Le 4 octobre de cette année-là fut un grand
jour pour moi. Quand je vivrais aussi vieux que le patriarche
Mathusalem, cette date resterait à mes yeux plus mémorable que
celle d’aucun fait historique.
N’avez-vous pas ainsi dans vos souvenirs, ami
lecteur, des points de repère personnels auprès desquels pâliraient
pour vous Austerlitz et Waterloo ?
C’est ce jour-là que je fis mon entrée
solennelle dans la société française en qualité d’élève interne au
lycée de Châtillon !
À la vérité, j’allais partager les honneurs de
cette dignité avec deux cent trente de mes jeunes concitoyens.
Environ trois cents externes avaient bien aussi quelques droits à
se considérer comme appartenant à cet illustre établissement. Mais
telle est la part léonine que tout être humain, petit ou grand,
fait généreusement à son individu, qu’il me semblait, – et, ma foi,
il me semble presque encore, – que le rôle principal était mon lot
dans ce drame émouvant.
Quand je parle d’entrée solennelle, je me
laisse d’ailleurs entraîner quelque peu par mon imagination, et je
traduis plus exactement mon impression d’alors que celle des
témoins de cet événement. En réalité, notre équipage, j’en ai bien
peur, était plus ridicule qu’imposant.
Dès six heures du matin, et le jour à peine
levé, la Griseavait été attelée à la
« capote ».
La Grise était une bonne vieille jument qui,
depuis cinq à six mois, s’était habituée à voir gambader autour
d’elle un joli poulain alezan, et la perspective de laisser, pour
la première fois, son rejeton à l’écurie paraissait lui être des
plus pénibles. En dépit de son excellent caractère, elle parvenait
à peine à dissimuler sa mauvaise humeur.
Quant à la « capote », c’était une
sorte de large cabriolet couvert, muni d’un tablier à l’avant et
d’un coffre à l’arrière, monté sur des ressorts en cou de cygne, et
qui pouvait n’avoir pas été dépourvu d’élégance vers 1808, quand
mon grand-oncle, le chirurgien-major, s’en servait pour faire
campagne. Mais quelle décadence à cette heure !
Toute balafrée, écorchée, couturée à
l’extérieur, rapetassée à l’intérieur, avec son cuir terni, son
vieux drap bleu fané et ses articulations gémissantes, la pauvre
patache semblait demander grâce à chaque tour de roue. D’année en
année, on avait reculé le moment fatal d’une retraite nécessaire.
Mon père, en propriétaire campagnard aisé qu’il était, avait ses
moments où il se sentait un peu honteux de la « capote »,
– par exemple, dans les rares occasions où ma mère y prenait place
auprès de lui. Au fond, pourtant, il était plus attaché qu’il ne
voulait l’avouer à cette vénérable ruine. Elle était si commode
pour traîner dans les chemins de traverse, sans crainte des
ornières ou des ronces ! Et puis, elle avait de si grandes
poches, des dessous si spacieux, un tablier si monumental, et
jusqu’à des marchepieds si complaisants ! Au besoin on pouvait
y tenir cinq, en ayant soin de descendre aux montées. Et si bien
rembourrée ! tout crin, voyez-vous ! de quoi remplir
trois matelas. On ne travaille plus ainsi maintenant… Bref, la
capote allait toujours…
C’est tante Aubert qui avait présidé aux
préparatifs du départ. C’est elle qui avait, de ses propres mains,
consolidé sur le coffre ma malle en peau de porc, avec mon adresse
écrite par moi-même en majuscules :
ALBERT BESNARD
ÉLÈVE DE SIXIÈME AU
LYCÉE
C’est elle encore qui nous avait servi, à mon
père et à moi, notre café au lait. Puis j’étais allé embrasser
maman, que sa santé délicate obligeait à garder la chambre, et
grand-papa, qui avait profité de la circonstance pour me glisser
dans la main deux gros écus de cinq francs. J’avais dit adieu à ma
tante Aubert et à Jeanneton, qui pleuraient un peu toutes deux sur
le pas de la porte, et « hue la Grise ! » – nous
étions partis.
Quant à moi, il me serait difficile de
préciser la nature exacte de mes sentiments, tant ils étaient
confus et contradictoires ; mais, pour être franc, je crois
bien que la joie en était la note dominante.
Depuis mon premier jour jusqu’à l’âge de onze
ans que j’avais alors, j’étais toujours resté sous le toit
paternel. Le bourg de Saint-Lager, que nous habitions, était situé
au pied des monts Crampiens, dans un pays pittoresque et
riant ; mon père en était, en sa qualité de maire, le
personnage le plus important ; il était aussi le plus fin
chasseur à cinq lieues à la ronde, et un peu de cette gloire
n’avait pu manquer de rejaillir sur son fils unique.
Mais j’avais toujours nourri, depuis que je
savais lire, une passion désordonnée pour les voyages, et
l’expédition dans laquelle je m’engageais, pour ne s’étendre que
jusqu’au chef-lieu, n’en était pas moins mon premier pas autour du
monde. À ce titre elle m’enchantait.
D’autre part, je n’étais pas fâché de mesurer
enfin mes forces avec des condisciples, car jusqu’à ce jour je n’en
avais pas eu. Pour premier maître, on m’avait donné l’instituteur
de Saint-Lager, qui m’avait appris à lire, mais n’avait jamais
réussi à me donner une écriture passable ; – puis, le vicaire
de la paroisse m’avait initié aux premiers mystères de Lhomond et
de Burnouf, et un arpenteur-géomètre m’avait fait avancer en
arithmétique jusqu’à la division des fractions. Je ne dois pas
oublier le plus cher et le plus tendre de tous, ma mère, qui
n’avait jamais manqué, quatre ou cinq ans durant, de me faire
répéter mes leçons de grammaire, d’histoire et de géographie.
C’est elle qui avait décidé mon départ pour le
lycée. Mon père m’aurait, je crois, fort bien laissé un an ou deux
de plus vagabonder autour de la maison ; mais ma mère n’avait
pas l’habitude de n’écouter que sa tendresse : elle savait que
les parents trop faibles le sont aux dépens du bonheur à venir de
leurs enfants, et, pour rien au monde, elle n’aurait voulu diminuer
mes chances de succès dans la vie en me gardant trop longtemps
auprès d’elle. Un incident fortuit précipita pourtant sa
décision.
L’inspecteur d’académie du département, en
tournée dans le canton, avait dîné chez nous et passé la soirée à
la maison. Il eut l’obligeance de m’interroger sur mes études, et,
me trouvant avancé pour mon âge, conseilla de me mettre au lycée
sans retard.
« Il pourra entrer en sixième, dit-il, ce
qui lui permettra d’être bachelier vers seize ans et d’avoir du
temps devant lui pour choisir sa carrière. C’est un avantage à ne
pas négliger. »
Ce jugement fut une loi pour mes parents, et
c’est ainsi que, vers la fin de juillet, il fut entendu qu’à la
rentrée des classes je partirais pour Châtillon.
Les trois mois d’attente se passèrent pour moi
dans une impatience fébrile. S’il faut tout avouer, la perspective
de revêtir une tunique à boutons dorés, un pantalon à ganse rouge
et un képi bordé, comme un officier, n’était pas étrangère à ce
sentiment. Je n’avais certes pas le fétichisme du costume, et je
crois bien que, sans la surveillance rigoureuse à laquelle j’étais
soumis à cet égard, il me serait arrivé souvent de pécher par
l’excès contraire ; mais le prestige de l’uniforme n’en était
pas moins puissant sur mon imagination, et, s’il n’avait tenu qu’à
moi, je crois bien que j’aurais abordé la tunique avant même de
figurer sur les registres du lycée.
Chose étrange : ce qui jouait le plus
grand rôle dans mes préoccupations enfantines, avec cette fameuse
tunique, c’était un autre article du trousseau réglementaire, qui
avait beaucoup fait rire ma mère et ma tante Aubert. Cet article,
qui figurait entre les bas et les serviettes sur le prospectus du
lycée, était ainsi conçu :
IX. – Six bonnets
de coton blanc ou écru.
« Est-ce qu’on va obliger Albert à porter
un bonnet de nuit ? avait demandé ma mère.
– Ce n’est pas probable, avait répondu
mon père ; mais, puisque les bonnets de coton sont notés sur
le trousseau, le plus simple est de les fournir. »
J’avais saisi au passage ce bout de
conversation, et il avait laissé des traces profondes dans ma
cervelle enfantine.
Le bonnet de coton était intimement associé
pour moi avec l’idée de l’âge le plus avancé. À la maison, mon
grand-père était le seul à se coiffer, dans le recueillement de la
chambre à coucher, de ce couvre-chef vénérable. Au dehors, je ne
l’avais jamais vu porter que par deux ou trois paysans
octogénaires ; encore le mettaient-ils sous leur chapeau.
Le fait seul d’avoir six bonnets de coton dans
ma malle me paraissait donc équivalent à un brevet de vieillesse,
et je n’exagère rien en constatant que cette simple circonstance me
rehaussa dans mon opinion personnelle de cinq à six ans au moins.
Petit garçon la veille, je me crus un homme, du jour où j’étais
admis aux honneurs du casque à mèche.
Ces hautes considérations de politique intime
me firent accepter avec une grande force d’âme l’important
changement qui survenait dans ma vie. C’était de l’ingratitude si
je songe à tous les braves cœurs qui allaient avoir la bonté de
regretter mon départ…
Et d’abord mon père et ma mère qui avaient,
par devoir et par tendresse pour moi, pu se résoudre à cette
séparation, mais qui ne l’acceptaient assurément pas d’un cœur
léger ! Combien de fois n’ai-je pas vu les yeux de maman
attachés sur moi avec leur doux regard voilé qui semblait
dire :
« Que va devenir mon Albert parmi tous
ces étrangers ? »
Quant à mon père, aux champs ou à la chasse du
matin au soir, il avait moins de temps à donner à des pensées de
cet ordre ; mais il lui échappait des mots qui en trahissaient
de temps en temps l’existence. C’est à table spécialement que ces
accès le prenaient.
« Allons, mon garçon, encore un morceau
de tarte… tu n’en auras pas d’aussi bonne au lycée ! »
disait-il, par exemple.
Ou bien, tout à coup, au milieu d’un
silence :
« Bah ! nous serons bientôt aux
congés du jour de l’an !… Et puis, ta mère et moi, nous irons
te voir aussi souvent que possible… »
Mais le plus touché au cœur par cette
séparation imminente était peut-être mon grand-père, – bon
papa, comme je l’appelais toujours.
Lecteur, si j’avais un vœu à formuler pour
vous à l’occasion de la nouvelle année, je ne vous souhaiterais que
d’avoir un grand-papa comme le mien…
Bon ! dira-t-on ; est-ce que tous
les grands-papas ne sont pas les mêmes ? Qui a jamais entendu
parler d’un grand-papa qui ne fût pas l’indulgence
incarnée ?
Je le veux bien. Mais n’importe, je doute
qu’il y ait jamais eu un bon papa comme le mien. Un illustre poète
a écrit : l’Art d’être grand-père. Certes, cet
art-là, le cher vieillard le possédait d’instinct. Il était poète à
sa façon, lui aussi, et je vois encore ses bons gros yeux humides
de tendresse, sous ses longs sourcils gris, sa figure rose et
toujours frais rasée, avec une bouche fine un peu rentrée, son nez
parfois un peu barbouillé de tabac, et ses deux mains toutes ridées
sur la poignée de sa canne…
Ah ! il en savait des contes,
celui-là ! Des contes de fées et des histoires de brigands, et
des récits de voyages, et des anecdotes de sa vie !… Il avait
été garde d’honneur en 1813 et blessé d’un coup de sabre à la
bataille de Leipzig. Il avait visité l’Italie, l’Espagne,
l’Angleterre et le Brésil. Il avait vu Talma et applaudi
Mlle Mars dans son plus beau temps. Il avait
entendu chanter Lablache, Rubini, Tamburini et même Nourrit. Et
après tout cela il s’était retiré à Saint-Lager, où tous ses
souvenirs s’étaient tassés, condensés, un peu emmêlés, mais non pas
affaiblis.
Il avait un talent pour conter que je n’ai
jamais trouvé chez personne au même degré. Le fait le plus
insignifiant en apparence revêtait sur ses lèvres des couleurs
d’une vivacité et d’un éclat qui m’enchantaient. Je me rappelle
fort bien qu’il lui arrivait parfois de me dire un conte que
j’avais déjà lu, peut-être dans le même livre que lui ; eh
bien ! j’y trouvais toujours un piquant, une saveur que le
texte avait été impuissant à donner. J’avais beau connaître par le
menu tous les incidents et tous les détails, savoir d’avance le
dénouement, je n’en palpitais pas moins d’émotion à toutes les
péripéties.
Il y a telle de ses histoires qu’il m’avait
bien racontée vingt fois au bas mot, et je ne crois pas avoir été
moins intéressé la dernière fois que la première. Les meilleures à
mon goût étaient celles qu’il avait lui-même inventées pour moi. Il
y en avait une surtout : la scène se passait « au
Mississipi où les mouches portent béquilles ! » Ah !
mes amis, quel conte ! Je voudrais bien pouvoir l’écrire pour
vous et vous y faire trouver un peu du plaisir qu’il me causait.
Mais c’est impossible. C’était un de ces contes ailés qui défient
la sténographie. Jamais personne ne pourra le répéter. Bon papa
lui-même ne le disait jamais deux fois de même.
Chose étrange et que j’ai peine à m’expliquer
aujourd’hui, ces variations n’altéraient nullement ma foi
intrinsèque dans le narrateur et dans le récit.
Après bon papa, l’idole de mon enfance avait
été ma tante Aubert. Par exemple, je puis bénir trois fois le ciel
que la chère âme n’ait été que ma tante et non pas ma mère. Tante
Aubert était une cousine à nous. Quand je l’ai connue, ma tante
avait déjà des cheveux gris, une gentille petite figure ratatinée
comme une pomme de reinette, les meilleures des pommes puisqu’elles
gagnent à vieillir, et elle était depuis dix ou quinze ans veuve du
commandant Aubert et sans enfants. Les médisants prétendaient
qu’elle boitait un peu ; je ne l’avais jamais remarqué ;
on ne voit pas volontiers les imperfections de ceux qu’on aime. La
démarche un peu chancelante de tante Aubert me semblait à moi une
grâce de plus.
La tendresse qu’elle m’avait vouée tenait tout
simplement de la folie. J’ignore quelles auraient pu être ses idées
sur l’éducation des filles si j’avais eu des sœurs. Mais en ce qui
touche l’éducation des garçons, je n’hésite pas à proclamer
aujourd’hui que ses notions étaient des plus étonnantes.
Par exemple, elle croyait hautement dangereux
de me laisser courir ou m’amuser à des jeux tant soit peu violents,
dans la crainte des « chaud et froid ». Le
proverbe : « Jeux de mains, jeux de vilains » était
un de ses axiomes. Elle trouvait indispensable en hiver de faire
bassiner mon lit et de me faire apporter de l’eau tiède pour ma
toilette. Elle aurait considéré comme une haute imprudence de me
laisser grimper à un arbre et sauter par-dessus une barrière, et se
serait probablement accusée d’homicide par négligence si je n’avais
pas eu tous les matins mon café au lait dans mon lit, avant même
d’ouvrir les yeux. Dans son opinion, l’étude ou la lecture,
prolongée plus d’une heure de suite, entraînait pour le tendre
cerveau d’un enfant un danger imminent de congestion avec
accompagnement de fièvre et de délire.
Mais ce qu’elle considérait surtout comme
criminel, c’est qu’on osât me « contrarier » spécialement
sur le chapitre de la gourmandise. Quand j’étais tout petit garçon,
j’avais eu longtemps une recette infaillible pour obtenir ce qu’on
me refusait avec le plus de raison ; c’était d’aller trouver
ma tante en braillant à poings fermés. Elle n’hésitait pas une
seconde, alors, à m’accorder ce que je réclamais, et cela avec un
commentaire qui excusait tout à ses yeux :
« Ne pleure pas, mon chéri ; si tu
savais comme tu deviens laid !… »
Tout enfant que j’étais, j’avais fini par
sentir les dangers de cette faiblesse, et, quoique j’aimasse
assurément de tout mon cœur ma chère tante, je crois bien qu’un peu
de dédain se mêlait à mon affection. Aujourd’hui encore je frémis
en pensant quelle poule mouillée je n’aurais pas manqué de devenir
sous un tel régime, s’il s’était prolongé.
Mais, fort heureusement, nous arrivions à
Châtillon, et les fers de la Grise sonnaient déjà pesamment sur le
pavé du chef-lieu.