Vers les 186âŠ, Nikkel Mortsel apprit que la
main-dâĆuvre manquait Ă Anvers. On entreprenait la dĂ©molition des
anciens remparts de la ville. Des fossés se comblaient, des
quartiers neufs sâĂ©levaient sur les forts de lâenceinte depuis
longtemps dĂ©bordĂ©s par la citĂ© comme une jaque dâenfant que fait
craquer le torse dâune fille nubile. Le gĂ©nie militaire prenait
mesure Ă la forte pucelle dâune nouvelle ceinture crĂ©nelĂ©e.
Alléchés par un salaire plus sérieux, nombre
de journaliers des campagnes sâembauchaient chez les entrepreneurs
urbains. Le ménage des Mortsel émigra des premiers sous les toits
dâune bicoque du quartier Saint-AndrĂ©, dans la ruelle du Sureau.
Maintenant, au lieu de cuire les briques, Nikkel dut se
familiariser avec leur emploi. Apprentissage probablement onéreux,
car Nikkel nâavait plus douze ans. La chance intervint en faveur de
lâaspirant plĂątrier. DĂ©barquĂ© dâun jour dans la grande ville, il
rencontra un de ses pays, devenu compagnon maçon, qui se lâattacha
dâemblĂ©e, comme manĆuvre. Cette protection et aussi lâĂąge et la
bonne volonté du postulant, lui épargnÚrent les vexatoires épreuves
de lâinitiation. On lâaccueillit mĂȘme en camarade dĂšs son
apparition.
Au dĂ©but un seul lâasticotait et rĂŽdait autour
de lui pour lâessayer, mais au premier attouchement Nikkel prit Ă
bras le corps lâexpĂ©rimentateur, un Ă©chalas olivĂątre et noueux, le
dĂ©molit dâun maĂźtre coup de rein et le vautra dans la boue,
prouvant sans esbroufe Ă toute la coterie quâil en cuirait aux
malveillants.
Intelligent, dâhumeur amĂšne, madrĂ© au fond il
conquit rapidement ses grades. AprĂšs un an, il nâaidait plus ses
anciens, mais chargeait ses propres outils et sâessayait Ă la
construction. Il apprenait Ă lever des murs entre deux lignes,
plantait ses broches, prenait ses aplombs. LâĆil juste, il
recourait Ă peine au chas et il nâeut bientĂŽt pas son
pareil pour hourder, plĂątrer, gobeter, et enfin pour tailler la
pierre.
Le matin, il emportait du café dans une gourde
de fer blanc et deux grosses tartines roulĂ©es dans une gazette. Ă
midi, si la distance du chantier au logis empĂȘchait son homme de
rentrer, Rikka, accompagnĂ©e de la petite Clara, trimbalait jusquâĂ
la bĂątisse la gamelle de fricot enveloppĂ©e dâune serviette
appĂ©tissante. Et toutes deux sâamusaient, assises sur une pierre ou
sur une brouette, Ă lui voir engouler la portion fumante, le plein
air et le turbin aiguisant ses fringales.
Plus grande, Clara apporta seule le dĂźner au
maçon.
Lâenfant Ă©carquillait les yeux, prenait
plaisir, aprĂšs le travail des terrassiers, Ă voir sortir les
fondations du sol, puis sâĂ©lever chaque jour au-dessus du
rez-de-chaussée. Elle reconnaissait tous ces hommes bistres qui la
saluaient rondement, la hélaient dÚs son approche et, aprÚs la
bùfrée, jonglaient avec la mioche comme avec une poupée. Clara
souriait dâun petit air sĂ©rieux Ă leurs tours ; juchĂ©e sur
leur épaule ou sur leur poing tendu, frileusement accrochée à leur
cou, criait : « Encore ! Encore ! »
lorsquâon la remettait Ă terre, et son ravissement se marquait par
une rougeur presque fébrile à ses pommettes.
Il lui arriva dâoublier lâheure et dâĂȘtre
oubliée par son pÚre ; alors elle assistait à la reprise du
travail. Les tombereaux cahotants charriaient les matériaux ;
le conducteur enlevait la planche de lâarriĂšre-train, dĂ©telait Ă
moitié le cheval, la charrette trébuchait, la charge de briques
chavirait et sâĂ©croulait avec fracas, soulevant cette poussiĂšre
rouilleuse des quais de Niel et de Boom.
Le charretier, aux tons de terre-cuite
friandement modelĂ©e, rajustait la planche Ă lâarriĂšre-train du
tombereau, sautait Ă la place des briques, dĂ©marrait et sâĂ©loignait
Ă hue, Ă dia, la longe Ă la main, sifflant et claquant du
fouetâŠ
Cependant reprenait lâargentine musique des
truelles raclant la pierre et Ă©tendant le mortier, le grincement
des ripes, le floc-floc des rabots dans le bassin de sable, le
pschitt de lâeau noyant la chaux vive.
La requĂ©raient Ă prĂ©sent lâinstallation des
Ă©chafaudages, la manĆuvre des poulies, des moufles et des chĂšvres.
Il sâagissait de guinder un de ces Ă©normes monolythes en pierre de
taille, et ce nâĂ©tait par trop dâune Ă©quipe de huit hommes pour
desservir lâappareil.
Des compagnons, les uns espacés, fixaient les
haubans Ă des points voisins, puis les autres, ahanant, faisaient
virer le treuil. Cordages et poulies grinçaient. Suspendus, un pied
sur lâĂ©chelon, les rudes gars sâexhortaient et sâinterpellaient,
pesaient sur les leviers, dans des poses de génies de la
force ; leurs biceps aussi tendus que les cordes ;
clamant, avant de donner Ă la fois, le coup de collier, de
traßnantes onomatopées : Otayo ! ha-li-hue !
Hi-ma-ho !
Et Ă chaque effort de leurs musculatures
rĂ©unies, la pierre ne sâĂ©levait que de trĂšs peu. Oscillant avec
lenteur au bout du cĂąble, contrariant de toute son inertie
sournoise lâimpulsion intelligente de ces turbineurs, elle tirait
sur la poulie comme pour la briser et les réduire en bouillie. Mais
la lourde pierre est calĂ©e, et Clara sâabsorbe Ă prĂ©sent dans la
contemplation, des gùcheurs et goujats en train de préparer le
mortier : ils ont creusĂ© le bassin pour lâĂ©teignage de la
chaux, épierré le plùtre en le passant à travers le sas, et
maintenant ils arrosent graduellement le mélange du contenu de
leurs seaux dâeau. Ă chaque aspersion, une vapeur monte de lâaire
et enveloppe de gaze les manĆuvres dĂ©jĂ blancs comme des
pierrots.
Lorsque se dissipe cette vapeur sifflante,
Clara les voit corroyer la mixture en se balançant sur un pied, et
ces mouvements cadencĂ©s dâapprentis imberbes, poupards et rĂąblus,
la bercent, la fascinent, la grisent presque et suspendent les
battements de son cĆur.
Il est temps que sâeffectue la combinaison de
la chaux et du sable. Les maĂźtres accroupis sur les massifs
attendent leur augée, et, en grommelant, talonnent les gamins.
GĂącheurs de se hĂąter, mais il faut que les
parcelles de chaux laiteuse et le sable de la Campine, jaune comme
les fleurs des genĂȘts, se soient totalement amalgamĂ©s.
Alors le goujat gave son « oiseau »
de ce mortier gras, monte Ă lâĂ©chelle et va ravitailler son
compagnon.
Dâautres adolescents tassent des briques dans
un panier ou les dressent sur une planchette horizontale fixĂ©e, Ă
hauteur de lâĂ©paule, sur deux montants. Le faix Ă©tant complet, le
jeune atlante se place entre les deux poteaux, sâarc-boute, se
cambre, et lâassied sur lâĂ©paule.
Vaguement angoissée, Clara accompagnait dans
leur ascension ces petits hommes, courageux enfants, Ă peine plus
ĂągĂ©s quâelle. Ăquilibristes irrĂ©prochables, presque coquets, ils
traversaient des appontements dont leurs pieds déchaussés
couvraient la largeur, narguant les vertiges ils passaient entre
les gĂźtages du mĂȘme pas sĂ»r et mesurĂ©, escaladaient des rangĂ©es de
poutres, séparées par de larges vides. Et tous, sous leur apparence
de mastoc, sous leur apathie dâoursons mal dĂ©grossis, malgrĂ© leur
dégaine un tantinet balourde, possédaient une adresse et un
sang-froid de matelots et de funambules.
La fillette sâinquiĂ©tait lorsquâun trumeau lui
masquait durant quelques secondes le hardi grimpeur ; mais ses
nerfs se dĂ©tendaient lorsquâil rĂ©apparaissait toujours dâaplomb,
toujours sauf, aussi ferme quâun somnambule, dans la baie dâune
fenĂȘtre ou sur le faĂźte dâun pignon.