Souvenirs de la maison des morts
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Souvenirs de la maison des morts

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Souvenirs de la maison des morts

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À propos de ce livre

Souvenirs de la maison des morts was written in the year 1863 by Fyodor Mikhailovich Dostoyevsky. This book is one of the most popular novels of Fyodor Mikhailovich Dostoyevsky, and has been translated into several other languages around the world.

This book is published by Booklassic which brings young readers closer to classic literature globally.

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635255344

Partie 1

Chapitre 1 La maison des morts

Notre maison de force se trouvait à l’extrémité de la citadelle, derrière le rempart. Si l’on regarde par les fentes de la palissade, espérant voir quelque chose, — on n’aperçoit qu’un petit coin de ciel et un haut rempart de terre, couvert des grandes herbes de la steppe. Nuit et jour, des sentinelles s’y promènent en long et en large ; on se dit alors que des années entières s’écouleront et que l’on verra, par la même fente de palissade, toujours le même rempart, toujours les mêmes sentinelles et le même petit coin de ciel, non pas de celui qui se trouve au-dessus de la prison, mais d’un autre ciel, lointain et libre. Représentez-vous une grande cour, longue de deux cents pas et large de cent cinquante, enceinte d’une palissade hexagonale irrégulière, formée de pieux étançonnés et profondément enfoncés en terre : voilà l’enceinte extérieure de la maison de force. D’un côté de la palissade est construite une grande porte, solide et toujours fermée, que gardent constamment des factionnaires, et qui ne s’ouvre que quand les condamnés vont au travail. Derrière cette porte se trouvaient la lumière, la liberté ; là vivaient des gens libres. En deçà de lapalissade on se représentait ce monde merveilleux, fantastique comme un conte de fées : il n’en était pas de même du nôtre, — tout particulier, car il ne ressemblait à rien ; il avait ses mœurs, son costume, ses lois spéciales : c’était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des hommes à part. C’est ce coin que j’entreprends de décrire.
Quand on pénètre dans l’enceinte, on voit quelques bâtiments. De chaque côté d’une cour très-vaste s’étendent deux constructions de bois, faites de troncs équarris et à un seul étage : ce sont les casernes des forçats. On y parque les détenus, divisés en plusieurs catégories. Au fond de l’enceinte on aperçoit encore une maison, la cuisine, divisée en deux chambrées (artel[1]) ; plus loin encore se trouve une autre construction qui sert tout à la fois de cave, de hangar et de grenier. Le centre de l’enceinte, complètement nu, forme une place assez vaste. C’est là que les détenus se mettent en rang. On y fait la vérification et l’appel trois fois par jour : le matin, à midi et le soir, et plusieurs fois encore dans la journée, si les soldats de garde sont défiants et habiles à compter. Tout autour, entre la palissade et les constructions, il reste une assez grande surface libre où quelques détenus misanthropes ou de caractère sombre aiment à se promener, quand on ne travaille pas : ils ruminent là, à l’abri de tous les regards, leurs pensées favorites. Lorsque je les rencontrais pendant ces promenades, j’aimais à regarder leurs visages tristes et stigmatisés, et à deviner leurs pensées. Un des forçats avait pour occupation favorite, dans les moments de liberté que nous laissaient les travaux, de compter les pieux de la palissade. Il y en avait quinze cents, il les avait tous comptés et les connaissait même par cœur. Chacun d’eux représentait un jour de réclusion : il décomptait quotidiennement un pieu et pouvait, de cette façon, connaître exactement le nombre de jours qu’il devait encore passer dans la maison de force. Il était sincèrement heureux quand il avait achevé un des côtés de l’hexagone : et pourtant, il devait attendre sa libération pendant de longues années ; mais on apprend la patience à la maison de force. Je vis un jour un détenu qui avait subi sa condamnation et que l’on mettait en liberté, prendra congé de ses camarades. Il avait été vingt ans aux travaux forcés. Plus d’un forçat se souvenait de l’avoir vu arriver jeune, insouciant, ne pensant ni à son crime ni au châtiment : c’était maintenant un vieillard à cheveux gris, au visage triste et morose. Il fit en silence le tour de nos six casernes. En entrant dans chacune d’elles, il priait devant l’image sainte, saluait profondément ses camarades, en les priant de ne pas garder un mauvais souvenir de lui. Je me rappelle aussi qu’un soir on appela vers la porte d’entrée un détenu qui avait été dans le temps un paysan sibérien fort aisé. Six mois auparavant, il avait reçu la nouvelle que sa femme s’était remariée, ce qui l’avait fort attristé. Ce soir-là, elle était venue à la prison, l’avait fait appeler pour lui donner une aumône. Ils s’entretinrent deux minutes, pleurèrent tous deux et se séparèrent pour ne plus se revoir. Je vis l’expression du visage de ce détenu quand il rentra dans la caserne… Là, en vérité, on peut apprendre à tout supporter. Quand le crépuscule commençait, on nous faisait rentrer dans la caserne, où l’on nous enfermait pour toute la nuit. Il m’était toujours pénible de quitter la cour pour la caserne. Qu’on se figure une longue chambre, basse et étouffante, éclairée à peine par des chandelles et dans laquelle traînait une odeur lourde et nauséabonde. Je ne puis comprendre maintenant comment j’y ai vécu dix ans entiers. Mon lit de camp se composait de trois planches : c’était toute la place dont je pouvais disposer. Dans une seule chambre on parquait plus de trente hommes. C’était surtout en hiver qu’on nous enfermait de bonne heure ; il fallait attendre quatre heures au moins avant que tout le monde fût endormi, aussi était-ce un tumulte, un vacarme de rires, de jurons, de chaînes qui sonnaient, une vapeur infecte, une fumée épaisse, un brouhaha de têtes rasées, de fronts stigmatisés, d’habits en lambeaux, tout cela encanaillé, dégoûtant ; oui, l’homme est un animal vivace ! on pourrait le définir : un être qui s’habitue à tout, et ce serait peut-être là la meilleure définition qu’on en ait donnée. Nous étions en tout deux cent cinquante dans la maison de force. Ce nombre était presque invariable, car lorsque les uns avaient subi leur peine, d’autres criminels arrivaient, il en mourait aussi. Et il y avait là toute sorte de gens. Je crois que chaque gouvernement, chaque contrée de la Russie avait fourni son représentant. Il y avait des étrangers et même des montagnards du Caucase. Tout ce monde se divisait en catégories différentes, suivant l’importance du crime et par conséquent la durée du châtiment. Chaque crime, quel qu’il soit, y était représenté. La population de la maison de force était composée en majeure partie de déportés aux travaux forcés de la catégorie civile (fortement condamnés, comme disaient les détenus). C’étaient des criminels privés de tous leurs droits civils, membres réprouvés de la société, vomis par elle, et dont le visage marqué au fer devait éternellement témoigner de leur opprobre. Ils étaient incarcérés dans la maison de force pour un laps de temps qui variait de huit à douze ans ; à l’expiration de leur peine, on les envoyait dans un canton sibérien en qualité de colons. Quant aux criminels de la section militaire, ils n’étaient pas privés de leurs droits civils, — c’est ce qui a lieu d’ordinaire dans les compagnies de discipline russes, — et n’étaient envoyés que pour un temps relativement court. Une fois leur condamnation purgée, ils retournaient à l’endroit d’où ils étaient venus, et entraient comme soldats dans les bataillons de ligne sibériens[2]. Beaucoup d’entre eux nous revenaient bientôt pour des crimes graves, seulement ce n’était plus pour un petit nombre d’années, mais pour vingt ans au moins ; ils faisaient alors partie d’une section qui se nommait « à perpétuité ». Néanmoins, les perpétuels n’étaient pas privés de leurs droits. Il existait encore une section assez nombreuse, composée des pires malfaiteurs, presque tous vétérans du crime, et qu’on appelait la « section particulière ». On envoyait là des condamnés de toutes les Russies. Ils se regardaient à bon droit comme détenus à perpétuité, car le terme de leur réclusion n’avait pas été indiqué. La loi exigeait qu’on leur donnât des tâches doubles et triples. Ils restèrent dans la prison jusqu’à ce qu’on entreprit en Sibérie les travaux de force les plus pénibles. « Vous n’êtes ici que pour un temps fixe, disaient-ils aux autres forçats ; nous, au contraire, nous y sommes pour toute notre vie. » J’ai entendu dire plus tard que cette section a été abolie. On a éloigné en même temps les condamnés civils, pour ne conserver que les condamnés militaires que l’on organisa en compagnie de discipline unique. L’administration a naturellement été changée. Je décris, par conséquent, les pratiques d’un autre temps et des choses abolies depuis longtemps… Oui, il y a longtemps de cela ; il me semble même que c’est un rêve, Je me souviens de mon entrée à la maison de force, un soir de décembre, à la nuit tombante. Les forçats revenaient des travaux : on se préparait à la vérification. Un sous-officier moustachu m’ouvrit la porte de cette maison étrange où je devais rester tant d’années, endurer tant d’émotions dont je ne pourrais me faire une idée même approximative si je ne les avais pas ressenties. Ainsi, par exemple, aurais-je jamais pu m’imaginer la souffrance poignante et terrible qu’il y a à ne jamais être seul même une minute pendant dix ans ? Au travail sous escorte, à la caserne en compagnie de deux cents camarades, jamais seul, jamais ! Du reste, il fallait que je m’y fisse. Il y avait là des meurtriers par imprudence, des meurtriers de métier, des brigands et des chefs de brigands, de simples filous, maîtres dans l’industrie de trouver de l’argent dans la poche des passants ou d’enlever n’importe quoi sur une table. Il aurait pourtant été difficile de dire pourquoi et comment certains détenus se trouvaient à la maison de force. Chacun d’eux avait son histoire, confuse et lourde, pénible comme un lendemain d’ivresse. Les forçats parlaient généralement fort peu de leur passé, qu’ils n’aimaient pas à raconter ; ils s’efforçaient même de n’y plus penser. Parmi mes camarades de chaîne j’ai connu des meurtriers qui étaient si gais et si insouciants qu’on pouvait parier à coup sûr que jamais leur conscience ne leur avait fait le moindre-reproche ; mais il y avait aussi des visages sombres, presque toujours silencieux. Il était bien rare que quelqu’un racontât son histoire, car cette curiosité-là n’était pas à la mode, n’était pas d’usage ; disons d’un seul mot que cela n’était pas reçu. Il arrivait pourtant de loin en loin que par désœuvrement un détenu racontât sa vie à un autre forçat qui l’écoutait froidement. Personne, à vrai dire, n’aurait pu étonner son voisin. « Nous ne sommes pas des ignorants, nous autres ! » disaient-ils souvent avec une suffisance cynique. Je me souviens qu’un jour un brigand ivre (on pouvait s’enivrer quelquefois aux travaux forcés) raconta comment il avait tué et tailladé un enfant de cinq ans : il l’avait d’abord attiré avec un joujou, puis il l’avait emmené dans un hangar où il l’avait dépecé. La caserne tout entière, qui, d’ordinaire, riait de ses plaisanteries, poussa un cri unanime ; le brigand fut obligé de se taire. Si les forçats l’avaient interrompu, ce n’était nullement parce que son récit avait excité leur indignation, mais parce qu’il n’était pas reçu de parler de cela. Je dois dire ici que les détenus avaient un certain degré d’instruction. La moitié d’entre eux, — si ce n’est plus, — savaient lire et écrire. Où trouvera-t-on, en Russie, dans n’importe quel groupe populaire, deux cent cinquante hommes sachant lire et écrire ? Plus tard, j’ai entendu dire et même conclure, grâce à ces données, que l’instruction démoralisait le peuple. C’est une erreur : l’instruction est tout à fait étrangère à cette décadence morale. Il faut néanmoins convenir qu’elle développa l’esprit de résolution dans le peuple, mais c’est loin d’être un défaut. — Chaque section avait un costume différent : l’une portait une veste de drap moitié brune, moitié grise, et un pantalon dont un canon était brun, l’autre gris. Un jour, comme nous étions au travail, une petite fille qui vendait des navettes de pain blanc (kalatchi) s’approcha des forçats ; elle me regarda longtemps, puis éclata de rire : — « Fi ! comme ils sont laids ! s’écria-t-elle. Ils n’ont pas même eu assez de drap gris ou de drap brun pour faire leurs habits. » D’autres forçats portaient une veste de drap gris uni, mais dont les manches étaient brunes. On rasait aussi les têtes de différentes façons ; le crâne était mis à nu tantôt en long, tantôt en large, de la nuque au front ou d’une oreille à l’autre. Cette étrange famille avait un air de ressemblance prononcé que l’on distinguait du premier coup d’œil ; même les personnalités les plus saillantes, celles qui dominaient involontairement les autres forçats, s’efforçaient de prendre le ton général de la maison. Tous les détenus, — à l’exception de quelques-uns qui jouissaient d’une gaieté inépuisable et qui, par cela même, s’attiraient le mépris général, — tous les détenus étaient moroses, envieux, effroyablement vaniteux, présomptueux, susceptibles et formalistes à l’excès. Ne s’étonner de rien était à leurs yeux une qualité primordiale, aussi se préoccupaient-ils fort d’avoir de la tenue. Mais souvent l’apparence la plus hautaine faisait place, avec la rapidité de l’éclair, à une plate lâcheté. Pourtant il y avait quelques hommes vraiment forts : ceux-là étaient naturels et sincères, mais, chose étrange ! ils étaient le plus souvent d’une vanité excessive et maladive. C’était toujours la vanité qui était au premier plan. La majorité des détenus était dépravée et pervertie, aussi les calomnies et les commérages pleuvaient-ils comme grêle. C’était un enfer, une damnation que notre vie, mais personne n’aurait osé s’élever contre les règlements intérieurs de la prison et contre les habitudes reçues ; aussi s’y soumettait-on bon gré, mal gré. Certains caractères intraitables ne pliaient que difficilement, mais pliaient tout de même. Des détenus qui, encore libres, avaient dépassé toute mesure, qui, souvent poussés par leur vanité surexcitée, avaient commis des crimes affreux, inconsciemment, comme dans un délire, et qui avaient été l’effroi de villes entières, étaient matés en peu de temps par le régime de notre prison. Le nouveau qui cherchait à s’orienter remarquait bien vite qu’ici il n’étonnerait personne ; insensiblement il se soumettait, prenait le ton général, une sorte de dignité personnelle dont presque chaque détenu était pénétré, absolument comme si la dénomination de forçat eût été un titre honorable. Pas le moindre signe de honte ou de repentir, du reste, mais une sorte de soumission extérieure, en quelque sorte officielle, qui raisonnait paisiblement la conduite à tenir. « Nous sommes des gens perdus, disaient-ils, nous n’avons pas su vivre en liberté, maintenant nous devons parcourir de toutes nos forces la rue verte[3], et nous faire compter et recompter comme des bêtes. » « Tu n’as pas voulu obéir à ton père et à ta mère, obéis maintenant à la peau d’âne ! » « Qui n’a pas voulu broder, casse des pierres à l’heure qu’il est. » Tout cela se disait et se répétait souvent en guise de morale, comme des sentences et des proverbes, sans qu’on les prît toutefois au sérieux. Ce n’étaient que des mots en l’air. Y en avait-il un seul qui s’avouât son iniquité ? Qu’un étranger, — pas un forçat, — essaye de reprocher à un détenu son crime ou de l’insulter, les injures de part et d’autre n’auront pas de fin. Et quels raffinés que les forçats en ce qui concerne les injures ! Ils insultent finement, en artistes. L’injure était une vraie science ; ils ne s’efforçaient pas tant d’offenser par l’expression que par le sens, l’esprit d’une phrase envenimée. Leurs querelles incessantes contribuaient beaucoup au développement de cet art spécial. Comme ils ne travaillaient que sous la menace du bâton, ils étaient paresseux et dépravés. Ceux qui n’étaient pas encore corrompus en arrivant à la maison de force, s’y pervertissaient bientôt. Réunis malgré eux, ils étaient parfaitement étrangers les uns aux autres. — « Le diable a usé trois paires de lapti[4] avant de nous rassembler », disaient-ils. Les intrigues, les calomnies, les commérages, l’envie, les querelles, tenaient le haut bout dans cette vie d’enfer. Pas une méchante langue n’aurait été en état de tenir tête à ces meurtriers, toujours l’injure à la bouche. Comme je l’ai dit plus haut, parmi eux se trouvaient des hommes au caractère de fer, endurcis et intrépides, habitués à se commander. Ceux-là, on les estimait involontairement ; bien qu’ils fussent fort jaloux de leur renommée, ils s’efforçaient de n’obséder personne, et ne s’insultaient jamais sans motif ; leur conduite était en tous points pleine de dignité ; ils étaient raisonnables et presque toujours obéissants, non par principe ou par conscience de leurs devoirs, mais comme par une convention mutuelle entre eux et l’administration, convention dont ils reconnaissaient tous les avantages. On agissait du reste prudemment avec eux. Je me rappelle qu’un détenu, intrépide et résolu, connu pour ses penchants de bête fauve, fut appelé un jour pour être fouetté. C’était pendant l’été ; on ne travaillait pas. L’adjudant, chef direct et immédiat de la maison de force, était arrivé au corps de garde, qui se trouvait à côté de la grande porte, pour assister à la punition. (Ce major était un être fatal pour les détenus, qu’il avait réduits à trembler devant lui. Sévère à en devenir insensé, il se « jetait » sur eux, disaient-ils ; mais c’était surtout son regard, aussi pénétrant que celui du lynx, que l’on craignait. Il était impossible de rien lui dissimuler. Il voyait, pour ainsi dire, sans même regarder. En entrant dans la prison, il savait déjà ce qui se faisait à l’autre bout de l’enceinte ; aussi les forçats l’appelaient-ils « l’homme aux huit yeux ». Son système était mauvais, car il ne parvenait qu’à irriter des gens déjà irascibles ; sans le commandant, homme bien élevé et raisonnable, qui modérait les sorties sauvages du major, celui-ci aurait causé de grands malheurs par sa mauvaise administration. Je ne comprends pas comment il put prendre sa retraite sain et sauf ; il est vrai qu’il quitta le service après qu’il eut été mis en jugement.) Le détenu blêmit quand on l’appela. D’ordinaire, il se couchait courageusement et sans proférer un mot, pour recevoir les terribles verges, après quoi, il se relevait en se secouant. Il supportait ce malheur froidement, en philosophe. Il est vrai qu’on ne le punissait qu’à bon escient, et avec toutes sortes de précautions. Mais cette fois, il s’estimait innocent. Il blêmit, et tout en s’approchant doucement de l’escorte de soldats, il réussit à cacher dans sa manche un tranchet de cordonnier. Il était pourtant sévèrement défendu aux détenus d’avoir des instruments tranchants, des couteaux, etc. Les perquisitions étaient fréquentes, inattendues et des plus minutieuses ; toutes les infractions à cette règle étaient sévèrement punies ; mais comme il est difficile d’enlever à un criminel ce qu’il veut cacher, et que, du reste, des instruments tranchants se trouvaient nécessairement dans la prison, ils n’étaient jamais détruits. Si l’on parvenait à les ravir aux forçats, ceux-ci s’en procuraient bien vite de nouveaux. Tous les détenus se jetèrent contre la palissade, le cœur palpitant, pour regarder à travers les fentes. On savait que cette fois-ci, Pétrof refuserait de se laisser fustiger et que la fin du major était venue. Mais au moment décisif, ce dernier monta dans sa voiture et partit, confiant le commandement de l’exécution à un officier subalterne : « Dieu l’a sauvé ! » dirent plus tard les forçats. Quant à Pétrof, il subit tranquillement sa punition ; une fois le major parti, sa colère était tombée. Le détenu est soumis et obéissant jusqu’à un certain point, mais il y a une limite qu’il ne faut pas dépasser. Rien n’est plus curieux que ces étranges boutades d’emportement et de désobéissance. Souvent un homme qui supporte pendant plusieurs années les châtiments les plus cruels, se révolte pour une bagatelle, pour un rien. On pourrait même dire que c’est un fou… C’est du reste ce que l’on fait. J’ai déjà dit que pendant plusieurs années je n’ai pas remarqué le moindre signe de repentance, pas le plus petit malaise du crime commis, et que la plupart des forçats s’estimaient dans leur for intérieur en droit d’agir comme bon leur semblait. Certainement la vanité, les mauvais exemples, la vantardise ou la fausse honte y étaient pour beaucoup. D’autre part, qui peut dire avoir sondé la profondeur de ces cœurs livrés à la perdition et les avoir trouvés fermés à toute lumière ? Enfin il semble que durant tant d’années, j’eusse dû saisir quelque indice, fût-ce le plus fugitif, d’un regret, d’une souffrance morale. Je n’ai positivement rien aperçu. On ne saurait juger le crime avec des opinions toutes faites, et sa philosophie est un peu plus compliquée qu’on ne le croit. Il est avéré que ni les maisons de force, ni les bagnes, ni le système des travaux forcés, ne corrigent le criminel ; ces châtiments ne peuvent que le punir et rassurer la société contre les attentats qu’il pourrait commettre. La réclusion et les travaux excessifs ne font que développer chez ces hommes une haine profonde, la soif des jouissances défendues et une effroyable insouciance. D’autre part, je suis certain que le célèbre système cellulaire n’atteint qu’un but apparent et trompeur. Il soutire du criminel toute sa force et son énergie, énerve son âme qu’il affaiblit et effraye, et montre enfin une momie desséchée et à moitié folle comme un modèle d’amendement et de repentir. Le criminel qui s’est révolté contre la société, la hait et s’estime toujours dans son droit : la société a tort, lui non. N’a-t-il pas du reste subi sa condamnation ? aussi est-il absous, acquitté à ses propres yeux. Malgré les opinions diverses, chacun reconnaîtra qu’il y a des crimes qui partout et toujours, sous n’importe quelle législation, seront indiscutablement crimes et que l’on regardera comme tels tant que l’homme sera homme. Ce n’est qu’à la maison de force que j’ai entendu raconter, avec un rire enfantin à peine contenu, les forfaits les plus étranges, les plus atroces. Je n’oublierai jamais un parricide, — ci-devant noble et fonctionnaire. Il avait fait le malheur de son père. Un vrai fils prodigue. Le vieillard essayait en vain de le retenir par des remontrances sur la pente fatale où il glissait. Comme il était criblé de dettes et qu’on soupçonnait son père d’avoir, — outre une ferme, — de l’argent caché, il le tua pour entrer plus vite en possession de son héritage. Ce crime ne fut découvert qu’au bout d’un mois. Pendant tout ce temps, le meurtrier, qui du reste avait informé la justice de la disparition de son père, continua ses débauches. Enfin, pendant son absence, la police découvrit le cadavre du vieillard dans un canal d’égout recouvert de planches. La tête grise était séparée du tronc et appuyée contre le corps, entièrement habillé ; sous la tête, comme par dérision, l’assassin avait glissé un coussin. Le jeune homme n’avoua rien : il fut dégradé, dépouillé de ses privilèges de noblesse et envoyé aux travaux forcés pour vingt ans. Aussi longtemps que je l’ai connu, je l’ai toujours vu d’humeur très-insouciante. C’était l’homme le plus étourdi et le plus inconsidéré que j’aie rencontré, quoiqu’il fût loin d’être sot. Je ne remarquai jamais en lui une cruauté excessive. Les autres détenus le méprisaient, non pas à cause de son crime, dont il n’était jamais question, mais parce qu’il manquait de tenue. Il parlait quelquefois de son père. Ainsi un jour, en vantant la robuste complexion héréditaire dans sa famille, il ajouta : « — Tenez, mon père, par exemple, jusqu’à sa mort, n’a jamais été malade. » Une insensibilité animale portée à un aussi haut degré semble impossible : elle est par trop phénoménale. Il devait y avoir là un défaut organique, une monstruosité physique et morale inconnue jusqu’à présent à la science, et non un simple délit. Je ne croyais naturellement pas à un crime aussi atroce, mais des gens de la même ville qu...

Table des matières

  1. Titre
  2. Avertissement
  3. Partie 1
  4. Partie 2
  5. Notes de bas de page