[52]Montfermeil est situĂ© entre Livry et Chelles, sur la lisiĂšre mĂ©ridionale de ce haut plateau qui sĂ©pare lâOurcq de la Marne. Aujourdâhui câest un assez gros bourg ornĂ©, toute lâannĂ©e, de villas en plĂątre, et, le dimanche, de bourgeois Ă©panouis. En 1823, il nây avait Ă Montfermeil ni tant de maisons blanches ni tant de bourgeois satisfaits. Ce nâĂ©tait quâun village dans les bois. On y rencontrait bien çà et lĂ quelques maisons de plaisance du dernier siĂšcle, reconnaissables Ă leur grand air, Ă leurs balcons en fer tordu et Ă ces longues fenĂȘtres dont les petits carreaux font sur le blanc des volets fermĂ©s toutes sortes de verts diffĂ©rents. Mais Montfermeil nâen Ă©tait pas moins un village. Les marchands de drap retirĂ©s et les agrĂ©Ă©s en villĂ©giature ne lâavaient pas encore dĂ©couvert. CâĂ©tait un endroit paisible et charmant, qui nâĂ©tait sur la route de rien ; on y vivait Ă bon marchĂ© de cette vie paysanne si abondante et si facile. Seulement lâeau y Ă©tait rare Ă cause de lâĂ©lĂ©vation du plateau.
Il fallait aller la chercher assez loin. Le bout du village qui est du cĂŽtĂ© de Gagny puisait son eau aux magnifiques Ă©tangs quâil y a lĂ dans les bois ; lâautre bout, qui entoure lâĂ©glise et qui est du cĂŽtĂ© de Chelles, ne trouvait dâeau potable quâĂ une petite source Ă mi-cĂŽte, prĂšs de la route de Chelles, Ă environ un quart dâheure de Montfermeil.
CâĂ©tait donc une assez rude besogne pour chaque mĂ©nage que cet approvisionnement de lâeau. Les grosses maisons, lâaristocratie, la gargote ThĂ©nardier en faisait partie, payaient un liard par seau dâeau Ă un bonhomme dont câĂ©tait lâĂ©tat et qui gagnait Ă cette entreprise des eaux de Montfermeil environ huit sous par jour ; mais ce bonhomme ne travaillait que jusquâĂ sept heures du soir lâĂ©tĂ© et jusquâĂ cinq heures lâhiver, et une fois la nuit venue, une fois les volets des rez-de-chaussĂ©e clos, qui nâavait pas dâeau Ă boire en allait chercher ou sâen passait.
CâĂ©tait lĂ la terreur de ce pauvre ĂȘtre que le lecteur nâa peut-ĂȘtre pas oubliĂ©, de la petite Cosette. On se souvient que Cosette Ă©tait utile aux ThĂ©nardier de deux maniĂšres, ils se faisaient payer par la mĂšre et ils se faisaient servir par lâenfant. Aussi quand la mĂšre cessa tout Ă fait de payer, on vient de lire pourquoi dans les chapitres prĂ©cĂ©dents, les ThĂ©nardier gardĂšrent Cosette. Elle leur remplaçait une servante. En cette qualitĂ©, câĂ©tait elle qui courait chercher de lâeau quand il en fallait. Aussi lâenfant, fort Ă©pouvantĂ©e de lâidĂ©e dâaller Ă la source la nuit, avait-elle grand soin que lâeau ne manquĂąt jamais Ă la maison.
La NoĂ«l de lâannĂ©e 1823 fut particuliĂšrement brillante Ă Montfermeil. Le commencement de lâhiver avait Ă©tĂ© doux ; il nâavait encore ni gelĂ© ni neigĂ©. Des bateleurs venus de Paris avaient obtenu de M. le maire la permission de dresser leurs baraques dans la grande rue du village, et une bande de marchands ambulants avait, sous la mĂȘme tolĂ©rance, construit ses Ă©choppes sur la place de lâĂ©glise et jusque dans la ruelle du Boulanger, oĂč Ă©tait situĂ©e, on sâen souvient peut-ĂȘtre, la gargote des ThĂ©nardier. Cela emplissait les auberges et les cabarets, et donnait Ă ce petit pays tranquille une vie bruyante et joyeuse. Nous devons mĂȘme dire, pour ĂȘtre fidĂšle historien, que parmi les curiositĂ©s Ă©talĂ©es sur la place, il y avait une mĂ©nagerie dans laquelle dâaffreux paillasses, vĂȘtus de loques et venus on ne sait dâoĂč, montraient en 1823 aux paysans de Montfermeil un de ces effrayants vautours du BrĂ©sil que notre MusĂ©um royal ne possĂšde que depuis 1845, et qui ont pour Ćil une cocarde tricolore. Les naturalistes appellent, je crois, cet oiseau Caracara Polyborus[53] : il est de lâordre des apicides et de la famille des vautouriens. Quelques bons vieux soldats bonapartistes retirĂ©s dans le village allaient voir cette bĂȘte avec dĂ©votion. Les bateleurs donnaient la cocarde tricolore comme un phĂ©nomĂšne unique et fait exprĂšs par le bon Dieu pour leur mĂ©nagerie.
Dans la soirĂ©e mĂȘme de NoĂ«l, plusieurs hommes, rouliers et colporteurs, Ă©taient attablĂ©s et buvaient autour de quatre ou cinq chandelles dans la salle basse de lâauberge ThĂ©nardier. Cette salle ressemblait Ă toutes les salles de cabaret ; des tables, des brocs dâĂ©tain, des bouteilles, des buveurs, des fumeurs ; peu de lumiĂšre, beaucoup de bruit. La date de lâannĂ©e 1823 Ă©tait pourtant indiquĂ©e par les deux objets Ă la mode alors dans la classe bourgeoise qui Ă©taient sur une table, savoir un kalĂ©idoscope et une lampe de fer-blanc moirĂ©. La ThĂ©nardier surveillait le souper qui rĂŽtissait devant un bon feu clair ; le mari ThĂ©nardier buvait avec ses hĂŽtes et parlait politique.
Outre les causeries politiques, qui avaient pour objets principaux la guerre dâEspagne et M. le duc dâAngoulĂȘme, on entendait dans le brouhaha des parenthĂšses toutes locales comme celles-ci :
â Du cĂŽtĂ© de Nanterre et de Suresnes le vin a beaucoup donnĂ©. OĂč lâon comptait sur dix piĂšces on en a eu douze. Cela a beaucoup jutĂ© sous le pressoir. â Mais le raisin ne devait pas ĂȘtre mĂ»r ? â Dans ces pays-lĂ il ne faut pas quâon vendange mĂ»r. Si lâon vendange mĂ»r, le vin tourne au gras sitĂŽt le printemps. â Câest donc tout petit vin ? â Câest des vins encore plus petits que par ici. Il faut quâon vendange vert.
EtcâŠ
Ou bien, câĂ©tait un meunier qui sâĂ©criait :
â Est-ce que nous sommes responsables de ce quâil y a dans les sacs ? Nous y trouvons un tas de petites graines que nous ne pouvons pas nous amuser Ă Ă©plucher, et quâil faut bien laisser passer sous les meules ; câest lâivraie, câest la luzette, la nielle, la vesce, le chĂšnevis, la gaverolle, la queue-de-renard[54], et une foule dâautres drogues, sans compter les cailloux qui abondent dans de certains blĂ©s, surtout dans les blĂ©s bretons. Je nâai pas lâamour de moudre du blĂ© breton, pas plus que les scieurs de long de scier des poutres oĂč il y a des clous. Jugez de la mauvaise poussiĂšre que tout cela fait dans le rendement. AprĂšs quoi on se plaint de la farine. On a tort. La farine nâest pas notre faute.
Dans un entre-deux de fenĂȘtres, un faucheur, attablĂ© avec un propriĂ©taire qui faisait prix pour un travail de prairie Ă faire au printemps, disait :
â Il nây a point de mal que lâherbe soit mouillĂ©e. Elle se coupe mieux. La rousĂ©e est bonne, monsieur. Câest Ă©gal, cette herbe-lĂ , votre herbe, est jeune et bien difficile encore. Que voilĂ qui est si tendre, que voilĂ qui plie devant la planche de fer.
EtcâŠ
Cosette Ă©tait Ă sa place ordinaire, assise sur la traverse de la table de cuisine prĂšs de la cheminĂ©e. Elle Ă©tait en haillons, elle avait ses pieds nus dans des sabots, et elle tricotait Ă la lueur du feu des bas de laine destinĂ©s aux petites ThĂ©nardier. Un tout jeune chat jouait sous les chaises. On entendait rire et jaser dans une piĂšce voisine deux fraĂźches voix dâenfants ; câĂ©tait Ăponine et Azelma.
Au coin de la cheminée, un martinet était suspendu à un clou.
Par intervalles, le cri dâun trĂšs jeune enfant, qui Ă©tait quelque part dans la maison, perçait au milieu du bruit du cabaret. CâĂ©tait un petit garçon que la ThĂ©nardier avait eu un des hivers prĂ©cĂ©dents, â « sans savoir pourquoi, disait-elle, effet du froid, » â et qui Ă©tait ĂągĂ© dâun peu plus de trois ans. La mĂšre lâavait nourri, mais ne lâaimait pas. Quand la clameur acharnĂ©e du mioche devenait trop importune : â Ton fils piaille, disait ThĂ©nardier, va donc voir ce quâil veut. â Bah ! rĂ©pondait la mĂšre, il mâennuie. â Et le petit abandonnĂ© continuait de crier dans les tĂ©nĂšbres[55].