Il nây a pas de ville qui se fasse mieux aimer que Metz. Un Messin français Ă qui lâon rappelle sa cathĂ©drale, lâEsplanade, les rues Ă©troites aux noms familiers, la Moselle au pied des remparts et les villages dissĂ©minĂ©s sur les collines, sâattendrit. Et pourtant ces gens de Metz sont de vieux civilisĂ©s, modĂ©rĂ©s, nuancĂ©s, jaloux de cacher leur puissance dâenthousiasme. Un passant ne sâexplique pas cette Ă©motion en faveur dâune ville de guerre, oĂč il nâa vu quâune belle cathĂ©drale et des vestiges du dix-huitiĂšme siĂšcle, auprĂšs dâune riviĂšre agrĂ©able. Mais il faut comprendre que Metz ne vise pas Ă plaire aux sens ; elle sĂ©duit dâune maniĂšre plus profonde : câest une ville pour lâĂąme, pour la vieille Ăąme française, militaire et rurale.
Les statues de Fabert et de Ney, que sont venues rejoindre celles de Guillaume le Ier et, de FrĂ©dĂ©ric-Charles, Ă©taient entourĂ©es du prestige quâon accorde aux pierres tutĂ©laires. On se montrait les hĂ©ros des grandes guerres sur les places oĂč les officiers allemands exercent aujourdâhui leurs recrues. Les Ă©difices civils gardent encore la marque des ingĂ©nieurs de notre armĂ©e ; câest partout droiture et simplicitĂ©, nettetĂ© des frontons sculptĂ©s, aspect rectiligne de lâensemble. Dâun bord Ăą lâautre de la place Royale, le palais de justice sâaccorde fraternellement avec la caserne du gĂ©nie ; les maisons bourgeoises, elles-mĂȘmes, se rangent Ăą lâalignement, et, sous les arcades de la place Saint-Louis, on croit sentir une discipline. Cet esprit sâĂ©tend sur la douce vallĂ©e mosellane. Depuis lâEsplanade, on devine sous un ciel nuageux douze villages vignerons, baignĂ©s ou mirĂ©s dans la Moselle, et qui nous caressent, comme elle, par la douceur mouillĂ©e de leurs noms : Sey, qui donne le premier de nos vins ; RozĂ©rieulles, oĂč chaque maison possĂšde sa vigne ; Woippy, le pays des fraises ; Lorry, que ses mirabelles enrichissent ; tous chargĂ©s dâarbres Ă fruits qui semblent les abriter et les aimer. Mais les collines oĂč ils sâĂ©tagent ont leurs tĂȘtes aplanies : câest quâelles sont devenues les forts de Plappeville, de Saint-Quentin, de Saint-Blaise et de Sommy.
Les Messins dâavant la guerre, tous soldats ou parents de soldats, vivaient en rapports journaliers avec la rĂ©gion agricole. Les rentiers y avaient leurs fermes, les marchands leurs acheteurs, et la plus modeste famille rĂȘvait dâune maison de campagne oĂč, chaque automne, on irait surveiller la vendange. Tout cela composait une atmosphĂšre trĂšs propre Ăą la conservation du vieux type français. Qui nâa pas connu, mĂ©ditĂ© cette ville, ignore peut-ĂȘtre la valeur dâune civilisation formĂ©e dans les mĆurs de lâagriculture et de la guerre. Les Lorrains Ă©migrĂ©s ne regrettent pas simplement des paysages, des habitudes, une sociĂ©tĂ© dispersĂ©e, ils croient avoir laissĂ© derriĂšre eux quelque chose de leur santĂ© morale.
Jamais je ne passe le seuil de cette ville dĂ©saffectĂ©e sans quâelle me ramĂšne au sentiment de nos destinĂ©es interrompues. Metz est lâendroit oĂč lâon mesure le mieux la dĂ©pression de notre force. Ici lâon sâest fatiguĂ© pour une gloire, une patrie et une civilisation qui toutes trois gisent par terre. Seul un cercle de femmes les protĂšge encore. Instinctivement, je me dirige vers lâĂźle ChambiĂšres, et vais mâasseoir auprĂšs du monument que les Dames de Metz ont dressĂ© Ă la mĂ©moire des soldats quâelles avaient soignĂ©s. Câest une de nos pierres sacrĂ©es, un autel et un refuge, le dernier de nos menhirs.
Tout autour de ce haut lieu, le flot germain monte sans cesse et menace de tout submerger. Au nombre de vingt-quatre mille (sans compter la garnison), les immigrĂ©s dominent Ă©lectoralement les vingt mille indigĂšnes. Sous lâeffort de cette inondation, lâĂ©difice français va-t-il ĂȘtre emportĂ© ? Le voyageur qui arrive aujourdâhui Ăą Metz distingue, dĂšs lâabord, ce que vaudrait cette ville reconstruite Ăą lâallemande et selon les besoins du vainqueur. La gare neuve oĂč lâon dĂ©barque affiche la ferme volontĂ© de crĂ©er un style de lâempire, le style colossĂąl, comme ils disent en sâattardant sur la derniĂšre syllabe. Elle nous Ă©tonne par son style roman et par un clocher, quâa dessinĂ©, dit-on, Guillaume II, mais rien ne sâĂ©lance, tout est retenu, accroupi, tassĂ© sous un couvercle dâun prodigieux vert-Ă©pinard. On y salue une ambition digne dâune cathĂ©drale, et ce nâest quâune tourte, un immense pĂątĂ© de viande. La prĂ©tention et le manque de goĂ»t apparaissent mieux encore dans les dĂ©tails. Nâa-t-on pas imaginĂ© de rappeler dans chacun des motifs ornementaux la destination de lâĂ©difice ! En artistes vĂ©ridiques, nous autres, loyaux Germains, pour amuser nos sĂ©rieuses populations, qui viennent prendre un billet de chemin de fer, nous leur prĂ©senterons dans nos chapiteaux des tĂȘtes de soldats casquĂ©es de pointes, des figures dâemployĂ©s aux moustaches stylisĂ©es, des locomotives, des douaniers examinant le sac dâun voyageur, enfin un vieux monsieur, en chapeau haut de forme, qui pleure de quitter son petit-fils⊠Cette sĂ©rie de platitudes, produit dâune conception philosophique, vous nâen doutez pas, pourrait tant bien que mal se soutenir Ă coups de raisonnements, mais nul homme de goĂ»t ne les excusera, sâil a vue leur morne moralitĂ©.
Au sortir de la gare, on tombe dans un quartier tout neuf, oĂč des centaines de maisons chaotiques nous allĂšchent dâabord par leur couleur cafĂ© au lait, chocolat ou thĂ©, rĂ©vĂ©lant chez les architectes germains une prĂ©dilection pour les aspects comestibles. Je nây vois nulle large, franche et belle avenue qui nous mĂšne Ă la ville, mais une mĂȘme folie des grandeurs dĂ©chaĂźne dâĂ©normes caravansĂ©rails et des villas bourgeoises, encombrĂ©es de sculptures Ă©conomiques et tapageuses. En voici aux façades boisĂ©es et bariolĂ©es Ă lâalsacienne, que flanquent des tourelles trop pointues pour quâon y pĂ©nĂštre. En voilĂ de tendance Louis XVI, mais bĂąties en pierre rouge, ornĂ©es de vases en fonte et couronnĂ©es de mansardes en fer-blanc. Ici du gothique dâAugsbourg, lĂ quelques Ă©chantillons de ce roman qui semble toujours exciter mystĂ©rieusement la sensibilitĂ© prussienne. Enfin mille lutins, elfes et gnomes, courbĂ©s sous dâinvisibles fardeaux.
Je ne ressens aucune Ă©motion de force devant ces façades Ă pierres non Ă©quarries, qui ne sont quâun mince placage sur briques. Et je nâĂ©prouve pas davantage un joyeux sentiment de fantaisie Ă voir un maçon tirer de son sac, au hasard, un assortiment infini de motifs architecturaux. Ces constructeurs possĂšdent une Ă©rudition Ă©tendue, et, par exemple, un Français voit bien quâils ont copiĂ© Ă Versailles dâexcellents morceaux, de trĂšs bons Ćils-de-bĆuf, des pilastres, des obĂ©lisques ; mais ces motifs, juxtaposĂ©s au petit bonheur, ne sont pas aux justes proportions, ni exĂ©cutĂ©s avec les matĂ©riaux convenables. Tout ce quartier neuf, qui vise Ă la puissance et Ă la richesse, nâest que mensonge, dĂ©sordre et pauvretĂ© de gĂ©nie. Câest proprement inconcevable, sinon comme le dĂ©lire dâĂ©lĂšves surmenĂ©s ou la farce injurieuse de rapins qui bafouent leurs maĂźtres. On croit voir, figĂ©es en saindoux, les folies dâĂ©tudiants architectes Ă la taverne dâAuerbach.
Dans un coin de cet immense cauchemar, en contre-bas, sous un pourrissoir de vieux paniers et de seaux bosselĂ©s, nâest-ce pas lâancienne porte Saint-TiĂ©baud ? Ah ! quâils la dĂ©molissent, quâils lui donnent le coup de grĂące, Ă cette martyre !
On reprend pied, on respire, sitĂŽt franchie la ligne des anciens remparts. Je ne dis pas que ces maisons petites, trĂšs usagĂ©es, avec leurs volets commodes et parfois des balcons en fer forgĂ©, soient belles, mais elles ne font pas rire dâelles. De simples gens ont construit ces demeures Ă leur image, et voulant vivre paisiblement une vie messine, ils nâont pas eu souci de chercher des modĂšles dans tous les siĂšcles et par tous les climats. Voyez, au pied de lâEsplanade, comme les honnĂȘtes bĂątiments de lâancienne poudrerie, recouverts de grands arbres et baignĂ©s par la Moselle, sont harmonieux, aimables. Tant de mesure et de repos semble pauvre aux esthĂ©ticiens allemands. Ce pays Ă©tait Ă©purĂ©, dĂ©cantĂ©, je voudrais dire spiritualisĂ© ; ils le troublent, le surchargent, lâencombrent, ils y versent une lie. Le faĂźte des maisons demeure encore français, mais peu Ă peu le rez-de-chaussĂ©e, les magasins se germanisent. A tout instant, on voit racler une façade, la jeter bas, puis appliquer sur la pauvre bĂątisse Ă©ventrĂ©e une armature de fer, avec de grandes glaces oĂč, le soir, des lampes Ă©lectriques inonderont dâaveuglantes clartĂ©s des montagnes de cigares. Lâennui teuton commence Ă possĂ©der Metz. Et pis que lâennui, cette odeur avilissante de buffet, de biĂšre aigrie, de laine mouillĂ©e et de pipe refroidie.
Certains quartiers pourtant demeurent intacts : Mazelle, le Haut de Sainte-Croix et les quais oĂč lâon retrouve les aspects Ă©ternels de Metz. Les paysans viennent toujours porter aux vieux moulins le blĂ© de la Seille et du Pays-Haut. Les femmes en bonnet gaufrĂ© conduisent leurs charrettes pleines de beurre, dâĆufs et de volailles. LâhĂŽtel de la Ville de Lyon regorge encore, le samedi, de campagnards venus au marchĂ© des petits cochons, sur le parvis de la cathĂ©drale ; et lâauberge de la CĂŽte de Delme reste le rendez-vous des amateurs, quand les maquignons prĂ©sentent, sur la place Mazelle, les gros chevaux de labour, un tortillon de paille tressĂ© dans la queue.
Suis-je dupe dâune illusion, dâune rĂȘverie de mon cĆur prĂ©venu ? Dans le rĂ©seau de ces rues Ă©troites, oĂč les vieux noms sur les boutiques me donnent du plaisir, je crois sentir la simplicitĂ© des anciennes mĆurs polies et ces vertus dâhumilitĂ©, de dignitĂ©, qui, chez nos pĂšres, sâaccordaient. Jây goĂ»te la froideur salubre des disciplines de jadis, mĂȘlĂ©es dâhumour et si diffĂ©rentes de la contrainte prussienne. Un attendrissement nous gagne dans ces vieilles parties de Metz, oĂč dominent aujourdâhui les femmes et les enfants. Elles avivent notre don de spiritualitĂ©. Elles nous ramĂšnent vers la France, et la France, lĂ -bas, câest le synonyme le plus frĂ©quent de lâidĂ©al. Ceux qui lui demeurent fidĂšles mettent un sentiment au-dessus de leurs intĂ©rĂȘts positifs. Si quelques-uns la renient, câest quâils sont asservis par des raisons utilitaires et quâils sacrifient la part de la vie morale.
Un jour que je me prĂȘtais Ă ces influences du vieux Metz, le long de la Moselle, et que je suivais le quai FĂ©lix-MarĂ©chal, je vis venir, le nez en lâair et cherchant, semblait-il, un logement Ă louer, un grand et vigoureux jeune Allemand. LâAllemand classique, coiffĂ© dâun feutre verdĂątre, et vĂȘtu ou plutĂŽt matelassĂ© dâune redingote universitaire. Câest lâuniforme de lâimmense armĂ©e des envahisseurs pacifiques, qui sâest mise en marche derriĂšre les vainqueurs et qui dĂ©file depuis trente-cinq ans.
Personne ne le regardait. Il nâĂ©veillait ni lâinstinct comique, ni lâhostilitĂ©. Il paraissait vraiment banal : un Prussien de plus arrivait, une goutte dâeau dans ce dĂ©luge.
Autour de lui, câĂ©tait la riviĂšre glissante, ses tilleuls, lâĂźle aux grands arbres que lâon appelle du nom charmant de Jardin dâAmour, la rumeur des moulins et les jeux des petits polissons : tout le vieux Metz dâavant la guerre, oĂč rien ne fait dĂ©faut que nos uniformes. Il me rappela dâune certaine maniĂšre (avec moins de rayonnement, faut-il le dire ?) ce mĂ©morable portrait, Ă la fois ridicule et beau, que lâon voit au musĂ©e de Francfort, du jeune Goethe Ă©tendu dans la campagne romaine et pareil Ă un jeune Ă©lĂ©phant. Oui, ce nouveau venu, câĂ©tait un puissant garçon, mais informe. Et tandis quâil se balançait, indĂ©cis, sous lâĂ©criteau dâun appartement garni, je me pris Ă penser que jâavais devant moi un phĂ©nomĂšne.
Ce qui fournit la matiĂšre de tant de livres importants sur lâhistoire, sur les races, sur les destinĂ©es de la France et de lâAllemagne, Ă©tait lĂ vivant sous mes yeux. Le hasard qui mâavait permis dâassister au dĂ©barquement de ce jeune Prussien a continuĂ© de me favoriser. Jâai pu connaĂźtre lâemploi de son temps au cours de sa premiĂšre annĂ©e messine. Câest tout un petit roman, plein de sens, qui Ă©claire dâun jour net et froid lâĂ©tat des choses franco-allemandes en Lorraine. Il nous a semblĂ©, en le rapportant, que nous relevions le point aprĂšs un grand naufrage.
Bernardin de Saint-Pierre admire que le cĂ©lĂšbre Poussin, quand il peignit le DĂ©luge, se soit bornĂ© Ă faire voir une famille qui lutte contre la catastrophe. Pas nâest besoin de grandes machines. A ceux qui liront le drame sans gloire dont une heureuse fortune mâa fait le confident, je crois que je rendrai sensible la position pathĂ©tique de la France, battue par la vague allemande sur les fonds de Lorraine. Mais il faut quâon me laisse traiter chaque scĂšne amplement, sereinement, sans hĂąte, dâautant quâon ne gagnerait rien Ă passer au tableau suivant : je ne prĂ©pare aucune surprise et ne fais pas appel aux amateurs dâaventures. A dĂ©faut dâun sentiment profond de la beautĂ© idĂ©ale, je voudrais mettre ici un sĂ©rieux sans sĂ©cheresse, une clairvoyance calme, animĂ©e de confiance dans la vie, sinon dans la France.
Cependant, le jeune Ă©tranger Ă©tait entrĂ© dans la maison. Au premier Ă©tage, une jeune fille lui ouvrit, une demoiselle trĂšs simplement vĂȘtue. Il demanda en allemand Ă voir ce qui Ă©tait Ă louer. Elle rĂ©pondit en français quâelle allait prĂ©venir sa grandâmĂšre. Et le laissant dans le corridor, elle disparut avec la prestesse dâune jeune chĂšvre.
â Ce sont des Lorraines, se dit-il avec plaisir, car il rĂȘvait, comme tous les Allemands, dâutiliser son sĂ©jour Ă Metz pour perfectionner son français.
Madame Baudoche Ă©tait en train de coudre une robe pour une voisine, dans une des chambres garnies. Bien quâelle fĂ»t contrariĂ©e de montrer du dĂ©sordre Ă lâĂ©tranger, elle ne voulut pas le laisser debout dans le couloir, et, dâune trĂšs bonne maniĂšre, elle le pria dâentrer, de sâasseoir, puis, sans hĂąte, et lâayant bien examinĂ©, elle lui fit visiter les deux belles chambres sur la rue, dont elle demandait cinquante marks par mois :
â Vous voyez, disait-elle, que vous serez bien chez vous. Le corridor coupe en deux lâappartement : vous dâun cĂŽtĂ©, et nous de lâautre, avec la cuisine et les deux chambres que ma petite-fille et moi habitons⊠Vous aurez un lit Ă la française et non pas un de ces lits avec des draps comme des mouchoirs⊠Quel mĂ©tier faites-vous ? Professeur ? Vous nâavez quâĂ passer deux fois la Moselle, sur le pont de la PrĂ©fecture et sur le pont Moreau, et, par la rue Saint-Georges, vous tombez droit sur votre lycĂ©e.
En effet, un jeune homme ne pourrait pas trouver, dans Metz, une installation meilleure pour son travail. La vue est charmante, et les meubles, qui servent Ă la famille Baudoche depuis une soixantaine dâannĂ©es, sans avoir de valeur, sont de bonne qualitĂ© matĂ©rielle et morale, solides et bien adaptĂ©s Ă la vie modeste dâhonnĂȘtes gens. Mais M. le Docteur FrĂ©dĂ©ric Asmus, plutĂŽt que de regarder le quai, les gravures au mur et les meubles confortables, a souci de sâassurer quâil fait bien comprendre son français.
Dâun ton calme et sĂ©rieux, en sâaidant çà et lĂ de quelques mots allemands, il raconte quâil arrive de Koenigsberg, quâil a vingt-cinq ans, quâil ne gagne encore que deux mille deux cents marks, mais quâil sera bientĂŽt Oberlehrer, avec un traitement de trois mille marks au moins. Il est mis en confiance par cette atmosphĂšre de modeste intimitĂ©, dont un Allemand ne peut pas se passer. Amplement, naĂŻvement, il raconte tout ce, qui le concerne. Sa lenteur met un peu dâennui dans cette chambre, pleine du joli soleil de septembre ; Madame Baudoche frotte avec la paume de sa main la belle armoire lorraine, bien brodĂ©e et de chĂȘne Ă©clatant ; mais aprĂšs une longue nuit de chemin de fer, le brave garçon paraĂźt ne sentir lâennui que comme un repos, et lâaimable logeuse doit enfin lui rappeler quâil a sans doute laissĂ© un bagage Ă la gare.
Elle lâaccompagne sur le palier :
â A tout Ă lâheure, Monsieur.
â Monsieur le docteur, prĂ©cise-t-il avec ingĂ©nuitĂ©, en rappelant le titre auquel il a droit.
Sous le pas qui sâĂ©loigne, lâescalier de bois gĂ©mit, et la jeune Colette rĂ©apparaĂźt tout Ă©gayĂ©e de malice :
â Est-il assez lourdaud, Monsieur le docteur ! Quelles bottes et quelle cravate !
â Dame ! rĂ©pond la grandâmĂšre, il est Ă la mode de Koenigsberg.
De leur fenĂȘtre, les deux femmes le regardent jusquâĂ ce quâil ait tournĂ© dans la rue de la PrĂ©fecture.
â Crois-tu quâil revienne ? dit la vieille dame. Jâaurais peut-ĂȘtre dĂ» lui demander une acompte.
Elles se rassurĂšrent en jugeant quâil avait lâair honnĂȘte. Et dâailleurs pour cinquante marks, oĂč trouverait-il deux chambres aussi confortables ?
Madame Baudoche apporte des draps frais au lit de lâĂ©tranger, tandis que sa petite-fille approvisionne dâeau la toilette et dĂ©mĂ©nage le mannequin, avec les corbeilles de couture, dans la salle Ă manger.
Ce nâest pas sans regret que les deux femmes habiteront, sur lâantre cĂŽtĂ© du corridor, deux piĂšces moins bien Ă©clairĂ©es. La vue de la Moselle, lâanimation du quai, ses arbres et la rumeur des moulins leur faisaient une sociĂ©tĂ© agrĂ©able. Pour la derniĂšre fois, elles laissent toutes les portes ouvertes, et le soleil qui brille dans les chambres garnies leur paraĂźt un bonheur dâoĂč elles sont exilĂ©es.
â Ah ! soupire Madame Baudoche, quelle humiliation pour ton pauvre pĂšre, sâil avait imaginĂ© quâun jour je cĂ©derais une partie de lâappartement. Et Ă qui ? Ă un Prussien !
â Aujourdâhui, dit la jeune fille, il nây a quâeux pour louer des chambres meublĂ©es. Personne ne pensera Ă nous mal juger. Mais si tu veux, nous pouvons encore le refuser.
â Eh non ! fit la grandâmĂšre. Il mâennuie, mais je lâai trop dĂ©sirĂ©.
Pour comprendre cette exclamation, oĂč sâaffirmait le vigoureux bon sens (le Madame Baudoche, il faut connaĂźtre la fortune prĂ©caire des deux femmes. Elles vivaient dâune rente de douze cents francs, que leur faisait une famille messine, Ă©migrĂ©e Ă Paris, les VâŠ, en souvenir ...