Les Deux Soeurs
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Les Deux Soeurs

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Lors d'un voyage a Ragatz, pour faire prendre les eaux curatives a sa fille, Madeleine Liébeau, épouse d'un célebre chirurgien parisien, fait la rencontre du commandant Brissonnet, jeune héros des campagnes militaires africaines venu également prendre les eaux. Elle trouve cet homme sympathique, et décide de le présenter a sa soeur aßnée Agathe, veuve de fraßche date. Mais... est-elle vraiment sincere dans son projet? Ne cherche-t-elle pas a faire entrer le beau commandant dans sa famille afin de le cÎtoyer plus aisément? Et ce M. Brissonnet, de qui tombera-t-il finalement amoureux, de l'épouse respectable, ou de la jeune veuve? Voila un triangle amoureux poignant que nous offre Bourget.

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635259274

Chapitre 1 SUR UN QUAI DE GARE

Le train rapide qui vient de Coire et qui passe Ă  Ragatz vers six heures du soir, Ă©tait en retard de vingt-cinq minutes. Mais les deux sƓurs, en train d’aller et de venir sur le quai de la petite gare, ne pensaient pas Ă  s’en plaindre. Pour la premiĂšre fois depuis ces deux semaines que Mme de MĂ©ris – l’aĂźnĂ©e – avait rejoint l’autre, Mme LiĂ©baut qui faisait faire Ă  sa petite fille la cure des eaux de Ragatz, une conversation un peu plus intime s’engageait entre elles. Le sentiment de la sĂ©paration, toujours mĂ©lancolique et surtout dans le commencement du crĂ©puscule, leur attendrissait-il le cƓur ? CĂ©daient-elles Ă  la douce poĂ©sie partout rĂ©pandue autour d’elles dans le paysage ? Cette longue et verdoyante vallĂ©e de Ragatz oĂč le jeune Rhin coule, si rapide et si froid, parmi les peupliers, s’étalait, sous le soleil tombant de cette fin d’une chaude journĂ©e d’aoĂ»t, comme une oasis de si calme fĂ©licitĂ© ! On eĂ»t dit que les contreforts des grandes Alpes apparus de tous les cĂŽtĂ©s se dressaient lĂ  pour prĂ©server le coquet village, les fraĂźches prairies, les bouquets des vieux arbres contre la brutalitĂ© du monde. Et quelle noblesse dans ces profils de montagnes ! Avec quelle dĂ©licatesse de contours la chaĂźne du Falknis dĂ©tachait sur le clair du couchant la dentelure violette de ses cimes ! Comme la gorge sauvage, en face, qui mĂšne Ă  PfĂ€fers, s’enfonçait hardiment dans la cassure des Ă©normes rochers ! Que la ruine de Wartenstein Ă©tait romantique Ă  voir, Ă©croulĂ©e sur la pointe abrupte de son pic ! Le vent se levait, faible encore, chargĂ© de la fraĂźcheur des glaciers sur lesquels il passe, lĂ -haut, avant de descendre dans la paisible vallĂ©e, et aucune dissonance ne troublait pour les deux sƓurs le charme de cette heure. À peine si une douzaine de voyageurs attendaient, eux aussi, dans la gare, le train retardataire, Ă  cette Ă©poque de l’annĂ©e oĂč les express rentrent presque vides Ă  Paris. Les porteurs s’accotaient aux malles prĂ©parĂ©es sur le quai, avec un flegme tout helvĂ©tique. Dans ce silence des choses et des gens autour de leur lente promenade, le bruit le plus fort qu’elles entendissent Ă©tait le rythme lĂ©ger de leurs petits pieds quand elles arrivaient de la partie sablĂ©e du sol de la gare Ă  la partie bĂ©tonnĂ©e. Elles formaient ainsi, causant avec un abandon que rĂ©vĂ©lait l’accord de leur dĂ©marche, une couple d’une grĂące singuliĂšre, tant la ressemblance de leurs silhouettes et de leurs visages Ă©tait saisissante Ă  cette minute. L’aĂźnĂ©e, Agathe, avait trente ans, la cadette, Madeleine, en avait vingt-neuf. Cette diffĂ©rence, insignifiante, ne se reconnaissait pas Ă  leur aspect, et elles donnaient l’impression de deux jumelles, si pareilles de traits que cette quasi-identitĂ© dĂ©concertait les personnes qui ne les ayant pas vues souvent rencontraient l’une d’elles en l’absence de l’autre. Elles Ă©taient toutes les deux blondes, d’un blond mĂȘlĂ© de reflets chĂątains. Elles avaient toutes les deux des yeux d’un gris bleu dans un de ces teints transparents, fragiles, qui font vraiment penser aux pĂ©tales de certaines roses. Elles avaient le mĂȘme nez dĂ©licat, la mĂȘme ligne mince des joues, le mĂȘme arc bien marquĂ© des sourcils, le mĂȘme menton frappĂ© d’une imperceptible fossette, et une jolie et mĂȘme irrĂ©gularitĂ© de leur bouche spirituelle une lĂšvre supĂ©rieure coupĂ©e un peu courte, qui laissait voir au repos des dents un peu longues, joliment rangĂ©es.
À les Ă©tudier cependant, cette espĂšce de trompe-l’Ɠil et comme de prestige s’évanouissait. Des dĂ©tails tout physiques se remarquaient d’abord : l’aĂźnĂ©e Ă©tait d’un doigt peut-ĂȘtre plus petite que la cadette. La masse des cheveux de celle-ci Ă©tait plus opulente, sa taille plus forte, malgrĂ© sa jeunesse, son visage un rien plus potelĂ©. On les regardait davantage et l’on constatait trĂšs vite une dissemblance plus essentielle, si radicale qu’une fois discernĂ©e, les analogies, les identitĂ©s presque de ces deux ĂȘtres faisaient ressortir cette opposition davantage encore. On devinait que deux personnalitĂ©s absolument contraires vivaient, sentaient, pensaient sous ces formes si pareilles. Une Ăąme difficultueuse, compliquĂ©e et mĂ©contente se dissimulait derriĂšre le regard des prunelles bleues d’Agathe, aussi fermĂ©es que celles de Madeleine Ă©taient ouvertes, caressantes et gaies. Une dĂ©fiance de nature, plus aisĂ©e Ă  sentir qu’à bien dĂ©finir, crispait chez l’aĂźnĂ©e le pli du sourire au lieu que la cadette si avenante, si indulgente, crĂ©ait partout autour d’elle cette atmosphĂšre de bonhomie fine qui fait de la seule prĂ©sence de certaines femmes une douceur dont on est tentĂ© de les remercier. Leurs façons de s’habiller ne rĂ©vĂ©laient pas moins clairement la nuance de leurs caractĂšres. Elles Ă©taient, l’une et l’autre, mises avec l’élĂ©gance des Parisiennes riches d’aujourd’hui. Quelques mots rĂ©sumeront ce qu’il faut bien appeler leur histoire sociale. – Nous en avons tous une, dans ces temps d’ascension hĂątive, et cette histoire domine souvent toutes nos destinĂ©es de cƓur, si cachĂ©e que soit cette action d’évĂ©nements en apparence trĂšs Ă©trangers Ă  notre intime sensibilitĂ©. – Agathe et Madeleine Ă©taient des demoiselles Hennequin, de la maison HENNEQUIN, Gazes et Rubans, l’une des plus importantes, il y a dix ans, de la rue des JeĂ»neurs. Ayant perdu leur pĂšre et leur mĂšre, trĂšs jeunes, Ă  quelques semaines de distance, leur dot d’orphelines avait Ă©tĂ© assez considĂ©rable pour leur permettre n’importe quel mariage. Agathe avait Ă©pousĂ© un homme titrĂ© et ruinĂ©, un comte de MĂ©ris, dont elle Ă©tait veuve. Celui-ci avait, par hasard, hĂ©ritĂ© lui-mĂȘme d’un oncle, avant de mourir, en sorte que la jeune femme restait seule, sans enfants, avec plus de cent vingt mille francs de rente. Madeleine, elle, s’était mariĂ©e, plus simplement et plus bourgeoisement, Ă  un mĂ©decin de grand avenir dont la clientĂšle grandissait chaque jour, et le mĂ©nage n’avait pas Ă  dĂ©penser beaucoup moins que la veuve. Ces chiffres expliqueront, Ă  qui connaĂźt Paris, quelles toilettes d’un luxe lĂ©ger et coĂ»teux les deux sƓurs promenaient sur ce quai de gare. C’est comme une livrĂ©e que toutes les jolies femmes revĂȘtent aujourd’hui, Ă  certaine hauteur de budget. Seulement si la robe de mohair noir et la mante de drap noir passementĂ©e de blanc qu’Agathe portait pour le voyage venaient d’une mĂȘme maison et du mĂȘme rang que le costume de serge blanche de Madeleine, l’une trouvait le moyen d’ĂȘtre raide, guindĂ©e, comme harnachĂ©e, lĂ  oĂč l’autre Ă©tait gracieuse et souple. Les joyaux de demi-deuil de Mme de MĂ©ris, sa chaĂźne en platine et en perles noires, ses broches Ă©maillĂ©es de noir avec des diamants, soulignaient ce je ne sais quoi de prĂ©tentieux rĂ©pandu sur toute sa personne. Madeleine, elle, n’avait d’autres bijoux que l’or des grandes Ă©pingles qui piquaient son large chapeau de tulle Ă  fleurs et celui de la gourmette oĂč s’enchĂąssait la montre de son bracelet. De temps Ă  autre, et tout en causant avec la voyageuse qu’elle accompagnait Ă  son train, – elle-mĂȘme ne quittait pas encore Ragatz, – elle regardait l’heure Ă  son poignet d’un geste qui traduisait une inquiĂ©tude. Ce n’était pas l’impatience de voir la locomotive dĂ©boucher du tunnel sur le Rhin, lĂ -bas. Elle apprĂ©hendait au contraire que ce train oĂč monterait sa sƓur n’arrivĂąt trop vite. Agathe lui parlait, depuis ces quelques minutes, avec une demi-ouverture du cƓur, et des conversations de cet ordre Ă©taient rares entre les deux sƓurs. Elles n’en avaient pas eu une seule durant tout leur sĂ©jour commun dans la ville d’eaux. Cette singularitĂ© de leurs rapports ne tenait pas Ă  la nature de Madeleine, trĂšs aimante, trĂšs spontanĂ©e. L’aĂźnĂ©e en Ă©tait seule responsable, par quelques-uns de ces dĂ©fauts de caractĂšre pour lesquels les formules manquent, tant ils tiennent au plus intime et au plus profond de l’ĂȘtre. Agathe dĂ©plaisait, comme Madeleine plaisait, par cet indĂ©finissable ensemble de choses que l’on appelle la personnalitĂ©. Elle le sentait. Elle l’avait toujours senti. Cette constante impression d’un secret dĂ©saccord entre elle et la vie lui avait donnĂ© cette espĂšce d’irritabilitĂ© qui aboutit si vite Ă  ce qu’un humoriste anglo-saxon appelle la « dyspepsie morale ». MalgrĂ© l’apparente rĂ©ussite de ses ambitions, elle avait Ă©tĂ© peu heureuse, et supportait mal le bonheur dont elle avait toujours vu au contraire sa cadette pĂ©nĂ©trĂ©e. Elle ne l’enviait pas. Elle cachait trop de noblesse vraie sous ses dehors rĂȘches, pour qu’un aussi vil sentiment trouvĂąt place dans son cƓur. Mais elle souffrait d’elle, et justement des traits personnels qui contrastaient le plus avec ses propres insuffisances. Elle dĂ©testait cette facile humeur de Madeleine oĂč elle ne pouvait s’empĂȘcher de voir un peu de vulgaritĂ©, – quoique rien ne fĂ»t moins vulgaire que cette aisance heureuse. – Elle lui reprochait cette joie de vivre oĂč elle n’était pas loin de discerner un Ă©goĂŻsme, ce qui Ă©tait injuste. Elle haĂŻssait aussi des succĂšs de sociĂ©tĂ© qu’elle eĂ»t pour un rien attribuĂ©s Ă  un peu de coquetterie. À quoi bon d’ailleurs analyser des relations dĂ©licates qu’il suffisait d’indiquer ? L’aventure Ă  qui cette causerie entre les deux sƓurs sert de prologue fera ressortir ces anomalies avec une nettetĂ© qu’aucun commentaire prĂ©alable n’égalerait.
Leur conversation avait commencĂ© par une petite phrase assez irrĂ©flĂ©chie de Madeleine. Elle avait pensĂ© tout haut et dit Ă  son aĂźnĂ©e, qui devait, de Ragatz, toucher seulement barre Ă  Paris puis aller en Normandie chez une amie Ă  elle que sa sƓur n’aimait guĂšre :
– « Tout de mĂȘme je regrette deux fois de ne pas te garder. Mais oui. Pour t’avoir d’abord, et ne pas rester seule avec ma pauvre Charlotte
 » – Cette allusion Ă  sa petite fille pour la santĂ© de laquelle elle Ă©tait aux eaux mit une lueur triste dans ses yeux si gais
 « Et aussi, pour que tu n’ailles pas chez les FugrĂ©. »
– « Je n’ai pas l’habitude de nĂ©gliger mes amies quand elles sont dans la peine, et toi-mĂȘme, en y rĂ©flĂ©chissant, tu ne m’en estimerais pas
 » avait rĂ©pondu Agathe d’un ton qui prouvait que l’antipathie de sa cadette pour Mme de FugrĂ© ne lui Ă©chappait pas. D’ordinaire, devant des phrases pareilles et qui risquaient d’ouvrir entre les deux sƓurs une discussion, Mme LiĂ©baut se taisait. Cette rĂ©plique-ci enfermait une allusion Ă  une difficultĂ© rĂ©cente que Madeleine et son mari avaient eue avec un des camarades de ce dernier. Ils s’étaient brouillĂ©s avec cet homme parce qu’il avait hasardĂ© la fortune de sa femme et de ses enfants dans d’imprudentes opĂ©rations de Bourse. Cette fĂącherie avait coĂŻncidĂ© avec sa ruine totale. L’indignation du mĂ©decin contre le spĂ©culateur s’était manifestĂ©e si vivement avant cette ruine, que l’orgueil blessĂ© de celui-ci avait empĂȘchĂ© toute rĂ©conciliation aprĂšs le dĂ©sastre. Mme de MĂ©ris, Ă  ce sujet, avait assez vivement blĂąmĂ© son beau-frĂšre. Madeleine sentit le rappel de ce blĂąme qui, Ă  l’époque, l’avait dĂ©jĂ  froissĂ©e. La prĂ©occupation qu’elle avait de l’avenir de sa sƓur et son besoin de l’en entretenir, si peu que ce fĂ»t, avant son dĂ©part, la fit passer outre :
– « Si Clotilde n’est pas heureuse, tu avoueras que c’est bien sa faute, » avait-elle ripostĂ© en hochant doucement la tĂȘte, « les torts de son mari se rĂ©duisent Ă  aimer trop sa terre, ses chevaux, sa chasse et pas assez Paris. »
– « Tu sais aussi bien que moi ce qui en est, » reprit l’aĂźnĂ©e sur un ton d’impatience. « Il est jaloux d’elle, ignoblement jaloux. VoilĂ  la vĂ©ritĂ©. Je le rĂ©pĂšte : ignoblement. Il a imaginĂ© ce moyen de la sĂ©questrer, Ă  vingt-cinq ans, Ă  l’ñge oĂč une jeune femme a cependant le droit de s’épanouir, surtout quand elle est aussi vraiment honnĂȘte que Clotilde. C’est abominable
 »
– « Pourquoi l’a-t-elle laissĂ© devenir jaloux ? » demanda Madeleine. « Oui. Pourquoi ?
 C’était si simple ! Quand elle a vu commencer cette maladie, car c’en est une, pourquoi n’a-t-elle pas cĂ©dĂ© Ă  FugrĂ© sur tous les points oĂč il s’irritait ?
 D’ailleurs, elle aurait toutes les raisons et lui tous les torts, » rectifia-t-elle afin d’empĂȘcher la protestation de sa sƓur, « je n’en redouterais pas moins ton sĂ©jour chez eux. Pour une cause ou pour une autre, les FugrĂ© sont un mauvais mĂ©nage. Ce n’est pas dans leur compagnie que tu prendras l’idĂ©e de te remarier
 »
– « De me remarier ?
 » fit Agathe, et elle eut de nouveau un de ces sourires dont l’expression rendait soudain son visage si diffĂ©rent de celui de l’autre. Un lĂ©ger tremblement agitait dans ces moments-lĂ  ses lĂšvres qui se creusaient davantage sur le cĂŽtĂ© droit, et cette inĂ©galitĂ© eĂ»t dĂ©figurĂ© une physionomie moins jolie que la sienne. « Tu n’as donc pas encore quittĂ© cette idĂ©e-lĂ  ? » continua-t-elle. « Tu trouves que je n’en ai pas assez de ma premiĂšre expĂ©rience ? »
– « Je trouve que tu tires d’un hasard trĂšs particulier des conclusions gĂ©nĂ©rales qui ne sont pas justes, » rĂ©pondit tendrement Madeleine. « Tu es mal tombĂ©e une premiĂšre fois. Ce devrait ĂȘtre un motif pour essayer de bien tomber une seconde. Tu Ă©tais si jeune quand tu as Ă©pousĂ© Raoul ! Tu as Ă©tĂ© prise par ses maniĂšres, par son Ă©lĂ©gance. C’était bien naturel aussi que tu fusses attirĂ©e par le monde oĂč il allait t’introduire
 »
– « Dis-moi tout de suite que je me suis mariĂ©e par vanitĂ©, puisque ton mari et toi vous l’avez toujours pensĂ©, » dit Agathe.
– « Jamais nous n’avons pensĂ© cela, » rĂ©pondit, vivement cette fois, Mme LiĂ©baut. « Il n’y a aucun rapport entre ce vilain sentiment et l’innocent, le naĂŻf attrait que la haute sociĂ©tĂ© exerce sur une enfant de dix-neuf ans quand elle est si jolie, si fine, si faite pour devenir tout naturellement une grande dame !
 Ce que je veux dire c’est qu’à prĂ©sent tu peux refaire ta vie, et que tu dois la refaire
 » Elle insista sur cette fin de phrase. « C’est ma grande maxime, tu sais : on doit vouloir vivre. Pour une femme de trente ans, belle comme toi, intelligente comme toi, sensible comme toi, ce n’est pas vivre que de n’avoir rien, ni personne Ă  aimer vraiment. Une femme qui n’est pas Ă©pouse et qui n’est pas mĂšre, c’est une trop grande misĂšre. Tu es ma sƓur, ma chĂšre sƓur, et je ne veux pas de ce sort pour toi
 »
– « Je te remercie de l’intention, » rĂ©pliqua Mme de MĂ©ris avec la mĂȘme ironie. Puis sĂ©rieusement : « Tu ne m’as jamais tout Ă  fait comprise, ma pauvre Madeleine. Je ne t’en veux pas. Ce que tu appelles ta grande maxime, ce sont tes goĂ»ts. C’est ton caractĂšre. Tu aurais Ă©pousĂ© Raoul, toi, que tu aurais trouvĂ© le moyen d’ĂȘtre heureuse
 Je vois cela d’ici, comme si j’y Ă©tais », continua-t-elle en soulignant son persiflage d’un petit rire sec. « Ses brutalitĂ©s seraient devenues de la franchise. Il t’aurait trahie, comme il m’a trahie. Tu te serais dit que c’était ta faute, comme tu le dis de Clotilde. Veux-tu que je prĂ©cise la chose qui nous sĂ©pare, qui nous sĂ©parera toujours ? Tu as toujours acceptĂ©, tu accepteras toujours ta vie quelle qu’elle soit. Moi j’ai voulu choisir la mienne. Cela ne m’a pas rĂ©ussi. Peut-ĂȘtre y a-t-il plus de noblesse dans certains malheurs que dans certains bonheurs
 Et puis on ne se refait point. Je ne me remarierai pas pour me remarier, mets-toi cette idĂ©e dans la tĂȘte, une fois pour toutes. Je me remarierai, si je me remarie, quand je croirai avoir rencontrĂ© quelqu’un que je puisse, – je reprends ta phrase, – aimer, oui, aimer, mais vraiment, mais absolument. Va ! Les querelles de mĂ©nage de Clotilde et de Julien ne m’empĂȘcheraient pas d’épouser ce quelqu’un qui m’eĂ»t pris le cƓur, si je l’avais rencontrĂ©. Mais tes exhortations ne me feront pas non plus changer mon existence, pour la changer. Elle a ses heures de cruelle solitude, c’est vrai, cette existence. Elle n’a pas de trĂšs doux souvenirs auxquels se rattacher. C’est mon existence Ă  moi, telle que je l’ai voulue, et sa fiertĂ© me suffit
 » – « Tu te fais plus forte que tu n’es, heureusement, » rĂ©pondit l’autre. « Si tu pensais rĂ©ellement ce que tu dis, tu ne serais qu’une orgueilleuse, et tu ne l’es pas. Je te rĂ©pĂšte que tu es une femme, une vraie femme, et si tendre ! Tu t’en dĂ©fends, mais on ne trompe pas sa petite sƓur quand on est sa grande
 Autorise-moi seulement Ă  te le chercher, ce quelqu’un qui te prendrait le cƓur ?
 Et je le trouverai. »
Elle avait dit ces mots avec le mĂ©lange de demi-badinage et de demi-Ă©motion, habituel aux ĂȘtres trop sensibles quand ils veulent apprivoiser un cƓur qu’ils aiment et qu’ils devinent hostile. La grĂące de sa voix et de son regard pour formuler sa paradoxale proposition dĂ©tendit une minute la malveillance latente de Mme de MĂ©ris, qui se reprit Ă  sourire, et, comme se prĂȘtant Ă  cette enfantine fantaisie, elle rĂ©pliqua, sans amertume cette fois :
– « Je ne t’ai jamais empĂȘchĂ©e de chercher, pourvu que je reste libre de refuser. »
– « Tu sais que je suis trĂšs sĂ©rieuse dans mon offre, » riposta la cadette, « et que je vais me mettre en campagne aussitĂŽt, du moment que j’ai ton consentement. »
– « Tu l’as, dit l’aĂźnĂ©e sur le mĂȘme ton de plaisanterie affectueuse. « Mais si c’est parmi les rhumatisants et les neurasthĂ©niques de Ragatz
 »
– « Tout arrive, » interrompit Madeleine qui ajouta, en montrant Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la voie la silhouette de la locomotive : « mĂȘme les trains suisses
 »
L'express dĂ©bouchait en effet du pont en tunnel construit sur le Rhin, et la petite gare changeait d’aspect. Les voyageurs plus nombreux se pressaient sur le bord du quai. Les facteurs manƓuvraient les lourds haquets chargĂ©s de malles. La femme de chambre de Mme de MĂ©ris Ă©tait maintenant auprĂšs de sa maĂźtresse. D’une main elle tenait le nĂ©cessaire, de l’autre le paquet de chĂąles. La rumeur des wagons roulant plus doucement avant l’arrĂȘt dĂ©finitif couvrait Ă  peine l’éclat des voix s’interpellant Ă  prĂ©sent autour des deux sƓurs qui marchaient le long du convoi. Elles ne pensaient plus qu’à dĂ©couvrir le numĂ©ro du compartiment rĂ©servĂ© Ă  la voyageuse. Quand il fut trouvĂ© et Agathe installĂ©e parmi les innombrables objets dont s’encombre inutilement et Ă©lĂ©gamment toute femme qui se respecte : minuscules coussins pour le dos, minuscule sac de cuir pour le livre et les flacons d’odeurs, minuscule pendule pour y mesurer la longueur du temps, – et ainsi du reste ! – elle s’accouda quelques instants Ă  la fenĂȘtre ouverte de la portiĂšre, pour Ă©changer un dernier adieu avec Madeleine. Elles faisaient toutes deux Ă  cet instant un groupe d’une exquise beautĂ©, tournant l’une vers l’autre leurs visages si semblables de traits, se regardant avec des prunelles de nouveau si pareilles, avec la grĂące jumelle de leur sourire. Comme Ă  travers toutes sortes de complications de la part de l’aĂźnĂ©e et toutes sortes de dĂ©licats pardons de la part de la cadette elles se chĂ©rissaient vĂ©ritablement, une Ă©motion identique les possĂ©dait, qui augmentait la similitude de leurs physionomies. Elles se trouvaient l’une et l’autre sous la lumiĂšre du soleil dĂ©jĂ  trĂšs baissĂ© qui dorait de reflets plus chauds la soie de leurs clairs cheveux et la transparence de leur teint si frais. Cette double et charmante apparition Ă©tait si originale qu’elle aurait partout ailleurs provoquĂ© la curiositĂ© des tĂ©moins de ce joli adieu. Dans les derniĂšres minutes d’un dĂ©part, de tels tableaux sont perdus. Les deux sƓurs pouvaient donc se regarder et se sourire, en libertĂ©, comme si elles n’eussent pas Ă©tĂ© dans un lieu public, exposĂ©es Ă  toutes les indiscrĂ©tions
 Soudain cependant, ce sourire s’arrĂȘta sur les lĂšvres de la voyageuse. Ses yeux s’éteignirent, une rougeur colora ses joues et presque aussitĂŽt le mĂȘme changement d’expression s’accomplit pour Madeleine. L’une et l’autre venaient de constater qu’elles Ă©taient regardĂ©es fixement par un inconnu, immobile Ă  quelques pas d’elles. C’était un homme d’environ trente ans, lui-mĂȘme d’une physionomie trop particuliĂšre pour qu’il passĂąt aisĂ©ment inaperçu. Il Ă©tait assez petit, habillĂ© avec ce rien de gaucherie qui distingue les soldats professionnels lorsqu’ils revĂȘtent le costume civil. L’extrĂȘme Ă©nergie de son masque, tout creusĂ© sous la barbe courte, Ă©tait comme voilĂ©e, comme noyĂ©e d’une mĂ©lancolie qui ne s’accordait ni avec l’orgueil presque impĂ©rieux de son regard, ni avec le pli sĂ©vĂšre de sa bouche. La maigreur et la nuance bronzĂ©e de son teint, oĂč brĂ»laient littĂ©ralement deux yeux trĂšs bruns, presque noirs, indiquaient un Ă©tat maladif, qui n’avait pourtant rien de commun avec l’épuisement des citadins, traitĂ© d’ordinaire Ă  Ragatz. Sa physionomie militaire suggĂ©rait l’idĂ©e de quelque campagne lointaine, d’énormes fatigues supportĂ©es dans des climats meurtriers. Il tenait une lettre Ă  la main qu’il venait, ayant manquĂ© l’heure du courrier, jeter Ă  la boĂźte du train. Et puis, la rencontre des deux femmes l’avait, pour une seconde, arrĂȘtĂ© dans une contemplation dont il sentit lui-mĂȘme l’inconvenance, car il rougit de son cĂŽtĂ©, sous son hĂąle, et il marcha vers le wagon de la poste, d’un pas hĂątif, sans plus se retourner, tandis que la cadette disait plaisamment Ă  l’aĂźnĂ©e :
– « Avoue que, parmi les rhumatisants et les neurasthĂ©niques de ces eaux, on rencontre aussi des figures de hĂ©ros de roman. »
– « Tu veux dire de messieurs pas trĂšs bien Ă©levĂ©s, » rĂ©pondit Agathe.
– « Parce que celui-lĂ  te regardait dans un moment oĂč il croyait que tu ne le voyais pas ?
 » fit Madeleine. « La maniĂšre dont il a rougi, quand nous l’avons surpris, prouve qu’il n’a pas l’habitude de ces mauvaises façons. »
– « Pourquoi prĂ©tends-tu que c’était moi qu’il regardai...

Table des matiĂšres

  1. Titre
  2. Chapitre 1 - SUR UN QUAI DE GARE
  3. Chapitre 2 - UN HÉROS D’OPÉRETTE ET UN HÉROS DE ROMAN
  4. Chapitre 3 - POUR LE COMPTE D’UNE AUTRE
  5. Chapitre 4 - UNE ÂME DE SOLDAT
  6. Chapitre 5 - QUATRE MOIS APRÈS
  7. Chapitre 6 - CONTAGIONS DE JALOUSIE
  8. Chapitre 7 - DEUX NOBLES CƒURS
  9. Chapitre 8 - L’HÉROÏQUE MENSONGE
  10. Chapitre 9 - LES MOTS DE LA FIN