En Route
eBook - ePub

En Route

  1. French
  2. ePUB (adapté aux mobiles)
  3. Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Détails du livre
Aperçu du livre
Table des matières
Citations

À propos de ce livre

En Route was written in the year 1895 by Joris-Karl Huysmans. This book is one of the most popular novels of Joris-Karl Huysmans, and has been translated into several other languages around the world.

This book is published by Booklassic which brings young readers closer to classic literature globally.

Foire aux questions

Il vous suffit de vous rendre dans la section compte dans paramètres et de cliquer sur « Résilier l’abonnement ». C’est aussi simple que cela ! Une fois que vous aurez résilié votre abonnement, il restera actif pour le reste de la période pour laquelle vous avez payé. Découvrez-en plus ici.
Pour le moment, tous nos livres en format ePub adaptés aux mobiles peuvent être téléchargés via l’application. La plupart de nos PDF sont également disponibles en téléchargement et les autres seront téléchargeables très prochainement. Découvrez-en plus ici.
Les deux abonnements vous donnent un accès complet à la bibliothèque et à toutes les fonctionnalités de Perlego. Les seules différences sont les tarifs ainsi que la période d’abonnement : avec l’abonnement annuel, vous économiserez environ 30 % par rapport à 12 mois d’abonnement mensuel.
Nous sommes un service d’abonnement à des ouvrages universitaires en ligne, où vous pouvez accéder à toute une bibliothèque pour un prix inférieur à celui d’un seul livre par mois. Avec plus d’un million de livres sur plus de 1 000 sujets, nous avons ce qu’il vous faut ! Découvrez-en plus ici.
Recherchez le symbole Écouter sur votre prochain livre pour voir si vous pouvez l’écouter. L’outil Écouter lit le texte à haute voix pour vous, en surlignant le passage qui est en cours de lecture. Vous pouvez le mettre sur pause, l’accélérer ou le ralentir. Découvrez-en plus ici.
Oui, vous pouvez accéder à En Route par Joris-Karl Huysmans en format PDF et/ou ePUB ainsi qu’à d’autres livres populaires dans Literature et Literature General. Nous disposons de plus d’un million d’ouvrages à découvrir dans notre catalogue.

Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635221660

Partie 1

Chapitre 1

C'était pendant la première semaine de novembre, la semaine où se célèbre l'octave des morts. Durtal entra, le soir, à huit heures, à Saint-Sulpice. Il fréquentait volontiers cette église parce que la maîtrise y était exercée et qu'il pouvait, loin des foules, s'y trier en paix. L'horreur de cette nef, voûtée de pesants berceaux, disparaissait avec la nuit ; les bas côtés étaient souvent déserts, les lampes peu nombreuses éclairaient mal ; l'on pouvait se pouiller l'âme sans être vu, l'on était chez soi.
Durtal s'assit derrière le maître-autel, à gauche, sous la travée qui longe la rue de Saint-Sulpice ; les réverbères de l'orgue de choeur s'allumèrent. Au loin, dans la nef presque vide, un ecclésiastique parlait en chaire. Il reconnut à la vaseline de son débit, à la graisse de son accent, un prêtre, solidement nourri, qui versait, d'habitude, sur ses auditeurs, les moins omises des rengaines.
Pourquoi sont-ils si dénués d'éloquence ? se disait Durtal. J'ai eu la curiosité d'en écouter un grand nombre et tous se valent. Seul, le son de leurs voix diffère. Suivant leur tempérament, les uns l'ont macéré dans le vinaigre et les autres l'ont mariné dans l'huile. Un mélange habile n'a jamais lieu. Et il se rappelait des orateurs choyés comme des ténors, Monsabré, Didon, ces Coquelin d'église et, plus bas encore que ces produits du conservatoire catholique, la belliqueuse mazette qu'est l'abbé d'Hulst !
Après cela, reprit-il, ce sont ces médiocres-là que réclame la poignée de dévotes qui les écoute. Si ces gargotiers d'âmes avaient du talent, s'ils servaient à leurs pensionnaires des nourritures fines, des essences de théologie, des coulis de prières, des sucs concrets d'idées, ils végéteraient incompris des ouailles. C'est donc pour le mieux, en somme. Il faut un clergé dont l'étiage concorde avec le niveau des fidèles ; et certes, la Providence y a vigilamment pourvu.
Un piétinement de souliers, puis des chaises dérangées qui crissèrent sur les dalles l'interrompirent. Le sermon avait pris fin.
Dans un grand silence, l'orgue préluda, puis s'effaça, soutint seulement l'envolée des voix. Un chant lent, désolé, montait, le De profundis. Des gerbes de voix filaient sous les voûtes, fusaient avec les sons presque verts des harmonicas, avec les timbres pointus des cristaux qu'on brise.
Appuyées sur le grondement contenu de l'orgue, étayées par des basses si creuses qu'elles semblaient comme descendues en elles-mêmes, comme souterraines, elles jaillissaient, scandant le verset De profundis clamavi ad te, Do, puis elles s'arrêtaient exténuées, laissaient tomber ainsi qu'une lourde larme la syllabe finale, mine; - et ces voix d'enfants proches de la mue reprenaient le deuxième verset du psaume Domine, exaudi vocem meam et la seconde moitié du dernier mot restait encore en suspens, mais au lieu de se détacher, de tomber à terre, de s'y écraser telle qu'une goutte, elle semblait se redresser d'un suprême effort et darder jusqu'au ciel le cri d'angoisse de l'âme désincarnée, jetée nue, en pleurs, devant son Dieu.
Et, après une pause, l'orgue assisté de deux contrebasses mugissait, emportant dans son torrent toutes les voix, les barytons, les ténors et les basses, ne servant plus seulement alors de gaines aux lames aiguës des gosses, mais sonnant découvertes, donnant à pleine gorge, et l'élan des petits soprani les perçait quand même, les traversait, pareil à une flèche de cristal, d'un trait.
Puis une nouvelle pause ; - et dans le silence de l'église, les strophes gémissaient à nouveau, lancées, ainsi que sur un tremplin, par l'orgue. En les écoutant avec attention, en tentant de les décomposer, en fermant les yeux, Durtal les voyait d'abord presque horizontales, s'élever peu à peu, s'ériger à la fin, toutes droites, puis vaciller en pleurant et se casser du bout.
Et soudain, à la fin du psaume, alors qu'arrivait le répons de l'antienne Et lux perpetua luceat eis, les voix enfantines se déchiraient en un cri douloureux de soie, en un sanglot affilé, tremblant sur le mot eis qui restait suspendu, dans le vide.
Ces voix d'enfants tendues jusqu'à éclater, ces voix claires et acérées mettaient dans la ténèbre du chant des blancheurs d'aube ; alliant leurs sons de pure mousseline au timbre retentissant des bronzes, forant avec le jet comme en vif argent de leurs eaux les cataractes sombres des gros chantres, elles aiguillaient les plaintes, renforçaient jusqu'à l'amertume le sel ardent des pleurs, mais elles insinuaient aussi une sorte de caresse tutélaire, de fraîcheur balsamique, d'aide lustrale ; elles allumaient dans l'ombre ces brèves clartés que tintent, au petit jour, les angélus ; elles évoquaient, en devançant les prophéties du texte, la compatissante image de la Vierge passant, aux pâles lueurs de leurs sons, dans la nuit de cette prose.
C'était incomparablement beau, ce De profundis ainsi chanté. Cette requête sublime finissant dans les sanglots au moment où l'âme des voix allait franchir les frontières humaines tordit les nerfs de Durtal, lui tressailla le coeur. Puis il voulut s'abstraire, s'attacher surtout au sens de la morne plainte où l'être déchu, lamentablement, implore, en gémissant, son Dieu. Et ces cris de la troisième strophe lui revenaient, ceux, où suppliant, désespéré, du fond de l'abîme, son Sauveur, l'homme, maintenant qu'il se sait écouté, hésite, honteux, ne sachant plus que dire. Les excuses qu'il prépara lui paraissent vaines, les arguments qu'il ajusta lui semblent nuls et alors il balbutie : "si vous tenez compte des iniquités, Seigneur, Seigneur, qui trouvera grâce ?"
Quel malheur, se disait Durtal, que ce psaume qui chante si magnifiquement, dans ses premiers versets, le désespoir de l'humanité tout entière, devienne, dans ceux qui suivent, plus personnel au Roi David. Je sais bien, reprit-il, qu'il faut accepter le sens symbolique de ces plaintes, admettre que ce despote confond sa cause avec celle de Dieu, que ses adversaires sont les mécréants et les impies, que lui-même préfigure, d'après les docteurs de l'Eglise, la physionomie du Christ, mais, c'est égal, le souvenir de ses boulimies charnelles et les présomptueux éloges qu'il dédie à son incorrigible peuple, rétrécissent l'empan du poème. Heureusement que la mélodie vit hors du texte, de sa vie propre, ne se confinant pas dans les débats de tribu, mais s'étendant à toute la terre, chantant l'angoisse des temps à naître, aussi bien que celle des époques présentes et des âges morts.
Le De profundis avait cessé ; - après un silence, - la maîtrise entonna un motet du dix-huitième siècle, mais Durtal ne s'intéressait que médiocrement à la musique humaine dans les églises. Ce qui lui semblait supérieur aux oeuvres les plus vantées de la musique théâtrale ou mondaine, c'était le vieux plain-chant, cette mélodie plane et nue, tout à la fois aérienne et tombale ; c'était ce cri solennel des tristesses et altier des joies, c'étaient ces hymnes grandioses de la foi de l'homme qui semblent sourdre dans les cathédrales, comme d'irrésistibles geysers, du pied même des piliers romans. Quelle musique, si ample ou si douloureuse ou si tendre qu'elle fût, valait le De profundis chanté en faux-bourdon, les solennités du Magnificat, les verves augustes du Lauda Sion, les enthousiasmes du Salve Regina, les détresses du Miserere et du Stabat, les omnipotentes majestés du Te Deum? des artistes de génie s'étaient évertués à traduire les textes sacrés : Vittoria, Josquin De Près, Palestrina, Orlando de Lassus, Haendel, Bach, Haydn, avaient écrit de merveilleuses pages ; souvent même, ils avaient été soulevés par l'effluence mystique, par l'émanation même du Moyen Age à jamais perdue ; et leurs oeuvres gardaient pourtant un certain apparat, demeuraient, malgré tout, orgueilleuses, en face de l'humble magnificence, de la sobre splendeur du chant grégorien et après ceux-là ç'avait été fini, car les compositeurs ne croyaient plus.
Dans le moderne, l'on pouvait cependant citer quelques morceaux religieux de Lesueur, de Wagner, de Berlioz, de César Franck, et encore sentait-on chez eux l'artiste tapi sous son oeuvre, l'artiste tenant à exhiber sa science, pensant à exalter sa gloire et par conséquent omettant Dieu. L'on se trouvait en face d'hommes supérieurs, mais d'hommes, avec leurs faiblesses, leur inaliénable vanité, la tare même de leurs sens. Dans le chant liturgique créé presque toujours anonymement au fond des cloîtres, c'était une source extraterrestre, sans filon de péchés, sans trace d'art. C'était une surgie d'âmes déjà libérées du servage des chairs, une explosion de tendresses surélevées et de joies pures ; c'était aussi l'idiome de l'Eglise, l'Evangile musical accessible, comme l'Evangile même, aux plus raffinés et aux plus humbles.
Ah ! la vraie preuve du Catholicisme, c'était cet art qu'il avait fondé, cet art que nul n'a surpassé encore ! C'était, en peinture et en sculpture les primitifs ; les mystiques dans les poésies et dans les proses ; en musique, c'était le plain-chant ; en architecture, c'était le roman et le gothique. Et tout cela se tenait, flambait en une seule gerbe, sur le même autel ; tout cela se conciliait en une touffe de pensées unique : révérer, adorer, servir le Dispensateur, en lui montrant, réverbéré dans l'âme de sa créature, ainsi qu'en un fidèle miroir, le prêt encore immaculé de ses dons.
Alors, dans cet admirable Moyen Age, où l'art, allaité par l'Eglise, anticipa sur la mort, s'avança jusqu'au seuil de l'éternité, jusqu'à Dieu, le concept divin et la forme céleste furent devinés, entr' aperçus, pour la première et peut-être pour la dernière fois, par l'homme. Et ils se correspondaient, se répercutaient, d'arts en arts.
Les Vierges eurent des faces en amandes, des visages allongés comme ces ogives que le gothique amenuisa pour distribuer une lumières ascétique, un jour virginal, dans la châsse mystérieuse de ses nefs. Dans les tableaux des primitifs, le teint des saintes femmes devient transparent comme la cire paschale et leurs cheveux sont pâles comme les miettes dédorées des vrais encens ; leur corsage enfantin renfle à peine, leurs fronts bombent comme le verre des custodes, leurs doigts se fusèlent, leurs corps s'élancent ainsi que de fins piliers. Leur beauté devient, en quelque sorte, liturgique. Elles semblent vivre dans le feu des verrières, empruntant aux tourbillons en flammes des rosaces la roue de leurs auréoles, les braises bleues de leurs yeux, les tisons mourants de leurs lèvres, gardant pour leurs parures les couleurs dédaignées de leurs chairs, les dépouillant de leurs lueurs, les muant, lorsqu'elles les transportent sur l'étoffe, en des tons opaques qui aident encore par leur contraste à attester la clarté séraphique du regard, la dolente candeur de la bouche que parfume, suivant le propre du temps, la senteur de lis des cantiques, ou la pénitentielle odeur de la myrrhe des psaumes.
Il y eut alors entre artistes une coalition de cervelles, une fonte d'âmes. Les peintres s'associèrent dans un même idéal de beauté avec les architectes ; ils affilièrent en un indestructible accord les cathédrales et les saintes ; seulement, au rebours des usages connus, ils sertirent le bijou d'après l'écrin, modelèrent les reliques d'après la châsse.
De leur côté, les proses chantées de l'Eglise eurent de subtiles affinités avec les toiles des Primitifs.
Les répons de Ténèbres de Vittoria ne sont-ils pas d'une inspiration similaire, d'une altitude égale à celles du chef-d'oeuvre de Quentin Metsys, l'ensevelissement du Christ? le Regina coeli du musicien flamand Lassus n'a-t-il pas la bonne foi, l'allure candide et baroque de certaines statues de retables ou des tableaux religieux du vieux Brueghel ? Enfin le miserere du maître de chapelle de Louis xii, de Josquin de Près, n'a-t-il pas, de même que les panneaux des primitifs de la Bourgogne et des Flandres, un essor un peu patient, une simplesse filiforme un peu roide, mais n'exhale-t-il point, comme eux aussi, une saveur vraiment mystique, ne se contourne-t-il pas en une gaucherie vraiment touchante ?
L'idéal de toutes ces oeuvres est le même et, par des moyens différents, atteint.
Quant au plain-chant, l'accord de sa mélodie avec l'architecture est certain aussi ; parfois, il se courbe ainsi que les sombres arceaux romans, surgit, ténébreux et pensif, tel que les pleins cintres. Le De profundis, par exemple, s'incurve semblable à ces grands arcs qui forment l'ossature enfumée des voûtes ; il est lent et nocturne comme eux ; il ne se tend que dans l'obscurité, ne se meut que dans la pénombre marrie des cryptes.
Parfois, au contraire, le chant grégorien semble emprunter au gothique ses lobes fleuris, ses flèches déchiquetées, ses rouets de gaze, ses trémies de dentelles, ses guipures légères et ténues comme des voix d'enfants. Alors il passe d'un extrême à l'autre, de l'ampleur des détresses à l'infini des joies. D'autres fois encore, la musique plane et la musique chrétienne qu'elle enfanta se plient de même que la sculpture à la gaieté du peuple ; elles s'associent aux allégresses ingénues, aux rires sculptés des vieux porches ; elles prennent ainsi que dans le chant de la Noël, lAdeste fideles, et dans l'hymne pascal lO filii et filiae, le rythme populacier des foules ; elles se font petites et familières telles que les Evangiles, se soumettent aux humbles souhaits des pauvres, et leur prêtant un air de fête facile à retenir, un véhicule mélodique qui les emporte en de pures régions où ces âmes naïves s'ébattent aux pieds indulgents du Christ.
Créé par l'Eglise, élevé par elle, dans les psallettes du Moyen Age, le plain-chant est la paraphrase aérienne et mouvante de l'immobile structure des cathédrales ; il est l'interprétation immatérielle et fluide des toiles des primitifs ; il est la traduction ailée et il est aussi la stricte et la flexible étole de ces proses latines qu'édifièrent les moines, exhaussés, jadis, hors des temps, dans des cloîtres.
Il est maintenant altéré et décousu, vainement dominé par le fracas des orgues, et il est chanté Dieu sait comme !
La plupart des maîtrises, lorsqu'elles l'entonnent, se plaisent à simuler les borborygmes qui gargouillent dans les conduites d'eaux ; d'autres se délectent à imiter le grincement des crécelles, le hiement des poulies, le cri des grues ; malgré tout, son imperméable beauté subsiste, sourd quand même de ces meuglements égarés de chantres.
Le silence subit de l'église dispersa Durtal. Il se leva, regarda autour de lui ; dans son coin, personne, sinon deux pauvresses endormies, les pieds sur des barreaux de chaises, la tête sur leurs genoux. En se penchant un peu, il aperçut en l'air, dans une chapelle noire, le rubis d'une veilleuse brûlant dans un verre rouge ; aucun bruit, sauf le pas militaire d'un suisse, faisant sa ronde, au loin.
Durtal se rassit ; la douceur de cette solitude qu'aromatisait le parfum des cires mêlé aux souvenirs déjà lointains à cette heure des fumées d'encens, s'évanouit d'un coup. Aux premiers accords plaqués sur l'orgue, Durtal reconnut le Dies irae, l'hymne désespérée du Moyen Age ; instinctivement, il baissa le front et écouta.
Ce n'était plus, ainsi que dans le De profundis, une supplique humble, une souffrance qui se croit entendue, qui discerne pour cheminer dans sa nuit un sentier de lueurs ; ce n'était plus la prière qui conserve assez d'espoir pour ne pas trembler ; c'était le cri de la désolation absolue et de l'effroi.
Et, en effet, la colère divine soufflait en tempête dans ces strophes. Elles semblaient s'adresser moins au Dieu de miséricorde, à l'exorable Fils qu'à l'inflexible Père, à Celui que l'Ancien Testament nous montre, bouleversé de fureur, mal apaisé par les fumigations des bûchers, par les incompréhensibles attraits des holocaustes. Dans ce chant, il se dressait, plus farouche encore, car il menaçait d'affoler les eaux, de fracasser les monts, d'éventrer, à coups de foudre, les océans du ciel. Et la terre épouvantée criait de peur.
C'était une voix cristalline, une voix claire d'enfant qui clamait dans le silence de la nef l'annonce des cataclysmes ; et après elle, la maîtrise chantait de nouvelles strophes où l'implacable Juge venait, dans les éclats déchirants des trompettes, purifier par le feu la sanie du monde.
Puis, à son tour, une basse profonde, voûtée, comme issue des caveaux de l'église, soulignait l'horreur de ces prophéties, aggravait la stupeur de ces menaces ; et après une courte reprise du choeur, un alto les répétait, les détaillait encore et alors que l'effrayant poème avait épuisé le récit des châtiments et des peines, dans le timbre suraigu, dans le fausset d'un petit garçon, le nom de Jésus passait et c'était une éclaircie dans cette trombe ; l'univers haletant criait grâce, rappelait, par toutes les voix de la maîtrise, les miséricordes infinies du Sauveur et ses pardons, le conjurait de l'absoudre, comme jadis il épargna le larron pénitent et la Madeleine.
Mais, dans la même mélodie désolée et têtue, la tempête sévissait à nouveau, noyait de ses lames les plages entrevues du ciel, et les solos continuaient, découragés, coupés par les rentrées éplorées du choeur, incarnant tout à tour, avec la diversité des voix, les conditions spéciales des hontes, les états particuliers des transes, les âges différents des pleurs.
A la fin, alors que mêlées encore et confondues, ces voix avaient charrié, sur les grandes eaux de l'orgue, toutes les épaves des douleurs humaines, toutes les bouées des prières et des larmes, elles retombaient exténuées, paralysées par l'épouvante, gémissaient en des soupirs d'enfant qui se cache la face, balbutiaient le dona eis requiem, terminaient, épuisées, par un Amen si plaintif qu'il expirait ainsi qu'une haleine, au dessus des sanglots de l'orgue.
Quel homme avait pu imaginer de telles désespérances, rêver à de tels désastres ? Et Durtal se répondait : personne.
Le fait est que l'on s'était vainement ingénié à découvrir l'auteur de cette musique et de cette prose. On les avait attribuées à Frangipani, à Thomas de Celano, à saint Bernard, à un tas d'autres, et elles demeuraient anonymes, simplement formées par les alluvions douloureuses des temps. Le Dies irae semblait être tout d'abord tombé, ainsi qu'une semence de désolation, dans les âmes éperdues du onzième siècle ; il y avait germé, puis lentement poussé, nourri par la sève des angoisses, arrosé par la pluie des larmes. Il avait été enfin taillé lorsqu'il avait paru mûr et il avait été trop ébranché peut-être, car dans l'un des premiers textes que l'on connaît, une strophe, depuis disparue, évoquait la magnifique et barbare image de...

Table des matières

  1. Titre
  2. Préface
  3. Partie 1
  4. Partie 2