă©levant lâĂ©crin de velours grenat.
M. de PeyralĂšs eut un mouvement de curiositĂ©. GeneviĂšve recula sa chaise que le soleil atteignait, puis, involontairement, se tourna vers Philippe: ce devait ĂȘtre lui qui aurait la mĂ©daille.
Le petit garçon essayait de ne pas paraĂźtre attendre que son nom fĂ»t prononcĂ©. Son regard se perdait dans le vague, au-dessus de lâestrade, au-dessus du buste de la RĂ©publique, un mauvais plĂątre sur un fond de drapeaux fanĂ©s. Par le chĂąssis entrâouvert, il apercevait un coin du ciel ; la lumiĂšre au dehors Ă©tait si Ă©clatante que lâazur paraissait dâargent. Et Philippe sâĂ©blouissait Ă regarder lĂ haut, pour se donner une contenance; pendant que, malgrĂ© lui, le feu de la joie sâĂ©chappait de ses yeux, avivĂ© par une ambition ardente qui venait de se dĂ©velopper en lui tout Ă coup, et qui dĂ©passait dĂ©jĂ les murs de lâhumble salle dâĂ©cole.
Le maire avait fait une pause, pour se mĂ©nager un effet. On entendait les chevaux du marquis, piaffant, sâirritant sous les piqĂ»res des mouches et du soleil, au delĂ du jardinet dâentrĂ©e, et la voix du cocher qui sâefforçait de les calmer.
â Cette rĂ©compense extraordinaire, continua le prĂ©sident de la cĂ©rĂ©monie, a Ă©tĂ© pour la premiĂšre fois adjugĂ©e Ă l'unanimitĂ©. Pas un suffrage nâa fait dĂ©faut. Un si honorable gage dâestime appartient Ă Philippe Sauval. .
Les bravos Ă©clatĂšrent. Maintenant ce n'Ă©taient plus les enfants seuls qui battaient des mains; les pĂšres, les mĂšres en faisaient autant. Les messieurs gantĂ©s, dont la prĂ©sence rendait cette journĂ©e solennelle, hochaient la tĂȘte lâun vers lâautre et rĂ©pĂ©taient: â Bien, trĂšs bien⊠Le maire voulut que M. de PeyralĂšs remĂźt lâĂ©crin lui-mĂȘme. Celui-ci refusa. Alors GeneviĂšve tendit les mains en suppliant; des larmes dâenthousiasme roulaient sous ses longs cils.
â Oh! papa⊠murmura-t-elle.
Quel plaisir elle aurait eu à donner la médaille!
â Toi? Oh! non, dit son pĂšre. Tiens, tu le couronneras, si tu veux.
Il souriait en lui tendant la guirlande raide et empesée de papier gaufré.
Mais quand GeneviĂšve lâeut dans les mains, elle se repentit de son mouvement; elle se sentit devenir toute rouge; elle aurait voulu disparaĂźtre. Elle allait ren...