Le voyageur qui, pour ses affaires ou pour son plaisir, venait, vers la fin de lâan de grĂące 1628, passer quelques jours dans la capitale du Royaume des Lys, comme on disait poĂ©tiquement Ă cette Ă©poque, pouvait avec certitude sâarrĂȘter, recommandĂ© ou non, Ă lâhĂŽtellerie le la Barbe Peinte, situĂ©e rue de lâHomme armĂ© ; il Ă©tait, sĂ»r dây trouver, chez maĂźtre Soleil, bon visage, bonne table et bon gĂźte.
Il nây avait point Ă sây tromper dâailleurs ; Ă part un ignoble cabaret qui faisait le coin de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, et qui, remontant au plus obscur moyen-Ăąge, avait, par son enseigne, reprĂ©sentant un homme armĂ©, donnĂ© son nom Ă cette ruelle, qui ne compte encore aujourdâhui que cinq numĂ©ros impairs et quatre numĂ©ros pairs, lâhĂŽtellerie dans laquelle nous allons introduire nos lecteurs tenait une place trop importante, et attirait les chalands par une trop majestueuse inscription pour quâun voyageur, quel quâil fĂ»t, eĂ»t lâidĂ©e dâaller plus loin, une fois quâil Ă©tait arrivĂ© en face dâelle.
En effet, outre le carrĂ© de fer-blanc, ornĂ© de dĂ©coupures Ă jour, qui grinçait au moindre vent, au bout dâune tringle terminĂ©e par un croissant dorĂ©, carrĂ©, de fer-blanc qui reprĂ©sentait le Grand-Turc, ornĂ© dâune barbe du ponceau le plus Ă©clatant, ce qui justifiait ce nom Ă©trange de lâhĂŽtellerie de la Barbe peinte, on pouvait, sur la façade de la maison et au-dessus de la porte dâentrĂ©e, lire le rĂ©bus suivant :
Ce qui signifiait, en adjoignant lâenseigne Ă lâinscription, et en ne faisant quâun des deux :
Ă LA BARBE PEINTE
SOLEIL
LOGE Ă PIED ET Ă CHEVAL.
Lâenseigne de la Barbe peinte pouvait rivaliser dâanciennetĂ© avec celle de lâHomme armĂ©, mais nous devons avouer en notre qualitĂ© de romancier, qui nous impose, Ă lâendroit de la vĂ©ritĂ©, des devoirs auxquels ne sâastreignent pas toujours les historiens, que lâinscription Ă©tait toute moderne.
Il y avait deux ans Ă peine que lâancien aubergiste, avantageusement connu sous les noms et prĂ©noms de : Claude-Cyprien MĂ©langeois, â avait, pour la somme de mille pistoles, cĂ©dĂ© son Ă©tablissement Ă maĂźtre Blaise-Guillaume Soleil, son nouveau propriĂ©taire ; or, ce nouveau propriĂ©taire, sans respect pour les droits sĂ©culaires des hirondelles, qui faisaient leurs nids Ă lâextĂ©rieur, et des araignĂ©es qui tissaient leurs toiles Ă lâintĂ©rieur, avait, Ă peine lâacte de vente passĂ©, appelĂ© les peintres et les tapissiers, fait gratter la façade, fait meubler les chambres de son hĂŽtellerie et fait tracer enfin, aux regards Ă©blouis de ses voisins, qui se demandaient oĂč maĂźtre Soleil pouvait prendre tout lâargent quâil dĂ©pensait, le pompeux rĂ©bus que nous avons eu lâhonneur dâexpliquer plus haut Ă nos lecteurs, non point, Dieu nous en garde, par doute de leur intelligence, mais par le dĂ©sir, tout Ă©goĂŻste, de ne pas les voir, pour faire une recherche dont nous pouvions leur Ă©pargner la peine, sâarrĂȘter inutilement au commencement de notre rĂ©cit.
Les vieilles femmes de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie et de la rue des Blancs-Manteaux avaient dâabord, en vertu des qualitĂ©s sibyllines quâelles devaient Ă leur Ăąge avancĂ©, prĂ©dit, eu hochant la tĂȘte de droite Ă gauche, que tous ces embellissements porteraient malheur Ă la maison, dont lâachalandage tenait justement Ă son aspect connu depuis des siĂšcles. Mais Ă leur grand dĂ©pit, et au suprĂȘme Ă©tonnement de ceux qui les prenaient pour oracles, la prĂ©diction funeste ne sâĂ©tait point rĂ©alisĂ©e, et tout au contraire lâĂ©tablissement avait prospĂ©rĂ©, grĂące Ă une clientĂšle aussi nouvelle quâinconnue, laquelle, sans faire, tort Ă lâancienne, avait augmentĂ©, et nous dirons mĂȘme doublĂ© les recettes que lâhĂŽtellerie de la Barbe peinte faisait, du temps oĂč les hirondelles bĂątissaient tranquillement leurs nids aux coins des fenĂȘtres, et oĂč les araignĂ©es tissaient non moins tranquillement leur toile aux angles des appartements.
Mais, peu Ă peu, une certaine lueur sâĂ©tait faite sur ce grand mystĂšre : le bruit avait circulĂ© que Mme Marthe-PĂ©lagie Soleil, personne fort alerte, fort avenante, encore jeune et encore jolie, vu quâelle avait trente ans Ă peine, Ă©tait la sĆur de lait dâune des dames les plus puissantes de la cour, laquelle dame avait, de ses deniers, ou de ceux dâune autre dame, encore plus puissante quâelle, avancĂ© Ă maĂźtre Soleil lâargent nĂ©cessaire Ă son Ă©tablissement, et que câĂ©tait cette sĆur de lait qui recommandait lâhĂŽtellerie de la Barbe peinte aux nobles Ă©trangers que lâon voyait depuis quelque temps circuler dans les rues, jusque-lĂ , assez mal frĂ©quentĂ©es, du quartier de la Verrerie et de la rue Sainte-Avoye.
Quây avait-il de vrai, quây avait-il de faux dans toutes, ces rumeurs ? Câest ce que la suite de cette histoire nous apprendra.
En tous cas, nous allons voir ce qui se passait dans une salle basse de lâhĂŽtellerie de la Barbe peinte, le 5 dĂ©cembre 1628, câest Ă -dire quatre jours aprĂšs le retour du cardinal de Richelieu de ce fameux siĂ©ge de la Rochelle, qui nous a fourni un des Ă©pisodes de notre roman des Trois Mousquetaires, et cela vers quatre heures de lâaprĂšs midi, heure Ă laquelle, vu la hauteur des maisons et le rapprochement des murailles, le crĂ©puscule commençait et doit commencer encore Ă tomber dans la rue de lâHomme ArmĂ©.
Cette salle basse était occupée momentanément par un seul personnage, mais comme ce personnage était un habitué de la maison, il y faisait à lui seul autant de bruit et y tenait autant de place que quatre buveurs ordinaires.
Il avait dĂ©jĂ vidĂ© un pot de vin, et en Ă©tait Ă la moitiĂ© du second, se tenant couchĂ© sur trois chaises, sâamusant Ă dĂ©chiqueter, avec la molette de ses Ă©perons, la paille dâune quatriĂšme, tandis que de la pointe de sa dague, il dessinait en creux sur la table un jeu de marelle en miniature.
Sa rapiĂšre, dont la poignĂ©e Ă©tait Ă la portĂ©e de sa main, sâallongeait de sa hanche sur sa cuisse, et glissait comme une couleuvre entre ses deux jambes croisĂ©es lâune sur lâautre.
CâĂ©tait un homme de 36 Ă 38 ans, dont on pouvait dâautant mieux voir le visage, au dernier rayon de lumiĂšre qui filtrait par les Ă©troits vitraux losangĂ©s de plomb, donnant sur la rue, quâil avait suspendu son feutre Ă lâespagnolette de la fenĂȘtre. Il avait les cheveux, les sourcils et la moustache noirs, le teint hĂąlĂ© des hommes du Midi, quelque chose de dur dans le regard et de railleur sur la lĂšvre, qui, en se retroussant par un mouvement, facial, pareil Ă celui du tigre, laissait voir des dents dâune blancheur Ă©clatante. Son nez droit et son menton en saillie indiquaient la volontĂ© poussĂ©e jusquâĂ lâentĂȘtement, tandis que la courbe infĂ©rieure de sa mĂąchoire accentuĂ©e Ă la maniĂšre de celle des animaux fĂ©roces, indiquait ce courage irrĂ©flĂ©chi dont il ne faut pas savoir grĂ© Ă celui qui le possĂšde, puisquâil nâest point chez lui le rĂ©sultat du libre arbitre, mais le simple produit dâinstincts carnassiers ; enfin, tout le visage, assez beau, offrait le caractĂšre dâune franchise brutale, qui pouvait faire craindre, de la part du porteur de cette physionomie, des accĂšs de colĂšre et de violence, mais qui ne laissait pas mĂȘme soupçonner des actes de duplicitĂ©, de ruse ou de trahison.
Quant Ă son costume, câĂ©tait celui des gentilshommes infĂ©rieurs de lâĂ©poque, moitiĂ© civil, moitiĂ© militaire ; avec le justaucorps de drap ouvert aux manches, la chemise bouffant Ă la ceinture, les chausses larges et les bottes de buffle abaissĂ©es au-dessous du genou. Tout cela propre, mais sans luxe et empruntant une espĂšce dâĂ©lĂ©gance, Ă la dĂ©sinvolture de celui qui le portait.
Ce fut sans doute pour ne pas Ă©veiller dans son hĂŽte un de ces accĂšs de colĂšre ou de violence auxquels il paraissait se laisser aller avec une trop grande facilitĂ©, que maĂźtre Soleil entra deux ou trois fois dans la salle basse oĂč il se trouvait, sans se permettre de faire la moindre remontrance sur la double dĂ©vastation dans laquelle il paraissait complĂ©tement absorbĂ©, se contentant, au contraire, de lui sourire chaque fois aussi agrĂ©ablement que possible, ce qui Ă©tait dâailleurs facile au brave hĂŽtelier, dont le faciĂšs Ă©tait aussi placide que celui du buveur Ă©tait mobile et irritable.
Cependant, Ă sa troisiĂšme ou quatriĂšme apparition dans la salle, maĂźtre Soleil ne put se retenir dâadresser la parole Ă son habituĂ©.
â Eh bien, mon gentilhomme, lui dit-il dâun ton de bienveillance marquĂ©e, il me semble que depuis quelques jours il y a du chĂŽmage dans les affaires ; si cela continue, cette bonne Joyeuse â comme vous lâappelez â et il montrait du doigt lâĂ©pĂ©e de celui auquel il adressait la parole â court risque de se rouiller au fourreau !
â Oui, rĂ©pondit le buveur de son ton goguenard, et cela tâinquiĂšte pour les dix ou douze pots de vin que je dois ?
â Oh ! JĂ©sus Dieu, mon gentilhomme, vous mâen devriez cinquante et mĂȘme cent que je nâen dormirais pas moins tranquillement, je vous le jure, sur les deux oreilles ! Non pas, je vous connais trop depuis dix-huit mois que vous frĂ©quentez la maison, pour que cette sotte idĂ©e me soit jamais venue, que je dusse perdre un denier avec vous ; mais, vous le savez, dans tous les mĂ©tiers, il y a des hauts et des bas ; et le retour de Son Ăminence le cardinal-duc va nĂ©cessairement pendant quelques semaines faire mettre les Ă©pĂ©es au clou. Je dis quelques semaines, car le bruit court quâil ne fait que toucher barre Ă Paris, et quâil va repartir avec le roi pour porter la guerre de lâautre cĂŽtĂ© des monts. Sâil en est ainsi, ce sera comme au temps du siĂ©ge de la Rochelle : au diable les Ă©dits ! et les Ă©cus pleuvront de nouveau dans notre escarcelle.
â Eh bien ! câest justement lĂ oĂč tu fais fausse route, ami Soleil ; car, avant-hier soir et hier matin, jâai travaillĂ© comme dâhabitude en tout bien tout honneur ; de plus, comme il nâest encore que quatre heures de lâaprĂšs-midi, jâespĂšre bien trouver quelque bonne pratique avant que le jour tombe tout Ă fait, et, tombĂąt-il, comme dame PhĆbĂ© est dans son plein, je compterais sur la nuit Ă dĂ©faut du jour. Quant aux Ă©cus qui te prĂ©occupent tant, non dans mon intĂ©rĂȘt mais dans le tien, tu vois, ou plutĂŽt tu entends, â et le buveur fit harmonieusement rĂ©sonner le contenu de sa poche â quâil y en a encore quelques-uns dans lâescarcelle, et que le gousset nâest pas tout Ă fait si vide que tu le crois ; donc, si je ne rĂšgle pas mon compte hic et nunc, câest tout simplement que je veux le faire payer par le premier gentilhomme qui viendra rĂ©clamer mes bons offices. Et peut-ĂȘtre bien â continua lâhĂŽte insoucieux de maĂźtre Soleil, en se penchant vers la fenĂȘtre et en appuyant son front contre les carreaux â peut-ĂȘtre bien celui qui mâacquittera envers toi, est-il celui-lĂ , justement, que je vois venir du cĂŽtĂ© de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, le nez en lâair comme un homme qui cherche lâenseigne de la Barbe peinte. Justement, il lâa vu, et paraĂźt on ne peut plus satisfait ! Ăclipsez-vous donc, maĂźtre Soleil, et comme il est Ă©vident que ce gentilhomme veut parler Ă moi, retournez Ă vos lardoires et laissez les gens dâĂ©pĂ©e causer de leurs petites affaires. Ă propos, Ă©clairez ; car dans dix minutes, il fera nuit comme dans un four, et jâaime Ă voir lâair des gens avec qui je traite.
Le buveur ne se trompait point, car, en mĂȘme temps que son hĂŽte, empressĂ© dâobĂ©ir aux ordres quâil venait de recevoir de lui, disparaissait par la porte de la cuisine, une ombre, interceptant un reste de jour entrant du dehors, apparaissait sur le seuil de la porte dâentrĂ©e.
Le nouveau venu, avant de se hasarder par un jour si douteux par la salle basse de lâhĂŽtellerie de la Barbe peinte, interrogea dâun regard prudent ses tĂ©nĂ©breuses profondeurs ; voyant alors que cette salle Ă©tait occupĂ©e par un seul individu, et que cet individu Ă©tait, selon toute probabilitĂ©, celui quâil cherchait, il remonta son manteau, Ă la hauteur de sa bouche et de ses yeux, de façon Ă se cacher entiĂšrement le visage, et sâavança vers lui.
Si lâhomme au manteau craignait dâĂȘtre reconnu, la prĂ©caution nâĂ©tait point inutile, car maĂźtre Soleil entra juste Ă ce moment, Ă©manant la lumiĂšre, comme lâastre dont il portait le nom, puisquâil tenait de chaque main une chandelle allumĂ©e, quâil alla dĂ©poser dans deux chandeliers de fer-blanc, accrochĂ©s Ă plat contre le mur.
LâĂ©tranger le regarda faire avec une impatience quâil ne se donna point la peine de cacher. Il Ă©tait Ă©vident quâil eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© demeurer dans la demi-obscuritĂ© oĂč la salle se trouvait dĂšs son arrivĂ©e, demi-obscuritĂ© qui devait toujours aller en augmentant, Ă mesure que la nuit tomberait. Cependant, i...