Les rêveries du promeneur solitaire
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Les rêveries du promeneur solitaire

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Les rêveries du promeneur solitaire

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À propos de ce livre

Les Rêveries du promeneur solitaire tiennent à la fois de l'autobiographie et de la réflexion philosophique: il constitue le dernier des écrits de Rousseau, la partie finale ayant vraisemblablement été conçue quelques semaines avant sa mort, et l'œuvre étant inachevée.

Foire aux questions

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635237425

Quatrième Promenade

Dans le petit nombre de livres que je lis quelquefois encore, Plutarque est celui qui m'attache et me profite le plus. Ce fut la première lecture de mon enfance, ce sera la dernière de ma vieillesse, c'est presque le seul auteur que je n'ai jamais lu sans en tirer quelque fruit. Avant-hier, je lisais dans ses oeuvres morales le traité Comment on pourra tirer utilité de ses ennemis Le même jour, en rangeant quelques brochures qui m'ont été envoyées par les auteurs, je tombai sur un des journaux de l'abbé Rosier, au titre duquel il avait mis ces paroles : Vitam vero impendenti, Rosier. Trop au fait des tournures de ces messieurs pour prendre le change sur celle-là, je compris qu'il avait cru sous cet air de politesse me dire une cruelle contrevérité : mais sur quoi fondé ? Pourquoi ce sarcasme ? Quel sujet y pouvais-je avoir donné ? Pour mettre à profit les leçons du bon Plutarque je résolus d'employer à m'examiner sur le mensonge la promenade du lendemain, et j'y vins bien confirmé dans l'opinion déjà prise que le Connais-toi toi-même du temple de Delphes n'était pas une maxime si facile à suivre que je l'avais cru dans mes Confessions Le lendemain, m'étant mis en marche pour exécuter cette résolution, la première idée qui me vint en commençant à me recueillir fut celle d'un mensonge affreux fait dans ma première jeunesse, dont le souvenir m'a troublé toute ma vie et vient, jusque dans ma vieillesse, contrister encore mon coeur déjà navré de tant d'autres façons. Ce mensonge, qui fut un grand crime en lui-même, en dut être un plus grand encore par ses effets que j'ai toujours ignorés, mais que le remords m'a fait supposer aussi cruels qu'il était possible. Cependant, à ne considérer que la disposition où j'étais en le faisant, ce mensonge ne fut qu'un fruit de la mauvaise honte, et bien loin qu'il partît d'une intention de nuire à celle qui en fut la victime, je puis jurer à la face du ciel qu'à l'instant même où cette honte invincible me l'arrachait j'aurais donné tout mon sang avec joie pour en détourner l'effet sur moi seul. C'est un délire que je ne puis expliquer qu'en disant comme je le crois sentir qu'en cet instant mon naturel timide subjugua tous les voeux de mon coeur. Le souvenir de ce malheureux acte et les inextinguibles regrets qu'il m'a laissés m'ont inspiré pour le mensonge une horreur qui a dû garantir mon coeur de ce vice pour le reste de ma vie. Lorsque je pris ma devise, je me sentais fait pour la mériter, et je ne doutais pas que je n'en fusse digne quand sur le mot de l'abbé Rosier je commençai de m'examiner plus sérieusement. Alors, en m'épluchant avec plus de soin, je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappelais avoir dites comme vraies dans le même temps où, fier en moi-même de mon amour pour la vérité, je lui sacrifiais ma sûreté mes intérêts, ma personne avec une impartialité dont je ne connais nul autre exemple parmi les humains.
Ce qui me surprit le plus était qu'en me rappelant ces choses controuvées', je n'en sentais aucun vrai repentir. Moi dont l'horreur pour la fausseté n'a rien dans mon coeur qui la balance, moi qui braverais les supplices s'il les fallait éviter par un mensonge, par quelle bizarre inconséquence mentais-je ainsi de gaieté de coeur sans nécessité sans profit, et par quelle inconcevable contradiction n'en sentais-je pas le moindre regret moi que le remords d'un mensonge n'a cessé d'affliger pendant cinquante ans ? Je ne me suis jamais endurci sur mes fautes ; l'instinct moral m'a toujours bien conduit, ma conscience a gardé sa première intégrité, et quand même elle se serait altérée en se pliant à mes intérêts, comment gardant toute sa droiture dans les occasions où l'homme forcé par ses passions peut au moins s'excuser sur sa faiblesse, la perd-elle uniquement dans les choses indifférentes où le vice n'a point d'excuse ? Je vis que de la solution de ce problème dépendait la justesse du jugement que j'avais à porter en ce point sur moi-même, et après l'avoir bien examiné voici de quelle manière je parvins à me l'expliquer. Je me souviens d'avoir lu dans un livre de philosophie que mentir c'est cacher une vérité que l'on doit manifester. Il suit bien de cette définition que taire une vérité qu'on n'est pas obligé de dire n'est pas mentir ; mais celui qui non content en pareil cas de ne pas dire la vérité dit le contraire, ment-il alors, ou ne ment-il pas ? Selon la définition, l'on ne saurait dire qu'il ment ; car s'il donne de la fausse monnaie à un homme auquel il ne doit rien, il trompe cet homme, sans doute, mais il ne le vole pas.
Il se présente ici deux questions à examiner, très importantes l'une et l'autre. La première, quand et comment on doit à autrui la vérité puisqu'on ne la doit pas toujours. La seconde, s'il est des cas où l'on puisse tromper innocemment. Cette seconde question est très décidée, je le sais bien ; négativement dans les livres, où la plus austère morale ne coûte rien à l'auteur, affirmativement dans la société où la morale des livres passe pour un bavardage impossible à pratiquer. Laissons donc ces autorités qui se contredisent, et cherchons par mes propres principes à résoudre pour moi ces questions.
La vérité générale et abstraite est le plus précieux de tous les biens. Sans elle l'homme est aveugle ; elle est l'oeil de la raison. C'est par elle que l'homme apprend à se conduire, à être ce qu'il doit être, à faire ce qu'il doit faire, à tendre à sa véritable fin. La vérité particulière et individuelle n'est pas toujours un bien, elle est quelquefois un mal, très souvent une chose indifférente. Les choses qu'il importe à un homme de savoir et dont la connaissance est nécessaire à son bonheur ne sont peut-être pas en grand nombre ; mais en quelque nombre qu'elles soient elles sont un bien qui lui appartient, qu'il a droit de réclamer partout où il le trouve, et dont on ne peut le frustrer sans commettre le plus inique de tous les vols, puisqu'elle est de ces biens communs à tous dont la communication n'en prive point celui qui le donne. Quant aux vérités qui n'ont aucune sorte d'utilité ni pour l'instruction ni dans la pratique, comment seraient-elles un bien dû, puisqu'elles ne sont pas même un bien ? et puisque la propriété n'est fondée que sur l'utilité, où il n'y a point d'utilité possible il ne peut y avoir de propriété. On peut réclamer un terrain quoique stérile parce qu'on peut au moins habiter sur le sol : mais qu'un fait oiseux, indifférent à tous égards et sans conséquence pour personne, soit vrai ou faux, cela n'intéresse qui que ce soit. Dans l'ordre moral rien n'est inutile non plus que dans l'ordre physique. Rien ne peut être dû de ce qui n'est bon à rien pour qu'une chose soit due il faut qu'elle soit ou puisse être utile. Ainsi, la vérité due est celle qui intéresse la justice, et c'est profaner ce nom sacré de vérité que de l'appliquer aux choses vaines dont l'existence est indifférente à tous, et dont la connaissance est inutile à tout. La vérité dépouillée de toute espèce d'utilité même possible ne peut donc pas être une chose due, et par conséquent celui qui la tait ou la déguise ne ment point.
Mais est-il de ces vérités si parfaitement stériles qu'elles soient de tout point inutiles à tout, c'est un autre article à discuter et auquel je reviendrai tout à l'heure. Quant à présent, passons à la seconde question.
Ne pas dire ce qui est vrai et dire ce qui est faux sont deux choses très différentes, mais dont peut néanmoins résulter le même effet ; car ce résultat est assurément bien le même toutes les fois que cet effet est nul. Partout où la vérité est indifférente 'erreur contraire est indifférente aussi, d'où il suit qu'en pareil cas celui qui trompe en disant le contraire de la vérité n est pas plus injuste que celui qui trompe en ne la déclarant pas ; car en fait de vérités inutiles, l'erreur n'a rien de pire que ignorance. Que je croie le sable qui est au fond de la mer blanc ou rouge cela ne m importe pas plus que d'ignorer de quelle couleur il est. Comment pourrait-on être injuste en ne nuisant à personne, puisque l'injustice ne consiste que dans le tort fait à autrui ? Mais ces questions ainsi sommairement décidées ne sauraient me fournir encore aucune application sûre pour la pratique, sans beaucoup d'éclaircissements préalables nécessaires pour faire avec justesse cette application dans tous les cas qui peuvent se présenter. Car si l'obligation de dire la vérité n'est fondée que sur son utilité, comment me constituerai-je juge de cette utilité ? Très souvent l'avantage de l'un fait le préjudice de l'autre, l'intérêt particulier est presque toujours en opposition avec l'intérêt public. Comment se conduire en pareil cas ? Faut-il sacrifier l'utilité de l'absent à celle de la personne à qui l'on parle ? Faut-il taire ou dire la vérité qui profitant à l'un nuit à l'autre ? Faut-il peser tout ce qu'on doit dire à l'unique balance du bien public ou à celle de la justice distributive, et suis-je assuré de connaître assez tous les rapports de la chose pour ne dispenser les lumières dont je dispose que sur les règles de l'équité ? De plus, en examinant ce qu'on doit aux autres, ai-je examiné suffisamment ce qu'on se doit à soi-même, ce qu'on doit à la vérité pour elle seule ? Si je ne fais aucun tort à un autre en le trompant, s'ensuit-il que je ne m'en fasse point à moi-même, et suffit-il de n'être jamais injuste pour être toujours innocent ? Que d'embarrassantes discussions dont il serait aisé de se tirer en se disant : Soyons toujours vrais au risque de tout ce qui en peut arriver. La justice elle-même est dans la vérité des choses, le mensonge est toujours iniquité, l'erreur est toujours imposture, quand on donne ce qui n'est pas pour la règle de ce qu'on doit faire ou croire : et quelque effet qui résulte de la vérité on est toujours inculpable quand on l'a dite, parce qu'on n'y a rien mis du sien. Mais c'est là trancher la question sans la résoudre. Il ne s'agissait pas de prononcer s'il serait bon de dire toujours la vérité, mais si l'on y était toujours également obligé, et sur la définition que j'examinais supposant que non, de distinguer les cas où la vérité est rigoureusement due, de ceux ou l'on peut la taire sans injustice et la déguiser sans mensonge : car j'ai trouvé que de tels cas existaient réellement. Ce dont il s'agit est donc de chercher une règle sûre pour les connaître et les bien déterminer.
Mais d'où tirer cette règle et la preuve de son infaillibilité ? Dans toutes les questions de morale difficiles comme celle-ci, je me suis toujours bien trouvé de les résoudre par le dictamen de ma conscience, plutôt que par les lumières de ma raison. Jamais l'instinct moral ne m'a trompé : il a gardé jusqu'ici sa pureté dans mon coeur assez pour que je puisse m'y confier, et s'il se tait quelquefois devant mes passions dans ma conduite, il reprend bien son empire sur elles dans mes souvenirs. C'est là que je me juge moi-même avec autant de sévérité peut-être que je serai jugé par le souverain juge après cette vie.
Juger des discours des hommes par les effets qu'ils produisent, c'est souvent mal les apprécier. Outre que ces effets ne sont pas toujours sensibles et faciles à connaître, ils varient à l'infini comme les circonstances dans lesquelles ces discours sont tenus. Mais c'est uniquement l'intention de celui qui les tient qui les apprécie et détermine leur degré de malice ou de bonté. Dire faux n'est mentir que par l'intention de tromper, et l'intention même de tromper, loin d'être toujours jointe avec celle de nuire, a quelquefois un but tout contraire. Mais pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l'intention de nuire ne soit pas expresse, il faut de plus la certitude que l'erreur dans laquelle on jette ceux à qui l'on parle ne peut nuire à eux ni à personne en quelque façon que ce soit. Il est rare et difficile qu'on puisse avoir cette certitude ; aussi est-il difficile et rare qu'un mensonge soit parfaitement innocent. Mentir pour son avantage à soi-même est imposture, mentir pour l'avantage d'autrui est fraude, mentir pour nuire est calomnie ; c'est la pire espèce de mensonge. Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d'autrui n'est pas mentir : ce n'est pas mensonge, c'est fiction. Les fictions qui ont un objet moral s'appellent apologues ou fables, et comme leur objet n'est ou ne doit être que d'envelopper des vérités utiles sous des formes sensibles et agréables en pareil cas on ne s'attache guère à cacher le mensonge de fait qui n'est que l'habit de la vérité, et celui qui ne débite une fable que pour une fable ne ment en aucune façon. Il est d'autres fictions purement oiseuses, telles que sont la plupart des contes et dès romans qui, sans renfermer aucune instruction véritable, n'ont pour objet que l'amusement. Celles-là, dépouillées de toute utilité morale, ne peuvent s'apprécier que par l'intention de celui qui les invente, et lorsqu'il les débite avec affirmation comme des vérités réelles on ne peut guère disconvenir qu'elles ne soient de vrais mensonges. Cependant, qui jamais s'est fait un grand scrupule de ces mensonges-là, et qui jamais en a fait un reproche grave à ceux qui les font ? S'il y a par exemple quelque objet moral dans le Temple de Gnide, cet objet est bien offusqué et gâté par les détails voluptueux et par les images lascives. Qu'a fait l'auteur pour couvrir cela d'un vernis de modestie ? Il a feint que son ouvrage était la traduction d'un manuscrit grec, et il a fait l'histoire de la découverte de ce manuscrit de la façon la plus propre à persuader ses lecteurs de la vérité de son récit. Si ce n'est pas là un mensonge bien positif, qu'on me dise donc ce que c'est que mentir. Cependant, qui est-ce qui s'est avisé de faire à l'auteur un crime de ce mensonge et de le traiter pour cela d'imposteur ?
On dira vainement que ce n'est là qu'une plaisanterie, que l'auteur tout en affirmant ne voulait persuader personne, qu'il n'a persuadé personne en effet, et que le public n'a pas douté un moment qu'il ne fût lui-même l'auteur de l'ouvrage prétendu grec dont il se donnait pour le traducteur. Je répondrai qu'une pareille plaisanterie sans aucun objet n'eût été qu'un bien sot enfantillage, qu'un menteur ne ment pas moins quand il affirme quoiqu'il ne persuade pas, qu'il faut détacher du public instruit des multitudes de lecteurs simples et crédules à qui l'histoire du manuscrit narrée par un auteur grave avec un air de bonne foi en a réellement imposé, et qui ont bu sans crainte dans une coupe de forme antique le poison dont ils se seraient au moins défiés s'il leur eût été présenté dans un vase moderne.
Que ces distinctions se trouvent ou non dans les livres, elles ne s'en font pas moins dans le coeur de tout homme de bonne foi avec lui-même, qui ne veut rien se permettre que sa conscience puisse lui reprocher. Car dire une chose fausse à son avantage n'est pas moins mentir que si on la disait au préjudice d'autrui, quoique le mensonge soit moins criminel. Donner l'avantage à qui ne doit pas l'avoir, c'est troubler l'ordre de la justice, attribuer faussement à soi-même ou à autrui un acte d'où peut résulter louange ou blâme, inculpation ou disculpation, c'est faire une chose injuste, or tout ce qui, contraire à la vérité blesse la justice en quelque façon que ce soit est mensonge. Voilà la limite exacte : mais tout ce qui, contraire à la vérité, n'intéresse la justice en aucune sorte, n'est que fiction, et j'avoue que quiconque se reproche une pure fiction comme un mensonge a la conscience plus délicate que moi. Ce qu'on appelle mensonges officieux sont de vrais mensonges, parce qu'en imposer à l'avantage soit d'autrui soit de soi-même n'est pas moins injuste que d'en imposer à son détriment. Quiconque loue ou blâme contre la vérité ment, dès qu'il s'agit d'une personne réelle. S'il s'agit d'un être imaginaire il en peut dire tout ce qu'il veut sans mentir, à moins qu'il ne juge sur la moralité des faits qu'il invente et qu'il n'en juge faussement : car alors s'il ne ment pas dans le fait, il ment contre la vérité morale, cent fois plus respectable que celle des faits. J'ai vu de ces gens qu'on appelle vrais dans le monde. Toute leur véracité s'épuise dans les conversations oiseuses à citer fidèlement les lieux, les temps, les personnes, à ne se permettre aucune fiction, à ne broder aucune circonstance, à ne rien exagérer. En tout ce qui ne touche point à leur intérêt ils sont dans leurs narrations de la plus inviolable fidélité. Mais s'agit-il de traiter quelque affaire qui les regarde, de narrer quelque fait qui leur touche de près, toutes les couleurs sont employées pour présenter les choses sous le jour qui leur est le plus avantageux, et si le mensonge leur est utile et qu'ils s'abstiennent de le dire eux-mêmes, ils le favorisent avec adresse et font en sorte qu'on l'adopte sans le leur pouvoir imputer. Ainsi le veut la prudence : adieu la véracité L'homme que j'appelle vrai fait tout le contraire. En choses parfaitement indifférentes la vérité qu'alors l'autre respecte si fort le touche fort peu, et il ne se fera guère de scrupule d'amuser une compagnie par des faits controuvés dont il ne résulte aucun jugement injuste ni pour ni contre qui que ce soit, vivant ou mort. Mais tout discours qui produit pour quelqu'un profit ou dommage, estime ou mépris louange ou blâme contre la Justice et la vérité est un mensonge qui jamais n'approchera de son coeur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, même contre son intérêt, quoiqu'il se pique assez peu de l'être dans les conversations oiseuses. Il est vrai en ce qu'il ne cherche à tromper personne, qu'il est aussi fidèle à la vérité qui l'accuse qu'à celle qui l'honore, et qu'il n'en impose jamais pour son avantage ni pour cuire à son ennemi. La différence donc qu'il y a entre mon homme vrai et l'autre est que celui du monde est très rigoureusement fidèle à toute vérité qui ne lui coûte rien, mais pas au-delà, et que le mien ne la sert jamais si fidèlement que quand il faut s'immoler pour elle.
Mais, dirait-on, comment accorder ce relâchement avec cet ardent amour pour la vérité dont je le glorifie ? Cet amour est donc faux puisqu'il souffre tant d'alliage ? Non, il est pur et vrai : mais il n'est qu'une émanation de l'amour de la justice et le veut jamais être faux quoiqu'il soit souvent fabuleux. Justice et vérité sont dans son esprit deux mots synonymes qu'il prend l'un pour l'autre indifféremment. La sainte vérité que son coeur adore ne consiste point en faits indifférents et en noms inutiles, mais à rendre fidèlement à chacun ce qui lui est dû aux choses qui sont véritablement siennes, en imputations' bonnes ou mauvaises, en rétributions d'honneur ou de blâme, de louange ou d'improbation. Il n'est faux ni contre autrui, parce que son équité l'en empêche et qu'il ne veut nuire à personne injustement, ni pour lui-même, parce que sa conscience l'en empêche et qu'il ne saurait s'approprier ce qui n'est pas à lui. C'est surtout de sa propre estime qu'il est jaloux, c'est le bien dont il peut le moins se passer, et il sentirait une perte réelle d'acquérir celle des autres aux dépens de ce bien-là. Il mentira donc quelquefois en choses indifférentes sans scrupule et sans croire mentir, jamais pour le dommage ou le profit d'autrui ni de lui-même. En tout ce qui tient aux vérités historiques, en tout ce qui a trait à la conduite des hommes, à la justice, à la sociabilité, aux lumières utiles, il garantira de l'erreur et lui-même et les autres autant qu'il dépendra de lui. Tout mensonge hors de là selon lui n'en est pas un. Si le Temple de Gnide est un ouvrage utile, l'histoire du manuscrit grec n'est qu'une fiction très innocente ; elle est un mensonge très punissable si l'ouvrage est dangereux. Telles furent mes règles de conscience sur le mensonge et sur la vérité. Mon coeur suivait machinalement ces règles avant que ma raison les eût adoptées, et l'instinct moral en fit seul l'application. Le criminel mensonge dont la pauvre Marion fut la victime m'a laissé d'ineffaçables remords qui m'ont garanti tout le reste de ma vie non seulement de tout mensonge de cette espèce, mais de tous ceux qui, de quelque façon que ce pût être, pouvaient toucher l'intérêt et la réputation d'autrui. En généralisant ainsi l'exclusion je me suis dispensé de peser exactement l'avantage et le préjudice, et de marquer les limites précises du mensonge nuisible et du mensonge officieux ; en regardant l'un et l'autre comme coupables, je me les suis interdits tous les deux. En ceci comme en tout le reste mon tempérament a beaucoup influé sur mes maximes, ou plutôt sur mes habitudes ; car je n'ai guère agi par règle ou n'ai guère suivi d'autres règles en toute chose que les impulsions de mon naturel. Jamais mensonge prémédité n'approcha de ma pensée, jamais je n ai menti pour mon intérêt, mais souvent j'ai menti par honte, pour me tirer d'embarras en choses indifférentes ou qui n'intéressaient tout au plus que moi seul, lorsqu'ayant à soutenir un entretien la lenteur de mes idées et l'aridité de ma conversation me forçaient de recourir aux fictions pour avoir quelque chose à dire. Quand il faut nécessairement parler et que des vérités amusantes ne se présentent pas assez tôt à mon esprit, je débite des fables pour ne Pas demeurer muet, mais dans l'invention de ces fables' j'ai soin, tant que je puis, qu'elles ne soient pas des mensonges, c'est-à-dire qu'elles ne blessent ni la justice ni la vérité due et qu'elles ne soient que des fictions indifférentes à tout le monde et à moi. Mon désir serait bien d'y substituer au moins à la vérité des faits une vérité morale ; c'est-à-dire d'y bien représenter les affections naturelles au coeur humain, et d'en faire sortir toujours quelque instruction utile, d'en faire en un mot des contes moraux des apologues ; mais il faudrait plus de présence d esprit que je n'en ai et plus de facilité dans la parole pour savoir mettre à profit pour l'instruction le babil de la conversation. Sa marche, plus rapide que celle de mes idées, me forçant presque toujours de parler avant de penser, m'a souvent suggéré des sottises et des Inepties que ma raison désapprouvait et que mon coeur désavouait à mesure qu'elles échappaient de ma bouche, mais qui, précédant mon propre jugement, ne pouvaient plus être réformées par sa censure. C'est encore par cette première et irrésistible impulsion du tempérament que dans des moments imprévus et rapides la honte et la timidité m'arrachent souvent des mensonges auxquels ma volonté n'a point de part, mais qui la précèdent en quelque sorte par la nécessite de répondre a l'instant. L'impression profonde du souvenir de la pauvre Marion peut bien retenir toujours ceux qui pourraient être nuisibles à d'autres, mais non pas ceux qui peuvent servir à me tirer d'embarras quand il s'agit de moi seul, ce qui n'est pas moins contre ma conscience et mes principes que ceux qui peuvent influer sur le sort d'autrui. J'atteste le ciel que si je pouvais l'instant d'après retirer le mensonge qui m excuse et dire la vérité qui me charge sans me faire un nouvel affront en me rétractant, je le ferais de tout mon coeur, mais la honte de me prendre ainsi moi-même en faute me retient encore, et je me repens très sincèrement de ma faute, sans néanmoins l'oser réparer. Un exemple expliquera mieux ce que je veux dire et montrera que je ne mens ni par intérêt ni par amour-propre, encore moins par envie ou par malignité : ...

Table des matières

  1. Titre
  2. Première Promenade
  3. Deuxième Promenade
  4. Troisième Promenade
  5. Quatrième Promenade
  6. Cinquième Promenade
  7. Sixième Promenade
  8. Septième Promenade
  9. Huitième Promenade
  10. Neuvième Promenade
  11. Dixième Promenade