Les Deux Freres
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Les Deux Freres

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À propos de ce livre

M. Florence est instituteur dans le petit hameau des Chaumes. Dans ce village vivent les freres Rantzau, les deux plus riches propriétaires de la région, qui se détestent et se jalousent mutuellement. Tout le village subit cet affrontement entre les deux hommes, qui inculquent cette animosité a leurs enfants. Seuls M. Florence, ainsi que M. Jannequin, le curé, essaient tant bien que mal de se maintenir entre les deux camps et de les réconcilier...

Foire aux questions

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635255740

Chapitre 1

 
 
À quelques lieues au-dessus de la Maladrie, en remontant la Sarre, vous trouvez, dans une gorge paisible des Vosges, le petit village des Chaumes. Une centaine de maisonnettes hautes, basses, couvertes de bardeaux ou de vieilles tuiles grises, bordent la riviĂšre. De loin en loin un petit pont la traverse, avec ses deux perches oĂč les enfants se penchent pour regarder le fourmillement des ablettes au soleil, autour d’un vermisseau, le mouvement des grandes herbes appelĂ©es queues de chat, et le passage des canards qui remontent le courant, en allongeant derriĂšre eux leurs larges pattes jaunes. Ils sont lĂ  durant des heures, les cheveux Ă©bouriffĂ©s, le pantalon et la veste dĂ©chirĂ©s, le petit sac d’école Ă  sa ficelle sur la hanche, car le village a son Ă©cole, mais jamais ils ne se pressent d’y aller. Puis c’est une femme qui passe en jupon, les pieds nus, le cuveau de sapin sur la tĂȘte, rempli de linge : Marie-Jeanne ou Catherinette vont au lavoir. AprĂšs cela des bƓufs et des chĂšvres dĂ©filent ; le vieux Minique, sa pioche sur l’épaule et la tĂȘte penchĂ©e, va dĂ©tourner l’eau sur son pré ; M. le curĂ©, la soutane relevĂ©e et son tricorne Ă  la main, se dĂ©pĂȘche d’aller dire la messe ; ainsi de suite !
Tout cela se voit de loin, dans la grande prairie verdoyante, au milieu des palissades et des haies vives des jardinets, oĂč pend la lessive des mĂ©nages.
À gauche, s’élĂšve la colline, avec ses orges, ses avoines, ses champs de seigle et de pommes de terre, ses vieux pommiers tout noueux, dĂ©jetĂ©s et penchĂ©s par le vent.
Depuis cinquante ans que j’habite les Chaumes, je n’ai jamais pu dĂ©cider les propriĂ©taires Ă  redresser leurs arbres ; les trois quarts ne veulent connaĂźtre ni la taille ni la greffe, et laissent tout pousser Ă  la grĂące de Dieu. Cela fait du fruit bien aigre, mais ils s’en contentent !
Cette culture monte Ă  la lisiĂšre des bois, qui, le soir couvrent champs, vergers, village et riviĂšre de leur ombre. Il ne reste qu’une bande de lumiĂšre sur les prĂ©s ; elle diminue toujours et finit par disparaĂźtre Ă  la nuit.
C’est l’heure oĂč les troupeaux rentrent, oĂč la corne du hardier chante, oĂč chĂšvres et pourceaux courent dans le village chercher leur logis ; ils ne se trompent jamais de porte, et grognent ou bĂȘlent d’une voix plaintive, jusqu’à ce qu’on vienne leur ouvrir.
Ce bruit s’éteint Ă  son tour.
On n’entend plus dans la vallĂ©e que le doux murmure des crapauds, le long de la riviĂšre, et la grande voix traĂźnante des grenouilles au milieu du silence.
Alors les petites lumiĂšres sont allumĂ©es dans les baraques. On soupe, on se repose de la journĂ©e. En deux ou trois endroits commence la veillĂ©e ; et la vieille Ă©glise compte les heures du bavardage, jusqu’au moment oĂč les bonnes femmes avec leurs rouets, les filles avec leur broderie et leur tricot retournent dormir Ă  la maison.
VoilĂ  le village des Chaumes.
Plus loin, Ă  deux ou trois cents pas, se trouvent les moulins du pĂšre Lazare, oĂč l’eau tombe en franges comme un cristal des vieilles roues moussues, et, plus loin encore, sous bois, dans la gorge Ă©troite, les scieries de Frentselle et du Gros-Sapin.
Lorsque je reçus ma nomination d’instituteur aux Chaumes, M. Fortier en Ă©tait le maire et M. Rigaud, aubergiste Au Pied de BƓuf, l’adjoint ; mais les deux frĂšres Rantzau jouissaient d’une grande influence par leur richesse et gouvernaient en quelque sorte le conseil municipal. Le vieux Rantzau, leur pĂšre, mort deux ou trois ans avant, avait Ă©tĂ© cultivateur, marchand de bois et de salin. Il avait gagnĂ© de l’argent ; ensuite il Ă©tait mort, comme nous mourrons tous, laissant ses biens Ă  sa fille Catherine, mariĂ©e avec Louis Picot, brasseur Ă  Lutzelbourg, et Ă  ses deux fils, Jean et Jacques, qui malheureusement ne trouvaient pas tous les deux le partage Ă  leur convenance.
C’est du moins ce qui parut alors, car eux, qui s’aimaient du vivant de leur pĂšre, qui se soutenaient contre tous, et qui s’étaient mariĂ©s en mĂȘme temps avec les deux filles du vieux juge de paix LefĂšvre, depuis ce moment-lĂ  se dĂ©testaient et ne pouvaient plus se voir.
Jean, l’aĂźnĂ©, Ă©tait un grand gaillard chauve, rempli d’orgueil et de l’amour des biens de la terre. Par son testament le pĂšre lui donnait la maison hors part, d’abord comme Ă©tant l’aĂźnĂ© de la famille, ensuite pour l’avoir soutenu de son travail. Ce partage Ă©tait injuste, car si Jean avait aidĂ© le pĂšre dans sa culture et son commerce de salin, Jacques ne lui avait pas Ă©tĂ© moins utile pour l’exploitation des coupes.
On ne connaissait pas de plus grande maison au pays que celle du vieux Rantzau, avec hangars, jardin sur la riviĂšre, des Ă©curies pour quinze piĂšces de gros bĂ©tail et des granges pour entasser foin, paille, fourrages de toute sorte, autant qu’il en faut pour toute l’annĂ©e.
En outre, belles caves, distillerie et buanderie, enfin une maison superbe, recrépite à neuf et les volets peints en vert.
Jean Ă©tait content. Il trouvait tout naturel d’avoir la maison du pĂšre ; mais cet article du testament ne plaisait pas Ă  Jacques, qui fit bĂątir aussitĂŽt une maison en face de l’autre, sĂ©parĂ©e seulement par la rue, hangar contre hangar, grange contre grange, Ă©curies contre Ă©curies, portes contre portes, fenĂȘtres contre fenĂȘtres, avec une place semblable pour le fumier, le fagotage et le bois. – C’était une dĂ©claration de guerre ! Jean le comprit. Mais ce qui l’ennuya bien plus, c’est que trois mois aprĂšs Jacques acheta le grand prĂ© de GuĂźsi, le plus beau prĂ© du vallon, et qu’il le paya comptant douze mille francs, ce qui ne s’était jamais vu et ne se reverra sans doute jamais aux Chaumes.
Jean, en apprenant cela, devint tout pĂąle ; il ne dit rien, car les Rantzau sont trop fiers pour crier contre leur propre famille ; mais les deux frĂšres, l’un en face de l’autre, forcĂ©s de se voir vingt fois tous les jours, ne s’adressaient plus la parole. Ils allaient et venaient, sans avoir l’air de se connaĂźtre. La femme de Jean venait de mettre au monde une petite fille, celle de Jacques un garçon. Tout le village et la vallĂ©e se partageaient entre ces deux hommes, donnant raison ou tort Ă  Jacques ou Ă  Jean, chacun selon ses intĂ©rĂȘts.
C’est dans cet Ă©tat que je trouvai le pays, sous le rĂšgne de Louis XVIII, lorsque je vins remplacer aux Chaumes l’ancien instituteur Labadie, hors de service Ă  cause de son grand Ăąge, et que j’épousai sa fille unique Marie-Anne, Ă  laquelle je dois tout le bonheur de ma vie depuis cinquante ans et qui m’a donnĂ© de braves enfants.
Le beau-pĂšre et moi nous continuĂąmes de vivre ensemble au logement de la maison d’école ; il m’aidait encore quelquefois dans mon travail, et me prodiguait les meilleurs conseils.
« Ne vous mĂȘlez jamais des affaires du village, Florence, me disait-il ; n’entrez dans aucune querelle particuliĂšre ; tĂąchez d’ĂȘtre bien avec tout le monde. Remplissez vos devoirs Ă  l’école, Ă  l’église, Ă  la mairie, avec zĂšle, et respectez ceux qui peuvent vous donner des ordres. Cela ne vous empĂȘchera pas d’avoir votre opinion sur tout, mais n’en dites rien. De cette maniĂšre vous pourrez vivre en paix et faire quelque bien autour de vous. »
Ainsi parlait cet excellent homme. Il me raconta la haine terrible que se portaient les frĂšres Rantzau, me recommandant pour eux, encore plus que pour tous les autres, d’ĂȘtre prudent ; recommandation d’autant plus sage, que les enfants de Jean et de Jacques devaient tĂŽt ou tard venir Ă  mon Ă©cole, et que la moindre prĂ©fĂ©rence marquĂ©e pour l’un ou pour l’autre pouvait me faire le plus grand tort.
Ces premiĂšres annĂ©es oĂč le jeune homme quitte son pays et va chercher fortune ailleurs sont les plus pĂ©nibles de la vie ; heureux celui qui trouve un bon conseiller, il Ă©vite souvent des fautes irrĂ©parables. Moi, je n’ai pas eu de regrets par la suite, ayant toujours Ă©coutĂ© les conseils de la prudence, et ces premiers temps me reviennent avec plaisir.
Quelle diffĂ©rence entre la plaine, que je quittais, et la montagne oĂč je me trouvais alors ! Mon vieux maĂźtre de Dieuze en Lorraine, homme instruit pour l’époque, m’avait donnĂ© le goĂ»t des choses naturelles, l’amour des plantes et des insectes, il m’avait appris le peu de musique qu’il savait. Combien ces premiĂšres Ă©tudes me furent utiles !
 Combien elles servirent Ă  me faire prendre en patience le travail souvent ingrat de l’école !
 Tous les soirs, aussitĂŽt aprĂšs la classe, je passais la bretelle de mon petit herbier sur l’épaule, et je grimpais le sentier de la cĂŽte. Les grands genĂȘts en fleur, les bruyĂšres roses, les mille plantes sauvages attachĂ©es aux rochers ; les mouches dorĂ©es, argentĂ©es, couvertes de velours sombre ou de soie Ă©clatante, qui s’élevaient Ă  chaque pas et produisaient aux derniers rayons du jour, un bourdonnement immense, toutes ces choses me remplissaient le cƓur d’attendrissement.
J’allais, je choisissais ; n’ayant pas grande science, je croyais toujours faire quelque dĂ©couverte. Et puis en haut, contre les ruines du vieux chĂąteau, oĂč les ronces et le vieux lierre de cent ans tout flĂ©tri s’étendent sous les jeunes couches vivaces, je m’arrĂȘtais, regardant la vallĂ©e calme et paisible, la riviĂšre miroitante, les petits toits Ă  la file, l’église, la maison de cure avec sa gloriette et son rucher, le moulin, les scieries lointaines dĂ©jĂ  dans l’ombre, et ce spectacle me faisait rĂȘver
 Je me disais :
« VoilĂ  le coin du monde oĂč tu vas passer ton existence. Regarde ! C’est ici que tu dois rendre service Ă  tes semblables, Ă©lever les enfants que Dieu te donnera, et puis te reposer dans la paix du Seigneur. Travaille, Ă©tudie
 Qui sait si parmi les Ă©lĂšves assis sur les bancs de ton Ă©cole, en guenilles et les pieds nus, pauvres ignorants, presque abandonnĂ©s comme les sauvageons de la forĂȘt, qui sait s’il ne se trouvera pas un homme utile, bienfaisant et mĂȘme remarquable par ses lumiĂšres ? Car le Seigneur ne regarde pas aux conditions, il sĂšme partout le bon grain. TĂąche de suivre son exemple ! Beaucoup de tes leçons tomberont dans les ronces, beaucoup sur le rocher ; mais pourvu qu’une seule graine utile tombe dans la bonne terre, tu seras heureux. »
Ainsi venait le soir.
Alors je redescendais lentement la cĂŽte, songeant aux nouvelles plantes que j’avais recueillies, aux nouveaux insectes que j’avais piquĂ©s sur mon chapeau, et tĂąchant de les classer, non d’aprĂšs la science, je n’avais pas assez de savoir ni de livres pour cela, mais d’aprĂšs les familles de plantes et les appellations du pays.
Le beau-pĂšre, qui m’attendait sur la porte, en me voyant revenir Ă  la nuit close s’écriait :
« Vous ĂȘtes en retard, Florence ; Marie-Anne a la table mise depuis une heure, la soupe ne sera plus chaude. »
Il riait.
« Hé ! monsieur Labadie, lui disais-je, que voulez-vous ? On trouve tant de belles choses dans vos montagnes !
 c’est une vraie bĂ©nĂ©diction.
– Allons, montons, montons ! » faisait-il de bonne humeur.
Ma femme Ă©tait lĂ , souriante. On soupait ; on causait, je parlais de botanique et le beau-pĂšre s’écriait :
« Oui, je comprends cela ! De mon temps c’était affaire de grands savants. Nous autres, dans nos montagnes, nous n’entendions parler de M. de Billion, de LinnĂ©, de Jussieu que par hasard. Ah ! que nous aurions pourtant Ă©tĂ© bien placĂ©s pour Ă©tudier l’herbage des Vosges et rendre aux savants de vrais services ; mais on ne pensait pas Ă  nous, et toute la science des plantes, qui devrait ĂȘtre rĂ©pandue jusqu’au fond des hameaux, est dans les bibliothĂšques des grandes villes. »
Il s’égayait, non sans conserver un regret des belles annĂ©es perdues au milieu de toutes ces richesses.
AprĂšs cela, son amour Ă  lui, c’était la musique !
 Nous avions un petit clavecin de quatre octaves dans la salle Ă  manger et, la nuit venue, les volets fermĂ©s, le pĂšre Labadie s’asseyait dans son fauteuil de cuir, ses larges pieds sur les pĂ©dales et ses mains osseuses sur les touches noires, jouant des requiem, des alleluia, des in excelsis, accompagnant le plain-chant qu’il se figurait entendre, et se balançant, les yeux en l’air, avec un vĂ©ritable attendrissement. Il possĂ©dait une caisse pleine de vieilleries d’anciens maĂźtres allemands, qu’il Ă©levait jusqu’aux nues, et tout le pays savait que le pĂšre Labadie, des Chaumes, Ă©tait le premier organiste parmi les catholiques. Les luthĂ©riens en ont beaucoup de bons, ils s’adonnent Ă  la musique et s’en font un grand honneur. Je n’espĂ©rais pas devenir jamais aussi fort que le beau-pĂšre ; mais grĂące Ă  ses bonnes leçons, j’en sus bientĂŽt autant que Letcher de DĂąbo, ce qui suffisait pour tenir l’orgue, mĂȘme dans les occasions solennelles, comme les jours de confirmation, en prĂ©sence de Mgr de Forbin-Janson, l’évĂȘque de notre diocĂšse.

Chapitre 2

C’est au milieu de ces Ă©tudes et de ces travaux que s’écoulĂšrent mes premiĂšres annĂ©es aux Chaumes. Ma femme venait de nous donner un petit garçon, qui fut baptisĂ© Paul ; et le pĂšre Labadie, depuis ce jour, passait sa vie Ă  le regarder. Il pleurait parfois et s’affaiblissait de plus en plus ; son oreille devenait dure ; il n’allait plus Ă  l’église ; pourtant il n’eut jamais le malheur de tomber en enfance. Quand on lui parlait fort, soit pour lui demander un renseignement au sujet des papiers de la mairie, des actes de naissance ou de dĂ©cĂšs, des droits forestiers de la commune, et mĂȘme des dĂ©libĂ©rations du conseil municipal de quinze et vingt ans avant, aprĂšs avoir bien Ă©coutĂ©, il rĂ©pondait toujours juste et disait :
« Dans telle case, Ă  tel rayon, dans tel endroit, vous trouverez ce qu’il vous faut. »
Je crois qu’il sentait sa fin approcher, et qu’il se rĂ©jouissait intĂ©rieurement de voir un petit ĂȘtre bien portant venir pour le remplacer en ce monde.
MalgrĂ© le grand Ăąge du beau-pĂšre et sa faiblesse, nous avions donc toutes les raisons d’ĂȘtre heureux ; j’avais pris sa place Ă  l’école, Ă  la maison, Ă  l’église, Ă  l’arpentage, aux ventes de coupes ; j’étais adoptĂ© par la commune, qui me donnait trois cents francs de fixe ; avec ce qui me revenait comme organiste, comme chantre, aux baptĂȘmes, aux mariages, aux dĂ©cĂšs, et les cinquante sous des parents par Ă©lĂšve chaque hiver, les cadeaux du nouvel An et le reste, cela montait bien Ă  huit cents francs. Le petit jardin de la maison d’école, que ma femme et moi nous cultivions nous-mĂȘmes, nous donnait des lĂ©gumes pour l’annĂ©e ; nous Ă©levions aussi un porc, que le hardier Balthazar menait Ă  la glandĂ©e, en rĂ©compense des peines que je prenais avec son garçon. Enfin tout allait bien, et je suivais exactement la recommandation du beau-pĂšre, de ne jamais entrer dans une dispute du village. M. le curĂ© Jannequin s’intĂ©ressait Ă  nous ; il aimait Ă  me parler de ses abeilles, c’est moi qui sortais le miel de ses ruches en automne, et il ne manquait jamais de nous en envoyer un beau rayon. C’était un de ces vieux curĂ©s, revenus de l’émigration, pleins d’expĂ©rience et de sagesse, parlant bien, lentement, avec bon sens, faisant des prĂ©dications courtes, et tĂąchant de gagner leur derniĂšre demeure sans nouveaux accidents. Il en avait tant vu
 tant vu de toutes sortes, que l’exaltation des jeunes prĂȘtres, du pĂšre Tarin et des missionnaires parcourant toute la France pour convertir les hĂ©rĂ©tiques, lui faisait lever les Ă©paules. Deux ou trois fois Ă©tant ensemble seuls dans son jardin, derriĂšre le presbytĂšre, au moment oĂč le facteur venait d’apporter la gazette et qu’il y jetait les yeux, je l’ai vu devenir blanc comme un linge.
« Florence, me disait-il en levant la main, ces jeunes gens nous perdront tous. Seigneur Dieu, faut-il donc que l’expĂ©rience des anciens ne profite pas Ă  ceux qui les suivent ? Nos fautes, si durement expiĂ©es, n’ont donc Ă©clairĂ© personne !
 Quel malheur ! »
Et puis, s’arrĂȘtant, il murmurait :
« Songeons à autre chose ! »
Cela ne l’empĂȘchait pas d’ĂȘtre sĂ©vĂšre dans l’accomplissement de ses devoirs et de mĂ©riter la vĂ©nĂ©ration de tout le pays.
Cinq ans aprĂšs mon arrivĂ©e aux Chaumes, le pĂšre Labadie mourut, il s’éteignit doucement un soir. C’est la premiĂšre grande douleur que j’éprouvai dans ma nouvelle famille. Ma femme en tomba faible deux fois ; elle ne put aller Ă  l’enterrement, oĂč toute la montagne accourut ; et moi je fus obligĂ© de tenir l’orgue, pleurant comme un enfant ; je fus obligĂ© de conduire, comme chantre, le cercueil au petit cimetiĂšre du village. Ah ! l’idĂ©e de Dieu peut seule nous soulager dans de pareils moments, l’idĂ©e de Celui qui rĂ©compense la vie du juste, et qui le recueille dans son sein, aprĂšs le travail pĂ©nible, les chagrins et les soucis supportĂ©s avec courage en ce monde.
Longtemps la tristesse fut chez nous ; la place du grand-pĂšre Ă©tait vide, on y portait les yeux en pensant :
« Il n’est plus là
 Il ne reviendra plus
 Nous ne l’entendrons plus ! »
Et le petit clavecin aussi se taisait ; on avait peur de le toucher et d’ent...

Table des matiĂšres

  1. Titre
  2. Chapitre 1
  3. Chapitre 2
  4. Chapitre 3
  5. Chapitre 4
  6. Chapitre 5
  7. Chapitre 6
  8. Chapitre 7
  9. Chapitre 8
  10. Chapitre 9
  11. Chapitre 10
  12. Chapitre 11
  13. Chapitre 12
  14. Chapitre 13
  15. Chapitre 14
  16. Chapitre 15
  17. Chapitre 16
  18. Chapitre 17
  19. Chapitre 18
  20. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique