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Ă quelques lieues au-dessus de la Maladrie, en
remontant la Sarre, vous trouvez, dans une gorge paisible des
Vosges, le petit village des Chaumes. Une centaine de maisonnettes
hautes, basses, couvertes de bardeaux ou de vieilles tuiles grises,
bordent la riviĂšre. De loin en loin un petit pont la traverse, avec
ses deux perches oĂč les enfants se penchent pour regarder le
fourmillement des ablettes au soleil, autour dâun vermisseau, le
mouvement des grandes herbes appelées queues de chat, et le passage
des canards qui remontent le courant, en allongeant derriĂšre eux
leurs larges pattes jaunes. Ils sont lĂ durant des heures, les
cheveux ébouriffés, le pantalon et la veste déchirés, le petit sac
dâĂ©cole Ă sa ficelle sur la hanche, car le village a son Ă©cole,
mais jamais ils ne se pressent dây aller. Puis câest une femme qui
passe en jupon, les pieds nus, le cuveau de sapin sur la tĂȘte,
rempli de linge : Marie-Jeanne ou Catherinette vont au lavoir.
AprĂšs cela des bĆufs et des chĂšvres dĂ©filent ; le vieux
Minique, sa pioche sur lâĂ©paule et la tĂȘte penchĂ©e, va dĂ©tourner
lâeau sur son prĂ©Â ; M. le curĂ©, la soutane relevĂ©e et son
tricorne Ă la main, se dĂ©pĂȘche dâaller dire la messe ; ainsi
de suite !
Tout cela se voit de loin, dans la grande
prairie verdoyante, au milieu des palissades et des haies vives des
jardinets, oĂč pend la lessive des mĂ©nages.
Ă gauche, sâĂ©lĂšve la colline, avec ses orges,
ses avoines, ses champs de seigle et de pommes de terre, ses vieux
pommiers tout noueux, déjetés et penchés par le vent.
Depuis cinquante ans que jâhabite les Chaumes,
je nâai jamais pu dĂ©cider les propriĂ©taires Ă redresser leurs
arbres ; les trois quarts ne veulent connaßtre ni la taille ni
la greffe, et laissent tout pousser Ă la grĂące de Dieu. Cela fait
du fruit bien aigre, mais ils sâen contentent !
Cette culture monte Ă la lisiĂšre des bois,
qui, le soir couvrent champs, vergers, village et riviĂšre de leur
ombre. Il ne reste quâune bande de lumiĂšre sur les prĂ©s ; elle
diminue toujours et finit par disparaĂźtre Ă la nuit.
Câest lâheure oĂč les troupeaux rentrent, oĂč la
corne du hardier chante, oĂč chĂšvres et pourceaux courent dans le
village chercher leur logis ; ils ne se trompent jamais de
porte, et grognent ou bĂȘlent dâune voix plaintive, jusquâĂ ce quâon
vienne leur ouvrir.
Ce bruit sâĂ©teint Ă son tour.
On nâentend plus dans la vallĂ©e que le doux
murmure des crapauds, le long de la riviĂšre, et la grande voix
traĂźnante des grenouilles au milieu du silence.
Alors les petites lumiÚres sont allumées dans
les baraques. On soupe, on se repose de la journée. En deux ou
trois endroits commence la veillée ; et la vieille église
compte les heures du bavardage, jusquâau moment oĂč les bonnes
femmes avec leurs rouets, les filles avec leur broderie et leur
tricot retournent dormir Ă la maison.
VoilĂ le village des Chaumes.
Plus loin, Ă deux ou trois cents pas, se
trouvent les moulins du pĂšre Lazare, oĂč lâeau tombe en franges
comme un cristal des vieilles roues moussues, et, plus loin encore,
sous bois, dans la gorge Ă©troite, les scieries de Frentselle et du
Gros-Sapin.
Lorsque je reçus ma nomination dâinstituteur
aux Chaumes, M. Fortier en était le maire et M. Rigaud,
aubergiste Au Pied de BĆuf, lâadjoint ; mais les deux
frĂšres Rantzau jouissaient dâune grande influence par leur richesse
et gouvernaient en quelque sorte le conseil municipal. Le vieux
Rantzau, leur pÚre, mort deux ou trois ans avant, avait été
cultivateur, marchand de bois et de salin. Il avait gagné de
lâargent ; ensuite il Ă©tait mort, comme nous mourrons tous,
laissant ses biens à sa fille Catherine, mariée avec Louis Picot,
brasseur Ă Lutzelbourg, et Ă ses deux fils, Jean et Jacques, qui
malheureusement ne trouvaient pas tous les deux le partage Ă leur
convenance.
Câest du moins ce qui parut alors, car eux,
qui sâaimaient du vivant de leur pĂšre, qui se soutenaient contre
tous, et qui sâĂ©taient mariĂ©s en mĂȘme temps avec les deux filles du
vieux juge de paix LefÚvre, depuis ce moment-là se détestaient et
ne pouvaient plus se voir.
Jean, lâaĂźnĂ©, Ă©tait un grand gaillard chauve,
rempli dâorgueil et de lâamour des biens de la terre. Par son
testament le pĂšre lui donnait la maison hors part, dâabord comme
Ă©tant lâaĂźnĂ© de la famille, ensuite pour lâavoir soutenu de son
travail. Ce partage était injuste, car si Jean avait aidé le pÚre
dans sa culture et son commerce de salin, Jacques ne lui avait pas
Ă©tĂ© moins utile pour lâexploitation des coupes.
On ne connaissait pas de plus grande maison au
pays que celle du vieux Rantzau, avec hangars, jardin sur la
riviÚre, des écuries pour quinze piÚces de gros bétail et des
granges pour entasser foin, paille, fourrages de toute sorte,
autant quâil en faut pour toute lâannĂ©e.
En outre, belles caves, distillerie et
buanderie, enfin une maison superbe, recrépite à neuf et les volets
peints en vert.
Jean Ă©tait content. Il trouvait tout naturel
dâavoir la maison du pĂšre ; mais cet article du testament ne
plaisait pas Ă Jacques, qui fit bĂątir aussitĂŽt une maison en face
de lâautre, sĂ©parĂ©e seulement par la rue, hangar contre hangar,
grange contre grange, Ă©curies contre Ă©curies, portes contre portes,
fenĂȘtres contre fenĂȘtres, avec une place semblable pour le fumier,
le fagotage et le bois. â CâĂ©tait une dĂ©claration de guerre !
Jean le comprit. Mais ce qui lâennuya bien plus, câest que trois
mois aprÚs Jacques acheta le grand pré de Gußsi, le plus beau pré
du vallon, et quâil le paya comptant douze mille francs, ce qui ne
sâĂ©tait jamais vu et ne se reverra sans doute jamais aux
Chaumes.
Jean, en apprenant cela, devint tout
pùle ; il ne dit rien, car les Rantzau sont trop fiers pour
crier contre leur propre famille ; mais les deux frĂšres, lâun
en face de lâautre, forcĂ©s de se voir vingt fois tous les jours, ne
sâadressaient plus la parole. Ils allaient et venaient, sans avoir
lâair de se connaĂźtre. La femme de Jean venait de mettre au monde
une petite fille, celle de Jacques un garçon. Tout le village et la
vallée se partageaient entre ces deux hommes, donnant raison ou
tort Ă Jacques ou Ă Jean, chacun selon ses intĂ©rĂȘts.
Câest dans cet Ă©tat que je trouvai le pays,
sous le rĂšgne de Louis XVIII, lorsque je vins remplacer aux Chaumes
lâancien instituteur Labadie, hors de service Ă cause de son grand
Ăąge, et que jâĂ©pousai sa fille unique Marie-Anne, Ă laquelle je
dois tout le bonheur de ma vie depuis cinquante ans et qui mâa
donné de braves enfants.
Le beau-pĂšre et moi nous continuĂąmes de vivre
ensemble au logement de la maison dâĂ©cole ; il mâaidait encore
quelquefois dans mon travail, et me prodiguait les meilleurs
conseils.
« Ne vous mĂȘlez jamais des affaires du
village, Florence, me disait-il ; nâentrez dans aucune
querelle particuliĂšre ; tĂąchez dâĂȘtre bien avec tout le monde.
Remplissez vos devoirs Ă lâĂ©cole, Ă lâĂ©glise, Ă la mairie, avec
zĂšle, et respectez ceux qui peuvent vous donner des ordres. Cela ne
vous empĂȘchera pas dâavoir votre opinion sur tout, mais nâen dites
rien. De cette maniĂšre vous pourrez vivre en paix et faire quelque
bien autour de vous. »
Ainsi parlait cet excellent homme. Il me
raconta la haine terrible que se portaient les frĂšres Rantzau, me
recommandant pour eux, encore plus que pour tous les autres, dâĂȘtre
prudent ; recommandation dâautant plus sage, que les enfants
de Jean et de Jacques devaient tĂŽt ou tard venir Ă mon Ă©cole, et
que la moindre prĂ©fĂ©rence marquĂ©e pour lâun ou pour lâautre pouvait
me faire le plus grand tort.
Ces premiĂšres annĂ©es oĂč le jeune homme quitte
son pays et va chercher fortune ailleurs sont les plus pénibles de
la vie ; heureux celui qui trouve un bon conseiller, il évite
souvent des fautes irrĂ©parables. Moi, je nâai pas eu de regrets par
la suite, ayant toujours écouté les conseils de la prudence, et ces
premiers temps me reviennent avec plaisir.
Quelle différence entre la plaine, que je
quittais, et la montagne oĂč je me trouvais alors ! Mon vieux
maĂźtre de Dieuze en Lorraine, homme instruit pour lâĂ©poque, mâavait
donnĂ© le goĂ»t des choses naturelles, lâamour des plantes et des
insectes, il mâavait appris le peu de musique quâil savait. Combien
ces premiÚres études me furent utiles !⊠Combien elles
servirent Ă me faire prendre en patience le travail souvent ingrat
de lâĂ©cole !⊠Tous les soirs, aussitĂŽt aprĂšs la classe, je
passais la bretelle de mon petit herbier sur lâĂ©paule, et je
grimpais le sentier de la cĂŽte. Les grands genĂȘts en fleur, les
bruyÚres roses, les mille plantes sauvages attachées aux
rochers ; les mouches dorées, argentées, couvertes de velours
sombre ou de soie Ă©clatante, qui sâĂ©levaient Ă chaque pas et
produisaient aux derniers rayons du jour, un bourdonnement immense,
toutes ces choses me remplissaient le cĆur dâattendrissement.
Jâallais, je choisissais ; nâayant pas
grande science, je croyais toujours faire quelque découverte. Et
puis en haut, contre les ruines du vieux chĂąteau, oĂč les ronces et
le vieux lierre de cent ans tout flĂ©tri sâĂ©tendent sous les jeunes
couches vivaces, je mâarrĂȘtais, regardant la vallĂ©e calme et
paisible, la riviĂšre miroitante, les petits toits Ă la file,
lâĂ©glise, la maison de cure avec sa gloriette et son rucher, le
moulin, les scieries lointaines dĂ©jĂ dans lâombre, et ce spectacle
me faisait rĂȘver⊠Je me disais :
« VoilĂ le coin du monde oĂč tu vas passer
ton existence. Regarde ! Câest ici que tu dois rendre service
Ă tes semblables, Ă©lever les enfants que Dieu te donnera, et puis
te reposer dans la paix du Seigneur. Travaille, étudie⊠Qui sait si
parmi les Ă©lĂšves assis sur les bancs de ton Ă©cole, en guenilles et
les pieds nus, pauvres ignorants, presque abandonnés comme les
sauvageons de la forĂȘt, qui sait sâil ne se trouvera pas un homme
utile, bienfaisant et mĂȘme remarquable par ses lumiĂšres ? Car
le Seigneur ne regarde pas aux conditions, il sĂšme partout le bon
grain. Tùche de suivre son exemple ! Beaucoup de tes leçons
tomberont dans les ronces, beaucoup sur le rocher ; mais
pourvu quâune seule graine utile tombe dans la bonne terre, tu
seras heureux. »
Ainsi venait le soir.
Alors je redescendais lentement la cĂŽte,
songeant aux nouvelles plantes que jâavais recueillies, aux
nouveaux insectes que jâavais piquĂ©s sur mon chapeau, et tĂąchant de
les classer, non dâaprĂšs la science, je nâavais pas assez de savoir
ni de livres pour cela, mais dâaprĂšs les familles de plantes et les
appellations du pays.
Le beau-pĂšre, qui mâattendait sur la porte, en
me voyant revenir Ă la nuit close sâĂ©criait :
« Vous ĂȘtes en retard, Florence ;
Marie-Anne a la table mise depuis une heure, la soupe ne sera plus
chaude. »
Il riait.
« Hé ! monsieur Labadie, lui
disais-je, que voulez-vous ? On trouve tant de belles choses
dans vos montagnes !⊠câest une vraie bĂ©nĂ©diction.
â Allons, montons, montons ! »
faisait-il de bonne humeur.
Ma femme Ă©tait lĂ , souriante. On
soupait ; on causait, je parlais de botanique et le beau-pÚre
sâĂ©criait :
« Oui, je comprends cela ! De mon
temps câĂ©tait affaire de grands savants. Nous autres, dans nos
montagnes, nous nâentendions parler de M. de Billion, de
Linné, de Jussieu que par hasard. Ah ! que nous aurions
pourtant Ă©tĂ© bien placĂ©s pour Ă©tudier lâherbage des Vosges et
rendre aux savants de vrais services ; mais on ne pensait pas
Ă nous, et toute la science des plantes, qui devrait ĂȘtre rĂ©pandue
jusquâau fond des hameaux, est dans les bibliothĂšques des grandes
villes. »
Il sâĂ©gayait, non sans conserver un regret des
belles années perdues au milieu de toutes ces richesses.
AprĂšs cela, son amour Ă lui, câĂ©tait la
musique !⊠Nous avions un petit clavecin de quatre octaves
dans la salle à manger et, la nuit venue, les volets fermés, le
pĂšre Labadie sâasseyait dans son fauteuil de cuir, ses larges pieds
sur les pédales et ses mains osseuses sur les touches noires,
jouant des requiem, des alleluia, des in
excelsis, accompagnant le plain-chant quâil se figurait
entendre, et se balançant, les yeux en lâair, avec un vĂ©ritable
attendrissement. Il possédait une caisse pleine de vieilleries
dâanciens maĂźtres allemands, quâil Ă©levait jusquâaux nues, et tout
le pays savait que le pĂšre Labadie, des Chaumes, Ă©tait le premier
organiste parmi les catholiques. Les luthériens en ont beaucoup de
bons, ils sâadonnent Ă la musique et sâen font un grand honneur. Je
nâespĂ©rais pas devenir jamais aussi fort que le beau-pĂšre ;
mais grĂące Ă ses bonnes leçons, jâen sus bientĂŽt autant que Letcher
de DĂąbo, ce qui suffisait pour tenir lâorgue, mĂȘme dans les
occasions solennelles, comme les jours de confirmation, en présence
de Mgr de Forbin-Janson, lâĂ©vĂȘque de notre diocĂšse.