Ils étaient assis, l’homme et la femme, en
haut de la colline, sur le seuil de la ferme, la tête appuyée sur
la paume des mains, lui très grand, elle très petite, tous deux
Bretons de race ancienne. L’ombre achevait de tomber.
Une bande rouge, mince comme un fuseau, longue
de bien des lieues, à peine entamée, çà et là, par l’ondulation
lointaine des terres, laissait deviner l’immensité de l’horizon
qu’ils avaient devant eux. Mais il n’en venait presque plus de
lumière, ni aux nuages floconneux qui barraient le ciel, ni sur la
forêt de Lorges, dont les vallons et les côtes fuyaient en houles
mêlées. Bancs de nuages dans le ciel, bancs de brume dans le pli
des frondaisons, tout était orienté dans le même sens et tout
dormait. Une senteur âpre, la respiration nocturne de la forêt,
passait par intervalles. À la limite des bois, à trois cents mètres
de la maison, une lande ressemblait à une tache brune. Puis il y
avait un maigre champ de blé noir moissonné et, plus près, le petit
raidillon pierreux, semé de genêts, qui portait la closerie de Ros
Grignon.
Ils étaient pauvres. L’homme avait épousé, au
retour du service, une fille de marin, servante en la paroisse
d’Yffiniac, qui est peu distante de celle de Plœuc. Elle avait
quelques centaines de francs d’économie, des yeux noirs très
innocents et très vifs, sous sa coiffe aux ailes relevées en forme
de fleur de cyclamen. Lui ne possédait rien.
Un soldat qui revient du régiment, n’est-ce
pas ? Mais c’était moins pour son argent qu’il l’avait
choisie, bien sûr, que parce qu’elle lui plaisait. Et comme il
était réputé bon travailleur, dur à la besogne, il avait pu obtenir
à bail quatre hectares de mauvaise terre, vingt pommiers, une
maison composée d’une étable où vivait la vache, d’une chambre où
dormaient les gens, sous le même toit de paille épais d’un mètre et
tout brun de mousse : la closerie enfin de Ros Grignon.
Cependant il payait mal. Depuis six ans qu’il était marié, trois
enfants lui étaient nés, dont le dernier, Joël, avait cinq mois. La
mère pouvait à peine aider son mari, dans les grands jours de
peine, à remuer la terre, à semer, à sarcler, à moissonner. Et
l’avoine se vendait mal, le blé noir était presque entièrement
consommé à la maison, et l’ombre de la forêt, les racines profondes
des chênes et des ajoncs, rendaient chétives les récoltes.
La nuit s’annonçait calme et humide, comme
beaucoup de nuits de la fin de septembre. Dans la chambre, derrière
Jean Louarn et sa femme, s’élevait le bruit régulier d’un berceau
qu’une petite de cinq ans, Noémi, balançait en tirant sur une
corde. Elle endormait Joël. Eux ne bougeaient pas. Les yeux vagues,
on eût dit qu’ils regardaient diminuer la bande de lumière rouge
au-dessus de la forêt. Des gouttes de rosée, glissant sur les
tuyaux de chaume, tombaient sur le cou de l’homme, sans qu’il y
prît garde. Ils se reposaient, ouvrant leurs poitrines à la brise
fraîche, n’ayant point de pensée, si ce n’est le songe toujours
présent de la misère, qui ne se partage plus et que chacun fait de
son côté quand elle a trop duré.
Le gémissement du berceau s’arrêta, et
l’enfant, mal endormi, cria. La femme tourna la tête vers le fond
de la chambre :
– Tire donc, Noémi ! Pourquoi ne
tires-tu pas ?
Rien ne répondit. Le bruit doux de l’osier
recommença. Mais le père, sorti du rêve où il était plongé, dit
lentement :
– Faudrait vendre la vache.
– Oui, reprit la femme, faudra la
vendre.
Ce n’était pas la première fois qu’ils
parlaient ainsi de mener au marché l’unique bête de l’étable. Mais
ils ne se décidaient point à le faire, attendant un autre moyen de
salut, sans savoir lequel.
– Faudrait la vendre avant l’hiver,
ajouta Louarn.
Puis il se tut. Le petit Joël était endormi.
Aucun bruit ne s’élevait de la closerie, ni de l’immense campagne
épandue alentour. La lueur du couchant s’était faite mince comme un
fil. C’était l’heure où les bêtes de proie, les loups, les renards,
les martres rôdeuses, se levant des fourrés, le cou tendu, flairent
la nuit, et, tout à coup, secouant leurs pattes, commencent à
trotter par les sentiers menus, à découvert.
– Bonsoir ! dit une voix
enrouée.
L’homme et la femme se dressèrent en sursaut.
D’instinct, Louarn avait fait un pas en avant, afin d’être entre
elle et celui qui venait. Un moment, il demeura penché, fouillant
l’ombre de la pente pierreuse, les bras ramenés le long du corps,
prêt à lutter. Mais, dans la faible tranche de lumière qui
s’échappait de la porte et faisait un petit couloir à travers la
brume, une tête apparut, puis un gros corps d’homme élargi par les
plis d’une blouse.
– Crains pas, Louarn, c’est moi ;
j’apporte une lettre.
– C’est tout de même pas une heure pour
courir les chemins, dit Louarn.
– Vous demeurez si loin ! reprit le
facteur. Je suis venu après la levée. Tiens, voilà !
Le closier étendit la main, et regarda
l’enveloppe avec un rire triste. Qu’est-ce que cela lui faisait,
une lettre de plus ou de moins de l’avocat Guillon, le receveur de
mademoiselle Penhoat ? Puisqu’il ne pouvait pas payer, c’était
de l’écriture inutile.
– Veux-tu entrer ? dit-il. Veux-tu
une bolée de cidre ?
– Non, pas ce soir, une autre fois.
La blouse ronde disparut après trois enjambées
de l’homme, car le brouillard devenait épais.
– Rentrons, dit Louarn.
Tandis qu’il fermait la porte, et poussait le
verrou de bois, luisant du bout, à cause du long usage, sa femme,
plus pressée que lui de savoir, enlevait de terre la chandelle
fichée dans un goulot de bouteille. Elle la posa sur la table, et,
se penchant au-dessus, les yeux brillants :
– Dis, Jean, d’où vient-elle, la
lettre ?
Lui, de l’autre côté de la table, retourna
deux ou trois fois l’enveloppe entre ses mains, l’approcha de son
visage, qui était long, maigre et tout rasé, sauf un doigt de
favoris, près des cheveux, et, ne reconnaissant pas l’écriture de
maître Guillon :
– Tiens, lis donc, Donatienne. Ça n’est
pas de lui. Moi, l’écriture moulée, ça ne me connaît guère.
Et ce fut à son tour de regarder la petite
Bretonne, qui lisait vite, suivant les lignes avec un balancement
de la tête, rougissait, tremblait, et finit par dire, les yeux
levés, humides de larmes et souriants tout de même :
– Ils me demandent pour être
nourrice !
Louarn devint sombre. Ses joues plates,
couleur de la mauvaise terre blanche qu’il remuait, se
creusèrent :
– Qui donc ? fit-il.
– Des gens ; je ne sais pas :
leur nom est là. Mais le médecin, c’est celui de Saint-Brieuc.
– Et quand donc tu partirais ?
Elle baissa le front vers la table, voyant
combien Louarn était troublé.
– Demain matin. Ils me disent de prendre
le premier train… Vrai, je ne m’y attendais plus, mon
homme !…
L’idée leur était venue, en effet, avant la
naissance de Joël, que Donatienne pourrait trouver une place de
nourrice, comme tant d’autres parentes ou voisines du pays, et la
jeune femme était allée voir le médecin de Saint-Brieuc, qui avait
pris le nom et l’adresse. Mais, depuis huit mois, n’ayant pas eu de
réponse, ils croyaient la demande oubliée. Le mari seul en avait
reparlé, une ou deux fois, pour dire, au temps de la moisson :
« C’est bien heureux qu’ils n’aient pas voulu de toi,
Donatienne ! Comment aurais-je fait, tout
seul ! »
– Je ne m’y attendais plus !
répétait la petite Bretonne, le visage éclairé en dessous par la
chandelle. Non, vraiment, cela me fait une surprise !…
Et voilà que, malgré elle, son cœur s’était
mis à battre. Le sang lui montait aux joues. Une joie confuse, dont
elle avait honte, lui venait de ce papier blanc qu’elle regardait
maintenant sans rien lire : c’était comme une trêve à sa
misère, qui lui était offerte, une délivrance des soucis de sa vie
de paysanne obligée de nourrir l’homme, de s’occuper sans repos des
enfants et des bêtes. Elle sentait se soulever un peu le poids de
fatigue et d’ennui qui les accablait tous deux. Les histoires que
racontaient les femmes de Plœuc, les gâteries dont on comblait les
nourrices, là-bas, dans les villes, des visions rapides de linge
brodé, de rubans de soie, de rouleaux d’or, la pensée d’orgueil,
aussi, qu’elle était envoyée par le médecin dans une grande maison
de Paris, tout cela, pêle-mêle, lui passait dans l’esprit. Elle en
fut gênée, se détourna vers les deux berceaux, côte à côte, près du
lit aux rideaux de serge verte, et fit semblant de border les draps
de Lucienne et de Joël.
– C’est vrai que ça sera triste, mon
homme… Mais, vois-tu, ça aura une fin.
Pas un mot ne lui répondit, et pas une ombre,
autre que la sienne, ne remua sur le mur. Elle entendit deux
gouttes d’eau qui tombaient dehors, du toit de chaume sur les
pierres.
– Et puis, je gagnerai de l’argent,
continua-t-elle, et je te l’enverrai. Ces gens-là doivent être
riches. Ils me donneront peut-être des brassières, dont les petits
ont tant besoin…
L’unique chambre de la maison fut ressaisie
par l’universel silence, et sembla, un moment, une chose morte,
écrasée comme les bois, les landes, sous la rosée lourde de cette
nuit de septembre. Donatienne comprit que l’espèce de joie qu’elle
n’avait pu contenir s’était effacée par degrés ; qu’elle
n’aurait plus, dans son air, rien d’offensant pour son mari :
et elle regarda Louarn.
Il n’avait pas bougé. La chandelle éclairait
jusqu’au fond ses yeux bleus, qui ressemblaient, sous la
broussaille des sourcils, à un peu de brume blonde, d’où sortait un
regard trouble de pauvre être perdu dans un chagrin trop grand. Il
suivait les mouvements de Donatienne, sans remarquer le sourire, ni
la rougeur du visage, ni la lenteur de ce manège autour des
berceaux ; il la suivait avec une pensée de désespoir, sans
rien au delà, comme si elle eût été une image déjà lointaine,
séparée de lui par des lieues et des lieues. Les marins ont le même
regard, quand une voile, à l’horizon, descend vers l’infini de la
mer.
– Jean ? dit-elle ; Jean
Louarn ?
Il s’approcha lentement, faisant le tour de la
table, jusqu’auprès du berceau de Joël. Donatienne était là,
immobile. Il lui prit la main, et tous deux ils considérèrent, dans
l’ombre, les enfants endormis, têtes blondes tournées l’une vers
l’autre, à demi recouvertes par les pointes de l’oreiller qui se
courbaient au-dessus d’elles.
– Tu veilleras bien sur eux !
dit-elle. C’est si petit ! Lucienne est si futée ! On ne
sait par où elle passe, tant elle court vite, et j’ai eu souvent
peur, à cause du puits. Tu recommanderas à celle qui viendra…
L’homme fit signe que oui.
– Justement, reprit Donatienne, j’y
pensais, là. Tu pourrais aller chercher, demain matin, Annette
Domerc, au bourg de Plœuc. Elle conviendrait pour être servante, je
crois. Trouves-tu cela bien ?
Les hautes épaules de Louarn se
levèrent :
– Que veux-tu que je trouve bien ?
dit-il. J’essaierai.
– Et ça réussira, j’en suis sûre !
Tu ne dois pas t’en faire trop de chagrin. Toutes celles du pays
s’en vont comme moi… Même je suis restée plus longtemps que
d’autres… Vingt-quatre ans, songe donc !
Elle dit encore plusieurs phrases, très vite,
des recommandations qu’il n’entendait pas, des formules de
résignation qui ne consolent de rien. Puis sa voix claire de
Bretonne se voila ; sa poitrine se gonfla plus rapidement dans
son corselet galonné de velours ; elle comprit qu’elle n’avait
pas dit tout ce qu’il fallait, et murmura :
– Mon pauvre Jean, tout de
même !
Lui, il la prit par la taille, d’un seul bras,
et, toute petite contre lui, l’emporta sous l’auvent de la
cheminée, à gauche, où il y avait un escabeau pour les veillées
d’hiver. Il se laissa tomber sur l’escabeau, et, la posant sur ses
genoux, ramenant, le long de son épaule, la tête mignonne de sa
femme, comme il avait fait, elle s’en souvenait, un des premiers
soirs de ses noces, il la tint embrassée, n’ayant eu qu’un mot pour
exprimer sa tendresse d’alors, et le retrouvant pour dire sa peine
d’à présent : « Femme ! Femme ! » Il ne
baisait pas son visage, il ne cherchait pas même à le voir, il
appuyait seulement sur son cœur et enlaçait, avec sa force de géant
remueur de terre, cette créature qui était sienne, et se pénétrait
de cette suprême douceur d’adieu dont le temps venait d’être
mesuré. « Ô femme ! » répétait-il. Toute sa passion
était enfermée dans cette plainte, et sa jalousie inquiète, et la
pitié que lui causaient toutes ces choses éparses dans le
rayonnement faible de la lumière : les berceaux, le lit, la
table, le coffre aux vêtements et jusqu’à l’étable d’où arrivait,
par intervalles, le bruit d’une masse lourde heurtant les planches,
tout cela qui serait si triste sans elle !
Au-dessus d’eux, la cheminée montait, large,
noire de suie, ouverte aux brumes qui descendaient lentement.
Donatienne avait essayé de se dégager. Mais il
ne voulait pas. Alors elle s’était laissé bercer à son tour par la
peur de l’inconnu. « Si je pouvais seulement voir où tu
vas ! » avait dit Louarn. Ils ne le savaient pas plus
l’un que l’autre. Elle partait, lui restait, et tout leur effort de
mémoire, tout ce qu’ils avaient retenu des propos de la caserne ou
des commérages des femmes de Plœuc n’arrivait pas à leur donner une
idée, même imparfaite, du lieu mystérieux où serait demain
Donatienne, la mère de Noémi, de Lucienne et de Joël.
Au bout de longtemps, la lettre qu’ils avaient
abandonnée sur la table fut poussée par un tourbillon de vent, et
glissa. Il vit, par l’ouverture de la cheminée, que le ciel était
couleur de poussière.
– La lune monte au-dessus des bois,
dit-il. Il est passé dix heures, Donatienne.
Tous deux sortirent de dessous l’auvent, lui
pour se dévêtir et se coucher, elle pour s’occuper du petit Joël
qui s’éveillait.
Et la nuit roula bientôt sur les cinq êtres
endormis qu’enfermait Ros Grignon. Ses étoiles, une à une,
passèrent au-dessus des brumes qui mouillaient la forêt, au-dessus
du tertre que précédait le champ moissonné, et s’en allèrent vers
d’autres champs, d’autres maisons perdues parmi les landes sans
nom. C’était la grande nuit, les routes désertes, les fenêtres
closes, les villages rejoints, jusqu’au milieu des terres, par le
bruit lointain des houles. Toutes les joies humaines sommeillaient
dans les âmes, et presque toutes les douleurs, et le dur souci du
pain. Au large des côtes seulement, tout autour de la presqu’île
bretonne, des feux de navires se croisaient dans l’ombre. Mais la
terre, un moment, avait cessé de se plaindre. La closerie de Jean
Louarn était muette. L’homme dormait, agité parfois d’un frisson de
rêve ; Donatienne, frêle près de lui, et toute rose,
ressemblait, quand un rayon de lune vint éclairer le lit, à ces
petites figures de mariées qu’on habille de coquillages, dans les
pauvres boutiques, là-bas.