Le train rapide qui vient de Coire et qui passe Ă Ragatz vers six heures du soir, Ă©tait en retard de vingt-cinq minutes. Mais les deux sĆurs, en train dâaller et de venir sur le quai de la petite gare, ne pensaient pas Ă sâen plaindre. Pour la premiĂšre fois depuis ces deux semaines que Mme de MĂ©ris â lâaĂźnĂ©e â avait rejoint lâautre, Mme LiĂ©baut qui faisait faire Ă sa petite fille la cure des eaux de Ragatz, une conversation un peu plus intime sâengageait entre elles. Le sentiment de la sĂ©paration, toujours mĂ©lancolique et surtout dans le commencement du crĂ©puscule, leur attendrissait-il le cĆur ? CĂ©daient-elles Ă la douce poĂ©sie partout rĂ©pandue autour dâelles dans le paysage ? Cette longue et verdoyante vallĂ©e de Ragatz oĂč le jeune Rhin coule, si rapide et si froid, parmi les peupliers, sâĂ©talait, sous le soleil tombant de cette fin dâune chaude journĂ©e dâaoĂ»t, comme une oasis de si calme fĂ©licitĂ© ! On eĂ»t dit que les contreforts des grandes Alpes apparus de tous les cĂŽtĂ©s se dressaient lĂ pour prĂ©server le coquet village, les fraĂźches prairies, les bouquets des vieux arbres contre la brutalitĂ© du monde. Et quelle noblesse dans ces profils de montagnes ! Avec quelle dĂ©licatesse de contours la chaĂźne du Falknis dĂ©tachait sur le clair du couchant la dentelure violette de ses cimes ! Comme la gorge sauvage, en face, qui mĂšne Ă PfĂ€fers, sâenfonçait hardiment dans la cassure des Ă©normes rochers ! Que la ruine de Wartenstein Ă©tait romantique Ă voir, Ă©croulĂ©e sur la pointe abrupte de son pic ! Le vent se levait, faible encore, chargĂ© de la fraĂźcheur des glaciers sur lesquels il passe, lĂ -haut, avant de descendre dans la paisible vallĂ©e, et aucune dissonance ne troublait pour les deux sĆurs le charme de cette heure. Ă peine si une douzaine de voyageurs attendaient, eux aussi, dans la gare, le train retardataire, Ă cette Ă©poque de lâannĂ©e oĂč les express rentrent presque vides Ă Paris. Les porteurs sâaccotaient aux malles prĂ©parĂ©es sur le quai, avec un flegme tout helvĂ©tique. Dans ce silence des choses et des gens autour de leur lente promenade, le bruit le plus fort quâelles entendissent Ă©tait le rythme lĂ©ger de leurs petits pieds quand elles arrivaient de la partie sablĂ©e du sol de la gare Ă la partie bĂ©tonnĂ©e. Elles formaient ainsi, causant avec un abandon que rĂ©vĂ©lait lâaccord de leur dĂ©marche, une couple dâune grĂące singuliĂšre, tant la ressemblance de leurs silhouettes et de leurs visages Ă©tait saisissante Ă cette minute. LâaĂźnĂ©e, Agathe, avait trente ans, la cadette, Madeleine, en avait vingt-neuf. Cette diffĂ©rence, insignifiante, ne se reconnaissait pas Ă leur aspect, et elles donnaient lâimpression de deux jumelles, si pareilles de traits que cette quasi-identitĂ© dĂ©concertait les personnes qui ne les ayant pas vues souvent rencontraient lâune dâelles en lâabsence de lâautre. Elles Ă©taient toutes les deux blondes, dâun blond mĂȘlĂ© de reflets chĂątains. Elles avaient toutes les deux des yeux dâun gris bleu dans un de ces teints transparents, fragiles, qui font vraiment penser aux pĂ©tales de certaines roses. Elles avaient le mĂȘme nez dĂ©licat, la mĂȘme ligne mince des joues, le mĂȘme arc bien marquĂ© des sourcils, le mĂȘme menton frappĂ© dâune imperceptible fossette, et une jolie et mĂȘme irrĂ©gularitĂ© de leur bouche spirituelle une lĂšvre supĂ©rieure coupĂ©e un peu courte, qui laissait voir au repos des dents un peu longues, joliment rangĂ©es.
Ă les Ă©tudier cependant, cette espĂšce de trompe-lâĆil et comme de prestige sâĂ©vanouissait. Des dĂ©tails tout physiques se remarquaient dâabord : lâaĂźnĂ©e Ă©tait dâun doigt peut-ĂȘtre plus petite que la cadette. La masse des cheveux de celle-ci Ă©tait plus opulente, sa taille plus forte, malgrĂ© sa jeunesse, son visage un rien plus potelĂ©. On les regardait davantage et lâon constatait trĂšs vite une dissemblance plus essentielle, si radicale quâune fois discernĂ©e, les analogies, les identitĂ©s presque de ces deux ĂȘtres faisaient ressortir cette opposition davantage encore. On devinait que deux personnalitĂ©s absolument contraires vivaient, sentaient, pensaient sous ces formes si pareilles. Une Ăąme difficultueuse, compliquĂ©e et mĂ©contente se dissimulait derriĂšre le regard des prunelles bleues dâAgathe, aussi fermĂ©es que celles de Madeleine Ă©taient ouvertes, caressantes et gaies. Une dĂ©fiance de nature, plus aisĂ©e Ă sentir quâĂ bien dĂ©finir, crispait chez lâaĂźnĂ©e le pli du sourire au lieu que la cadette si avenante, si indulgente, crĂ©ait partout autour dâelle cette atmosphĂšre de bonhomie fine qui fait de la seule prĂ©sence de certaines femmes une douceur dont on est tentĂ© de les remercier. Leurs façons de sâhabiller ne rĂ©vĂ©laient pas moins clairement la nuance de leurs caractĂšres. Elles Ă©taient, lâune et lâautre, mises avec lâĂ©lĂ©gance des Parisiennes riches dâaujourdâhui. Quelques mots rĂ©sumeront ce quâil faut bien appeler leur histoire sociale. â Nous en avons tous une, dans ces temps dâascension hĂątive, et cette histoire domine souvent toutes nos destinĂ©es de cĆur, si cachĂ©e que soit cette action dâĂ©vĂ©nements en apparence trĂšs Ă©trangers Ă notre intime sensibilitĂ©. â Agathe et Madeleine Ă©taient des demoiselles Hennequin, de la maison HENNEQUIN, Gazes et Rubans, lâune des plus importantes, il y a dix ans, de la rue des JeĂ»neurs. Ayant perdu leur pĂšre et leur mĂšre, trĂšs jeunes, Ă quelques semaines de distance, leur dot dâorphelines avait Ă©tĂ© assez considĂ©rable pour leur permettre nâimporte quel mariage. Agathe avait Ă©pousĂ© un homme titrĂ© et ruinĂ©, un comte de MĂ©ris, dont elle Ă©tait veuve. Celui-ci avait, par hasard, hĂ©ritĂ© lui-mĂȘme dâun oncle, avant de mourir, en sorte que la jeune femme restait seule, sans enfants, avec plus de cent vingt mille francs de rente. Madeleine, elle, sâĂ©tait mariĂ©e, plus simplement et plus bourgeoisement, Ă un mĂ©decin de grand avenir dont la clientĂšle grandissait chaque jour, et le mĂ©nage nâavait pas Ă dĂ©penser beaucoup moins que la veuve. Ces chiffres expliqueront, Ă qui connaĂźt Paris, quelles toilettes dâun luxe lĂ©ger et coĂ»teux les deux sĆurs promenaient sur ce quai de gare. Câest comme une livrĂ©e que toutes les jolies femmes revĂȘtent aujourdâhui, Ă certaine hauteur de budget. Seulement si la robe de mohair noir et la mante de drap noir passementĂ©e de blanc quâAgathe portait pour le voyage venaient dâune mĂȘme maison et du mĂȘme rang que le costume de serge blanche de Madeleine, lâune trouvait le moyen dâĂȘtre raide, guindĂ©e, comme harnachĂ©e, lĂ oĂč lâautre Ă©tait gracieuse et souple. Les joyaux de demi-deuil de Mme de MĂ©ris, sa chaĂźne en platine et en perles noires, ses broches Ă©maillĂ©es de noir avec des diamants, soulignaient ce je ne sais quoi de prĂ©tentieux rĂ©pandu sur toute sa personne. Madeleine, elle, nâavait dâautres bijoux que lâor des grandes Ă©pingles qui piquaient son large chapeau de tulle Ă fleurs et celui de la gourmette oĂč sâenchĂąssait la montre de son bracelet. De temps Ă autre, et tout en causant avec la voyageuse quâelle accompagnait Ă son train, â elle-mĂȘme ne quittait pas encore Ragatz, â elle regardait lâheure Ă son poignet dâun geste qui traduisait une inquiĂ©tude. Ce nâĂ©tait pas lâimpatience de voir la locomotive dĂ©boucher du tunnel sur le Rhin, lĂ -bas. Elle apprĂ©hendait au contraire que ce train oĂč monterait sa sĆur nâarrivĂąt trop vite. Agathe lui parlait, depuis ces quelques minutes, avec une demi-ouverture du cĆur, et des conversations de cet ordre Ă©taient rares entre les deux sĆurs. Elles nâen avaient pas eu une seule durant tout leur sĂ©jour commun dans la ville dâeaux. Cette singularitĂ© de leurs rapports ne tenait pas Ă la nature de Madeleine, trĂšs aimante, trĂšs spontanĂ©e. LâaĂźnĂ©e en Ă©tait seule responsable, par quelques-uns de ces dĂ©fauts de caractĂšre pour lesquels les formules manquent, tant ils tiennent au plus intime et au plus profond de lâĂȘtre. Agathe dĂ©plaisait, comme Madeleine plaisait, par cet indĂ©finissable ensemble de choses que lâon appelle la personnalitĂ©. Elle le sentait. Elle lâavait toujours senti. Cette constante impression dâun secret dĂ©saccord entre elle et la vie lui avait donnĂ© cette espĂšce dâirritabilitĂ© qui aboutit si vite Ă ce quâun humoriste anglo-saxon appelle la « dyspepsie morale ». MalgrĂ© lâapparente rĂ©ussite de ses ambitions, elle avait Ă©tĂ© peu heureuse, et supportait mal le bonheur dont elle avait toujours vu au contraire sa cadette pĂ©nĂ©trĂ©e. Elle ne lâenviait pas. Elle cachait trop de noblesse vraie sous ses dehors rĂȘches, pour quâun aussi vil sentiment trouvĂąt place dans son cĆur. Mais elle souffrait dâelle, et justement des traits personnels qui contrastaient le plus avec ses propres insuffisances. Elle dĂ©testait cette facile humeur de Madeleine oĂč elle ne pouvait sâempĂȘcher de voir un peu de vulgaritĂ©, â quoique rien ne fĂ»t moins vulgaire que cette aisance heureuse. â Elle lui reprochait cette joie de vivre oĂč elle nâĂ©tait pas loin de discerner un Ă©goĂŻsme, ce qui Ă©tait injuste. Elle haĂŻssait aussi des succĂšs de sociĂ©tĂ© quâelle eĂ»t pour un rien attribuĂ©s Ă un peu de coquetterie. Ă quoi bon dâailleurs analyser des relations dĂ©licates quâil suffisait dâindiquer ? Lâaventure Ă qui cette causerie entre les deux sĆurs sert de prologue fera ressortir ces anomalies avec une nettetĂ© quâaucun commentaire prĂ©alable nâĂ©galerait.
Leur conversation avait commencĂ© par une petite phrase assez irrĂ©flĂ©chie de Madeleine. Elle avait pensĂ© tout haut et dit Ă son aĂźnĂ©e, qui devait, de Ragatz, toucher seulement barre Ă Paris puis aller en Normandie chez une amie Ă elle que sa sĆur nâaimait guĂšre :
â « Tout de mĂȘme je regrette deux fois de ne pas te garder. Mais oui. Pour tâavoir dâabord, et ne pas rester seule avec ma pauvre Charlotte⊠» â Cette allusion Ă sa petite fille pour la santĂ© de laquelle elle Ă©tait aux eaux mit une lueur triste dans ses yeux si gais⊠« Et aussi, pour que tu nâailles pas chez les FugrĂ©. »
â « Je nâai pas lâhabitude de nĂ©gliger mes amies quand elles sont dans la peine, et toi-mĂȘme, en y rĂ©flĂ©chissant, tu ne mâen estimerais pas⊠» avait rĂ©pondu Agathe dâun ton qui prouvait que lâantipathie de sa cadette pour Mme de FugrĂ© ne lui Ă©chappait pas. Dâordinaire, devant des phrases pareilles et qui risquaient dâouvrir entre les deux sĆurs une discussion, Mme LiĂ©baut se taisait. Cette rĂ©plique-ci enfermait une allusion Ă une difficultĂ© rĂ©cente que Madeleine et son mari avaient eue avec un des camarades de ce dernier. Ils sâĂ©taient brouillĂ©s avec cet homme parce quâil avait hasardĂ© la fortune de sa femme et de ses enfants dans dâimprudentes opĂ©rations de Bourse. Cette fĂącherie avait coĂŻncidĂ© avec sa ruine totale. Lâindignation du mĂ©decin contre le spĂ©culateur sâĂ©tait manifestĂ©e si vivement avant cette ruine, que lâorgueil blessĂ© de celui-ci avait empĂȘchĂ© toute rĂ©conciliation aprĂšs le dĂ©sastre. Mme de MĂ©ris, Ă ce sujet, avait assez vivement blĂąmĂ© son beau-frĂšre. Madeleine sentit le rappel de ce blĂąme qui, Ă lâĂ©poque, lâavait dĂ©jĂ froissĂ©e. La prĂ©occupation quâelle avait de lâavenir de sa sĆur et son besoin de lâen entretenir, si peu que ce fĂ»t, avant son dĂ©part, la fit passer outre :
â « Si Clotilde nâest pas heureuse, tu avoueras que câest bien sa faute, » avait-elle ripostĂ© en hochant doucement la tĂȘte, « les torts de son mari se rĂ©duisent Ă aimer trop sa terre, ses chevaux, sa chasse et pas assez Paris. »
â « Tu sais aussi bien que moi ce qui en est, » reprit lâaĂźnĂ©e sur un ton dâimpatience. « Il est jaloux dâelle, ignoblement jaloux. VoilĂ la vĂ©ritĂ©. Je le rĂ©pĂšte : ignoblement. Il a imaginĂ© ce moyen de la sĂ©questrer, Ă vingt-cinq ans, Ă lâĂąge oĂč une jeune femme a cependant le droit de sâĂ©panouir, surtout quand elle est aussi vraiment honnĂȘte que Clotilde. Câest abominable⊠»
â « Pourquoi lâa-t-elle laissĂ© devenir jaloux ? » demanda Madeleine. « Oui. Pourquoi ?⊠CâĂ©tait si simple ! Quand elle a vu commencer cette maladie, car câen est une, pourquoi nâa-t-elle pas cĂ©dĂ© Ă FugrĂ© sur tous les points oĂč il sâirritait ?⊠Dâailleurs, elle aurait toutes les raisons et lui tous les torts, » rectifia-t-elle afin dâempĂȘcher la protestation de sa sĆur, « je nâen redouterais pas moins ton sĂ©jour chez eux. Pour une cause ou pour une autre, les FugrĂ© sont un mauvais mĂ©nage. Ce nâest pas dans leur compagnie que tu prendras lâidĂ©e de te remarier⊠»
â « De me remarier ?⊠» fit Agathe, et elle eut de nouveau un de ces sourires dont lâexpression rendait soudain son visage si diffĂ©rent de celui de lâautre. Un lĂ©ger tremblement agitait dans ces moments-lĂ ses lĂšvres qui se creusaient davantage sur le cĂŽtĂ© droit, et cette inĂ©galitĂ© eĂ»t dĂ©figurĂ© une physionomie moins jolie que la sienne. « Tu nâas donc pas encore quittĂ© cette idĂ©e-lĂ ? » continua-t-elle. « Tu trouves que je nâen ai pas assez de ma premiĂšre expĂ©rience ? »
â « Je trouve que tu tires dâun hasard trĂšs particulier des conclusions gĂ©nĂ©rales qui ne sont pas justes, » rĂ©pondit tendrement Madeleine. « Tu es mal tombĂ©e une premiĂšre fois. Ce devrait ĂȘtre un motif pour essayer de bien tomber une seconde. Tu Ă©tais si jeune quand tu as Ă©pousĂ© Raoul ! Tu as Ă©tĂ© prise par ses maniĂšres, par son Ă©lĂ©gance. CâĂ©tait bien naturel aussi que tu fusses attirĂ©e par le monde oĂč il allait tâintroduire⊠»
â « Dis-moi tout de suite que je me suis mariĂ©e par vanitĂ©, puisque ton mari et toi vous lâavez toujours pensĂ©, » dit Agathe.
â « Jamais nous nâavons pensĂ© cela, » rĂ©pondit, vivement cette fois, Mme LiĂ©baut. « Il nây a aucun rapport entre ce vilain sentiment et lâinnocent, le naĂŻf attrait que la haute sociĂ©tĂ© exerce sur une enfant de dix-neuf ans quand elle est si jolie, si fine, si faite pour devenir tout naturellement une grande dame !⊠Ce que je veux dire câest quâĂ prĂ©sent tu peux refaire ta vie, et que tu dois la refaire⊠» Elle insista sur cette fin de phrase. « Câest ma grande maxime, tu sais : on doit vouloir vivre. Pour une femme de trente ans, belle comme toi, intelligente comme toi, sensible comme toi, ce nâest pas vivre que de nâavoir rien, ni personne Ă aimer vraiment. Une femme qui nâest pas Ă©pouse et qui nâest pas mĂšre, câest une trop grande misĂšre. Tu es ma sĆur, ma chĂšre sĆur, et je ne veux pas de ce sort pour toi⊠»
â « Je te remercie de lâintention, » rĂ©pliqua Mme de MĂ©ris avec la mĂȘme ironie. Puis sĂ©rieusement : « Tu ne mâas jamais tout Ă fait comprise, ma pauvre Madeleine. Je ne tâen veux pas. Ce que tu appelles ta grande maxime, ce sont tes goĂ»ts. Câest ton caractĂšre. Tu aurais Ă©pousĂ© Raoul, toi, que tu aurais trouvĂ© le moyen dâĂȘtre heureuse⊠Je vois cela dâici, comme si jây Ă©tais », continua-t-elle en soulignant son persiflage dâun petit rire sec. « Ses brutalitĂ©s seraient devenues de la franchise. Il tâaurait trahie, comme il mâa trahie. Tu te serais dit que câĂ©tait ta faute, comme tu le dis de Clotilde. Veux-tu que je prĂ©cise la chose qui nous sĂ©pare, qui nous sĂ©parera toujours ? Tu as toujours acceptĂ©, tu accepteras toujours ta vie quelle quâelle soit. Moi jâai voulu choisir la mienne. Cela ne mâa pas rĂ©ussi. Peut-ĂȘtre y a-t-il plus de noblesse dans certains malheurs que dans certains bonheurs⊠Et puis on ne se refait point. Je ne me remarierai pas pour me remarier, mets-toi cette idĂ©e dans la tĂȘte, une fois pour toutes. Je me remarierai, si je me remarie, quand je croirai avoir rencontrĂ© quelquâun que je puisse, â je reprends ta phrase, â aimer, oui, aimer, mais vraiment, mais absolument. Va ! Les querelles de mĂ©nage de Clotilde et de Julien ne mâempĂȘcheraient pas dâĂ©pouser ce quelquâun qui mâeĂ»t pris le cĆur, si je lâavais rencontrĂ©. Mais tes exhortations ne me feront pas non plus changer mon existence, pour la changer. Elle a ses heures de cruelle solitude, câest vrai, cette existence. Elle nâa pas de trĂšs doux souvenirs auxquels se rattacher. Câest mon existence Ă moi, telle que je lâai voulue, et sa fiertĂ© me suffit⊠» â « Tu te fais plus forte que tu nâes, heureusement, » rĂ©pondit lâautre. « Si tu pensais rĂ©ellement ce que tu dis, tu ne serais quâune orgueilleuse, et tu ne lâes pas. Je te rĂ©pĂšte que tu es une femme, une vraie femme, et si tendre ! Tu tâen dĂ©fends, mais on ne trompe pas sa petite sĆur quand on est sa grande⊠Autorise-moi seulement Ă te le chercher, ce quelquâun qui te prendrait le cĆur ?⊠Et je le trouverai. »
Elle avait dit ces mots avec le mĂ©lange de demi-badinage et de demi-Ă©motion, habituel aux ĂȘtres trop sensibles quand ils veulent apprivoiser un cĆur quâils aiment et quâils devinent hostile. La grĂące de sa voix et de son regard pour formuler sa paradoxale proposition dĂ©tendit une minute la malveillance latente de Mme de MĂ©ris, qui se reprit Ă sourire, et, comme se prĂȘtant Ă cette enfantine fantaisie, elle rĂ©pliqua, sans amertume cette fois :
â « Je ne tâai jamais empĂȘchĂ©e de chercher, pourvu que je reste libre de refuser. »
â « Tu sais que je suis trĂšs sĂ©rieuse dans mon offre, » riposta la cadette, « et que je vais me mettre en campagne aussitĂŽt, du moment que jâai ton consentement. »
â « Tu lâas, dit lâaĂźnĂ©e sur le mĂȘme ton de plaisanterie affectueuse. « Mais si câest parmi les rhumatisants et les neurasthĂ©niques de Ragatz⊠»
â « Tout arrive, » interrompit Madeleine qui ajouta, en montrant Ă lâextrĂ©mitĂ© de la voie la silhouette de la locomotive : « mĂȘme les trains suisses⊠»
L'express dĂ©bouchait en effet du pont en tunnel construit sur le Rhin, et la petite gare changeait dâaspect. Les voyageurs plus nombreux se pressaient sur le bord du quai. Les facteurs manĆuvraient les lourds haquets chargĂ©s de malles. La femme de chambre de Mme de MĂ©ris Ă©tait maintenant auprĂšs de sa maĂźtresse. Dâune main elle tenait le nĂ©cessaire, de lâautre le paquet de chĂąles. La rumeur des wagons roulant plus doucement avant lâarrĂȘt dĂ©finitif couvrait Ă peine lâĂ©clat des voix sâinterpellant Ă prĂ©sent autour des deux sĆurs qui marchaient le long du convoi. Elles ne pensaient plus quâĂ dĂ©couvrir le numĂ©ro du compartiment rĂ©servĂ© Ă la voyageuse. Quand il fut trouvĂ© et Agathe installĂ©e parmi les innombrables objets dont sâencombre inutilement et Ă©lĂ©gamment toute femme qui se respecte : minuscules coussins pour le dos, minuscule sac de cuir pour le livre et les flacons dâodeurs, minuscule pendule pour y mesurer la longueur du temps, â et ainsi du reste ! â elle sâaccouda quelques instants Ă la fenĂȘtre ouverte de la portiĂšre, pour Ă©changer un dernier adieu avec Madeleine. Elles faisaient toutes deux Ă cet instant un groupe dâune exquise beautĂ©, tournant lâune vers lâautre leurs visages si semblables de traits, se regardant avec des prunelles de nouveau si pareilles, avec la grĂące jumelle de leur sourire. Comme Ă travers toutes sortes de complications de la part de lâaĂźnĂ©e et toutes sortes de dĂ©licats pardons de la part de la cadette elles se chĂ©rissaient vĂ©ritablement, une Ă©motion identique les possĂ©dait, qui augmentait la similitude de leurs physionomies. Elles se trouvaient lâune et lâautre sous la lumiĂšre du soleil dĂ©jĂ trĂšs baissĂ© qui dorait de reflets plus chauds la soie de leurs clairs cheveux et la transparence de leur teint si frais. Cette double et charmante apparition Ă©tait si originale quâelle aurait partout ailleurs provoquĂ© la curiositĂ© des tĂ©moins de ce joli adieu. Dans les derniĂšres minutes dâun dĂ©part, de tels tableaux sont perdus. Les deux sĆurs pouvaient donc se regarder et se sourire, en libertĂ©, comme si elles nâeussent pas Ă©tĂ© dans un lieu public, exposĂ©es Ă toutes les indiscrĂ©tions⊠Soudain cependant, ce sourire sâarrĂȘta sur les lĂšvres de la voyageuse. Ses yeux sâĂ©teignirent, une rougeur colora ses joues et presque aussitĂŽt le mĂȘme changement dâexpression sâaccomplit pour Madeleine. Lâune et lâautre venaient de constater quâelles Ă©taient regardĂ©es fixement par un inconnu, immobile Ă quelques pas dâelles. CâĂ©tait un homme dâenviron trente ans, lui-mĂȘme dâune physionomie trop particuliĂšre pour quâil passĂąt aisĂ©ment inaperçu. Il Ă©tait assez petit, habillĂ© avec ce rien de gaucherie qui distingue les soldats professionnels lorsquâils revĂȘtent le costume civil. LâextrĂȘme Ă©nergie de son masque, tout creusĂ© sous la barbe courte, Ă©tait comme voilĂ©e, comme noyĂ©e dâune mĂ©lancolie qui ne sâaccordait ni avec lâorgueil presque impĂ©rieux de son regard, ni avec le pli sĂ©vĂšre de sa bouche. La maigreur et la nuance bronzĂ©e de son teint, oĂč brĂ»laient littĂ©ralement deux yeux trĂšs bruns, presque noirs, indiquaient un Ă©tat maladif, qui nâavait pourtant rien de commun avec lâĂ©puisement des citadins, traitĂ© dâordinaire Ă Ragatz. Sa physionomie militaire suggĂ©rait lâidĂ©e de quelque campagne lointaine, dâĂ©normes fatigues supportĂ©es dans des climats meurtriers. Il tenait une lettre Ă la main quâil venait, ayant manquĂ© lâheure du courrier, jeter Ă la boĂźte du train. Et puis, la rencontre des deux femmes lâavait, pour une seconde, arrĂȘtĂ© dans une contemplation dont il sentit lui-mĂȘme lâinconvenance, car il rougit de son cĂŽtĂ©, sous son hĂąle, et il marcha vers le wagon de la poste, dâun pas hĂątif, sans plus se retourner, tandis que la cadette disait plaisamment Ă lâaĂźnĂ©e :
â « Avoue que, parmi les rhumatisants et les neurasthĂ©niques de ces eaux, on rencontre aussi des figures de hĂ©ros de roman. »
â « Tu veux dire de messieurs pas trĂšs bien Ă©levĂ©s, » rĂ©pondit Agathe.
â « Parce que celui-lĂ te regardait dans un moment oĂč il croyait que tu ne le voyais pas ?⊠» fit Madeleine. « La maniĂšre dont il a rougi, quand nous lâavons surpris, prouve quâil nâa pas lâhabitude de ces mauvaises façons. »
â « Pourquoi prĂ©tends-tu que câĂ©tait moi quâil regardai...