Le Mort Vivant
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Connaissez-vous le systeme de la tontine? Un groupe de personnes cotise a part égale, et le dernier survivant rafle la mise totale. Le Mort vivant est l'histoire de deux freres, derniers prétendants d'une tontine, Joseph et Masterman Finsbury. Quand Jacques Finsbury, leur frere cadet décede, Joseph se retrouve tuteur des deux enfants de Jacques. Mais il gere bien mal les biens de ses neveux, et une fois a l'ùge adulte, l'un d'eux, Maurice, va contraindre son oncle a le désigner bénéficiaire de la tontine. Maurice devient tres intéressé a la bonne santé de son oncle. Un accident de train va bouleverser tous ses plans...
Ce roman d'humour noir est la premiere de trois oeuvres coécrites par R.-L. Stevenson et son beau-fils, Lloyd Osbourne.

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Informations

Éditeur
Booklassic
ISBN
9789635260157

Chapitre 1 LA FAMILLE FINSBURY

Combien le lecteur, – tandis que, commodĂ©ment assis au coin de son feu, il s’amuse Ă  feuilleter les pages d’un roman, – combien il se rend peu compte des fatigues et des angoisses de l’auteur ! Combien il nĂ©glige de se reprĂ©senter les longues nuits de luttes contre des phrases rĂ©tives, les sĂ©ances de recherches dans les bibliothĂšques, les correspondances avec d’érudits et illisibles professeurs allemands, en un mot tout l’énorme Ă©chafaudage que l’auteur a Ă©difiĂ© et puis dĂ©moli, simplement pour lui procurer, Ă  lui, lecteur, quelques instants de distraction au coin de son feu, ou encore pour lui tempĂ©rer l’ennui d’une heure en wagon !
C’est ainsi que je pourrais fort bien commencer ce rĂ©cit par une biographie complĂšte de l’Italien Tonti : lieu de naissance, origine et caractĂšre des parents, gĂ©nie naturel (probablement hĂ©ritĂ© de la mĂšre), exemples remarquables de prĂ©cocitĂ©, etc. AprĂšs quoi je pourrais Ă©galement infliger au lecteur un traitĂ© en rĂšgle sur le systĂšme Ă©conomique auquel le susdit Italien a laissĂ© son nom. J’ai lĂ , dans deux tiroirs de mon cartonnier, tous les matĂ©riaux dont j’aurais besoin pour ces deux paragraphes ; mais je dĂ©daigne de faire Ă©talage d’une science d’emprunt. Tonti est mort ; je dois mĂȘme dire que je n’ai jamais rencontrĂ© personne pour le regretter. Et quant au systĂšme de la tontine, voici, en quelques mots, tout ce qu’il est nĂ©cessaire qu’on en connaisse pour l’intelligence du simple et vĂ©ridique rĂ©cit qui va suivre :
Un certain nombre de joyeux jeunes gens mettent en commun une certaine somme, qui est ensuite dĂ©posĂ©e dans une banque, Ă  intĂ©rĂȘts composĂ©s. Les dĂ©posants vivent leur vie, meurent chacun Ă  son tour ; et, quand ils sont tous morts Ă  l’exception d’un seul, c’est Ă  ce dernier survivant qu’échoit toute la somme, intĂ©rĂȘts compris. Le survivant en question se trouve ĂȘtre alors, suivant toute vraisemblance, si sourd qu’il ne peut pas mĂȘme entendre le bruit menĂ© autour de sa bonne aubaine ; et, suivant toute vraisemblance, il a lui-mĂȘme trop peu de temps Ă  vivre pour pouvoir en jouir. Le lecteur comprend maintenant ce que le systĂšme a de poĂ©tique, pour ne pas dire de comique : mais il y a en mĂȘme temps, dans ce systĂšme, quelque chose de hasardeux, une apparence de sport, qui, jadis, l’a rendu cher Ă  nos grands-parents.
Lorsque Joseph Finsbury et son frĂšre Masterman n’étaient que deux petits garçons en culottes courtes, leur pĂšre, – un marchand aisĂ© de Cheapside, – les avait fait souscrire Ă  une petite tontine de trente-sept parts. Chaque part Ă©tait de mille livres sterling. Joseph Finsbury se rappelle, aujourd’hui encore, la visite au notaire : tous les membres de la tontine, – des gamins comme lui, – rassemblĂ©s dans une Ă©tude, et venant, chacun Ă  son tour, s’asseoir dans un grand fauteuil pour signer leurs noms, avec l’assistance d’un bon vieux monsieur Ă  lunettes chaussĂ© de bottes Ă  la Wellington. Il se rappelle comment, aprĂšs la sĂ©ance, il a jouĂ© avec les autres enfants dans une prairie qui se trouvait derriĂšre la maison du notaire, et la magnifique bataille qu’il a engagĂ©e contre un de ses co-tontineurs, qui s’était permis de lui tirer le nez. Le fracas de la bataille est venu interrompre le notaire pendant qu’il s’occupait, dans son Ă©tude, Ă  rĂ©galer les parents de gĂąteaux et de vin : de telle sorte que les combattants ont Ă©tĂ© brusquement sĂ©parĂ©s, et Joseph (qui Ă©tait le plus petit des deux adversaires) a eu la satisfaction d’entendre louer sa bravoure par le vieux monsieur aux bottes Ă  la Wellington, comme aussi d’apprendre que celui-ci, Ă  son Ăąge, s’était comportĂ© de la mĂȘme façon. Sur quoi, Joseph s’est demandĂ© si, Ă  son Ăąge, le vieux monsieur avait dĂ©jĂ  une petite tĂȘte chauve ; et de petites bottes Ă  la Wellington.
En 1840, les trente-sept souscripteurs Ă©taient tous vivants ; en 1850, leur nombre avait diminuĂ© de six ; en 1856 et en 1857, la CrimĂ©e et la grande RĂ©volte des Indes, aidant le cours naturel des choses, n’emportĂšrent pas moins de neuf des tontineurs. En 1870, cinq seulement de ceux-ci restaient en vie ; et, Ă  la date de mon rĂ©cit, il n’en restait plus que trois, parmi lesquels Joseph Finsbury et son frĂšre aĂźnĂ©.
À cette date, Masterman Finsbury Ă©tait dans sa soixante-treiziĂšme annĂ©e. Ayant depuis longtemps ressenti les fĂącheux effets de l’ñge, il avait fini par se retirer des affaires, et vivait Ă  prĂ©sent dans une retraite absolue, sous le toit de son fils Michel, l’avouĂ© bien connu. Joseph, d’autre part, Ă©tait encore sur pied, et n’offrait encore qu’une figure demi-vĂ©nĂ©rable, dans les rues oĂč il aimait Ă  se promener. La chose Ă©tait, – je dois ajouter, – d’autant plus scandaleuse que Masterman avait toujours menĂ© (jusque dans les moindres dĂ©tails) une vie anglaise vĂ©ritablement modĂšle. L’activitĂ©, la rĂ©gularitĂ©, la dĂ©cence, et un goĂ»t marquĂ© pour le quatre du cent, toutes ces vertus nationales qu’on s’accorde Ă  considĂ©rer comme les bases mĂȘmes d’une verte vieillesse, Masterman Finsbury les avait pratiquĂ©es Ă  un trĂšs haut degrĂ© : et voilĂ  oĂč elles l’avaient conduit, Ă  soixante-treize ans ! Tandis que Joseph, Ă  peine plus jeune de deux ans, et qui se trouvait dans le plus enviable Ă©tat de conservation, s’était toute sa vie disqualifiĂ© Ă  la fois par la paresse et l’excentricitĂ©. EmbarquĂ© d’abord dans le commerce des cuirs, il s’était bientĂŽt fatiguĂ© des affaires. Une passion malheureuse pour les notions gĂ©nĂ©rales, faute d’avoir Ă©tĂ© rĂ©primĂ©e Ă  temps, avait commencĂ©, dĂšs lors, Ă  saper son Ăąge mĂ»r. Il n’y a point de passion plus dĂ©bilitante pour l’esprit, si ce n’est peut-ĂȘtre cette dĂ©mangeaison de parler en public qui en est, d’ailleurs, un accompagnement ou un succĂ©danĂ© assez ordinaire. Dans le cas de Joseph, du moins, les deux maladies Ă©taient rĂ©unies : peu Ă  peu s’était dĂ©clarĂ©e la pĂ©riode aiguĂ«, celle oĂč le patient fait des confĂ©rences gratuites ; et, avant que peu d’annĂ©es se fussent passĂ©es, l’infortunĂ© en Ă©tait arrivĂ© au point d’ĂȘtre prĂȘt Ă  entreprendre un voyage de cinq heures pour parler devant les moutards d’une Ă©cole primaire.
Non pas que Joseph Finsbury fĂ»t, le moins du monde, un savant ! Toute son Ă©rudition se bornait Ă  ce que lui avaient fourni les manuels Ă©lĂ©mentaires et les journaux quotidiens. Il ne s’élevait pas mĂȘme jusqu’aux encyclopĂ©dies ; c’était « la vie, disait-il, qui Ă©tait son livre ». Il Ă©tait prĂȘt Ă  reconnaĂźtre que ses confĂ©rences ne s’adressaient pas aux professeurs des universitĂ©s : elles s’adressaient, suivant lui, « au grand cƓur du peuple ». Et son exemple tendrait Ă  faire croire que le « cƓur » du peuple est indĂ©pendant de sa tĂȘte : car le fait est que, malgrĂ© leur sottise et leur banalitĂ©, les Ă©lucubrations de Joseph Finsbury Ă©taient, d’ordinaire, favorablement accueillies. Il citait volontiers, entre autres, le succĂšs de la confĂ©rence qu’il avait faite aux ouvriers sans travail, sur : Comment on peut vivre Ă  l’aise avec deux mille francs par an. L’Éducation, ses buts, ses objets, son utilitĂ© et sa portĂ©e, avait valu Ă  Joseph, en plusieurs endroits, la considĂ©ration respectueuse d’une foule d’imbĂ©ciles. Et quant Ă  son cĂ©lĂšbre discours sur l’Assurance sur la vie envisagĂ©e dans ses rapports avec les masses, la SociĂ©tĂ© d’AmĂ©lioration Mutuelle des Travailleurs de l’Île des Chiens, Ă  qui il fut adressĂ©, en fut si charmĂ©e, – ce qui donne vraiment une triste idĂ©e de l’intelligence collective de cette association, – que, l’annĂ©e suivante, elle Ă©lut Joseph Finsbury pour son prĂ©sident d’honneur : titre qui, en vĂ©ritĂ©, Ă©tait moins encore que gratuit, puisqu’il impliquait, de la part de son titulaire, une donation annuelle Ă  la caisse de la SociĂ©tĂ© ; mais l’amour-propre du nouveau prĂ©sident d’honneur n’en avait pas moins lĂ  de quoi se trouver hautement satisfait.
Or, pendant que Joseph se constituait ainsi une rĂ©putation parmi les ignorants d’espĂšce cultivĂ©e, sa vie domestique se trouva brusquement encombrĂ©e d’orphelins. La mort de son plus jeune frĂšre, Jacques, fit de lui le tuteur de deux garçons, Maurice et Jean ; et, dans le courant de la mĂȘme annĂ©e, sa famille s’enfla encore par l’addition d’une petite demoiselle, la fille de John Henry Hazeltine, Esq., homme de fortune modique, et, apparemment, peu pourvu d’amis. Ce Hazeltine n’avait vu Joseph Finsbury qu’une seule fois, dans une salle de confĂ©rence de Holloway ; mais, au sortir de cette salle, il Ă©tait allĂ© chez son notaire, avait rĂ©digĂ© un nouveau testament, et avait lĂ©guĂ© au confĂ©rencier le soin de sa fille, ainsi que de la petite fortune de celle-ci. Joseph Ă©tait ce qu’on peut appeler un « bon enfant » : et cependant ce ne fut qu’à contre-cƓur qu’il accepta cette nouvelle responsabilitĂ©, insĂ©ra une annonce pour demander une gouvernante, et acheta, d’occasion, une voiture de bĂ©bĂ©. Bien plus volontiers il avait accueilli, quelques mois auparavant, ses deux neveux, Maurice et Jean ; et cela non pas autant Ă  cause des liens de parentĂ© que parce que le commerce des cuirs (oĂč, naturellement, il s’était hĂątĂ© d’engager les trente mille livres qui formaient la fortune de ses neveux) avait manifestĂ©, depuis peu, d’inexplicables symptĂŽmes de dĂ©clin. Un jeune, mais capable Écossais, fut ensuite choisi comme gĂ©rant de l’entreprise : et jamais plus, depuis lors, Joseph Finsbury n’eut Ă  se prĂ©occuper de l’ennuyeux souci des affaires. Laissant son commerce et ses pupilles entre les mains du capable Écossais, il entreprit un long voyage sur le continent et jusqu’en Asie Mineure.
Avec une Bible polyglotte dans une main et un manuel de conversation dans l’autre, il se fraya successivement son chemin Ă  travers les gens de douze langues diffĂ©rentes. Il abusa de la patience des interprĂštes, sauf Ă  les payer (le juste prix), quand il ne pouvait pas obtenir leurs services gratuitement ; et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il remplit une foule de carnets du rĂ©sultat de ses observations.
Il employa plusieurs annĂ©es Ă  ces fructueuses consultations du grand livre de la vie humaine, et ne revint en Angleterre que lorsque l’ñge de ses pupilles exigea de sa part un surcroĂźt de soins. Les deux garçons avaient Ă©tĂ© placĂ©s dans une Ă©cole, – Ă  bon marchĂ©, cela va de soi, – mais en somme assez bonne, et oĂč ils avaient reçu une saine Ă©ducation commerciale : trop saine mĂȘme, peut-ĂȘtre, Ă©tant donnĂ© que le commerce des cuirs se trouvait alors dans une situation qui aurait gagnĂ© Ă  n’ĂȘtre pas examinĂ©e de trĂšs prĂšs.
Le fait est que, quand Joseph s’était prĂ©parĂ© Ă  rendre Ă  ses neveux ses comptes de tutelle, il avait dĂ©couvert, Ă  son grand chagrin, que l’hĂ©ritage de son frĂšre Jacques ne s’était pas agrandi, sous son protectorat. En supposant qu’il abandonnĂąt Ă  ses deux neveux jusqu’au dernier centime de sa fortune personnelle, il avait constatĂ© qu’il aurait encore Ă  leur avouer un dĂ©ficit de sept mille huit cents livres. Et quand ces faits furent communiquĂ©s aux deux frĂšres, en prĂ©sence d’un avouĂ©, Maurice Finsbury menaça son oncle de toutes les sĂ©vĂ©ritĂ©s de la loi : je crois bien qu’il n’aurait pas hĂ©sitĂ© (malgrĂ© les liens du sang) Ă  recourir jusqu’aux mesures les plus extrĂȘmes, si son avouĂ© ne l’en avait retenu.
– Jamais vous ne parviendrez à tirer du sang d’une pierre ! lui avait dit, judicieusement, cet homme de loi.
Et Maurice comprit la justesse du proverbe, et se rĂ©signa Ă  passer un compromis avec son oncle. D’un cĂŽtĂ©, Joseph renonçait Ă  tout ce qu’il possĂ©dait, et reconnaissait Ă  son neveu une forte part dans la tontine, qui commençait Ă  devenir une spĂ©culation des plus sĂ©rieuses ; de l’autre cĂŽtĂ©, Maurice s’engageait Ă  entretenir Ă  ses frais son oncle ainsi que miss Hazeltine (dont la petite fortune avait disparu avec le reste), et Ă  leur servir, Ă  chacun, une livre sterling par mois, comme monnaie de poche.
Cette subvention Ă©tait plus que suffisante pour les besoins du vieillard. On a peine Ă  comprendre comment, au contraire, elle pouvait suffire Ă  la jeune fille, qui avait Ă  se vĂȘtir, Ă  se coiffer, etc., sur ce seul argent ; mais elle y parvenait, Dieu sait par quel moyen, et, chose plus Ă©tonnante encore, elle ne se plaignait jamais. Elle Ă©tait d’ailleurs sincĂšrement attachĂ©e Ă  son gardien, en dĂ©pit de la parfaite incompĂ©tence de celui-ci Ă  veiller sur elle. Du moins ne s’était-il jamais montrĂ© dur ni mĂ©chant Ă  son Ă©gard, et, en fin de compte, il y avait peut-ĂȘtre quelque chose d’attendrissant dans la curiositĂ© enfantine qu’il Ă©prouvait pour toutes les connaissances inutiles, comme aussi dans l’innocent dĂ©lice que lui procurait le moindre tĂ©moignage d’admiration qu’on lui accordait. Toujours est-il que, bien que l’avouĂ© eĂ»t loyalement prĂ©venu Julia Hazeltine que la combinaison de Maurice constituait pour elle un dommage, l’excellente fille s’était refusĂ©e Ă  compliquer encore les embarras de l’oncle Joseph. Et ainsi le compromis Ă©tait entrĂ© en vigueur.
Dans une grande, sombre, lugubre maison de John Street, Bloomsbury, ces quatre personnes demeuraient ensemble : en apparence une famille, en rĂ©alitĂ© une association financiĂšre. Julia et l’oncle Joseph Ă©taient, naturellement, deux esclaves. Jean, tout absorbĂ© par sa passion pour le banjo, le cafĂ©-concert, la buvette d’artistes et les journaux de sport, Ă©tait un personnage condamnĂ© de naissance Ă  ne jouer jamais qu’un rĂŽle secondaire. Et, ainsi, toutes les peines et toutes les joies du pouvoir se trouvaient entiĂšrement dĂ©volues Ă  Maurice.
On sait l’habitude qu’ont prise les moralistes de consoler les faibles d’esprit en leur affirmant que, dans toute vie, la somme des peines et celle des joies se balancent, ou Ă  peu de chose prĂšs ; mais, certes, sans vouloir insister sur l’erreur thĂ©orique de cette pieuse mystification, je puis affirmer que, dans le cas de Maurice, la somme des amertumes dĂ©passait de beaucoup celle des douceurs. Le jeune homme ne s’épargnait aucune fatigue Ă  lui-mĂȘme, et n’en Ă©pargnait pas non plus aux autres : c’était lui qui rĂ©veillait les domestiques, qui serrait sous clef les restes des repas, qui goĂ»tait les vins, qui comptait les biscuits. Des scĂšnes pĂ©nibles avaient lieu, chaque samedi, lors de la revision des factures, et la cuisiniĂšre Ă©tait souvent changĂ©e, et souvent les fournisseurs, sur le palier de service, dĂ©versaient tout leur rĂ©pertoire d’injures, Ă  propos d’une diffĂ©rence de trois liards. Aux yeux d’un observateur superficiel, Maurice Finsbury aurait risquĂ© de passer pour un avare ; Ă  ses propres yeux, il Ă©tait simplement un homme qui avait Ă©tĂ© volĂ©. Le monde lui devait 7.800 livres sterling, et il Ă©tait bien rĂ©solu Ă  se les faire repayer.
Mais c’était surtout dans sa conduite avec Joseph que se manifestait clairement le caractĂšre de Maurice. L’oncle Joseph Ă©tait un placement sur lequel le jeune homme comptait beaucoup : aussi ne reculait-il devant rien pour se le conserver. Tous les mois, le vieillard, malade ou non, avait Ă  subir l’examen minutieux d’un mĂ©decin. Son rĂ©gime, son vĂȘtement, ses villĂ©giatures, tout cela lui Ă©tait administrĂ© comme la bouillie aux enfants. Pour peu que le temps fĂ»t mauvais, dĂ©fense de sortir. En cas de beau temps, Ă  neuf heures prĂ©cises du matin l’oncle Joseph devait se trouver dans le vestibule ; Maurice voyait s’il avait des gants, et si ses souliers ne prenaient pas l’eau ; aprĂšs quoi, les deux hommes s’en allaient au bureau, bras dessus bras dessous. Promenade qui n’avait sans doute rien de bien gai, car les deux compagnons ne prenaient aucune peine pour affecter vis-Ă -vis l’un de l’autre des sentiments amicaux : Maurice n’avait jamais cessĂ© de reprocher Ă  son tuteur le dĂ©ficit des 7.800 livres, ni de dĂ©plorer la charge supplĂ©mentaire constituĂ©e par Miss Hazeltine ; et Joseph, tout bon enfant qu’il fĂ»t, Ă©prouvait pour son neveu quelque chose qui ressemblait beaucoup Ă  de la haine. Et encore l’aller n’était-il rien en comparaison du retour : car la simple vue du bureau, sans compter tous les dĂ©tails de ce qui s’y passait, aurait suffi pour empoisonner la vie des deux Finsbury.
Le nom de Joseph Ă©tait toujours inscrit sur la porte, et c’était toujours encore lui qui avait la signature des chĂšques ; mais tout cela n’était que pure manƓuvre politique de la part de Maurice, destinĂ©e Ă  dĂ©courager les autres membres de la tontine. En rĂ©alitĂ©, c’était Maurice lui-mĂȘme qui s’occupait de l’affaire des cuirs ; et je dois ajouter que cette affaire Ă©tait pour lui une source inĂ©puisable de chagrins. Il avait essayĂ© de la vendre, mais n’avait reçu que des offres dĂ©risoires. Il avait essayĂ© de l’étendre, et n’était parvenu qu’à en Ă©tendre les charges ; de la restreindre, et c’était seulement les profits qu’il Ă©tait parvenu Ă  restreindre. Personne n’avait jamais su tirer un sou de cette affaire de cuirs, exceptĂ© le « capable » Écossais, qui, lorsque Maurice l’avait congĂ©diĂ©, s’était installĂ© dans le voisinage de Banff, et s’était construit un chĂąteau avec ses bĂ©nĂ©fices. La mĂ©moire de ce fallacieux Écossais, Maurice ne manquait pas un seul jour Ă  la maudire, tandis que, assis dans son cabinet, il ouvrait son courrier, avec le vieux Joseph assis Ă  une autre table, et attendant ses ordres de l’air le plus maussade, ou bien, furieusement, griffonnant sa signature sur il ne savait quoi. Et lorsque l’Écossais poussa le cynisme jusqu’à envoyer une annonce de son mariage (avec Davida, fille aĂźnĂ©e du RĂ©vĂ©rend Baruch Mac Craw), le malheureux Maurice crut bien qu’il allait avoir une attaque.
Les heures de prĂ©sence au bureau avaient Ă©tĂ©, peu Ă  peu, rĂ©duites au minimum honnĂȘtement possible. Si profond que fĂ»t chez Maurice le sentiment de ses devoirs (envers lui-mĂȘme), ce sentiment n’allait pas jusqu’à lui donner le courage de s’attarder entre les quatre murs de son bureau, avec l’ombre de la banqueroute s’y allongeant tous les jours. AprĂšs quelques heures d’attente, patron et employĂ©s poussaient un soupir, s’étiraient, et sortaient, sous prĂ©texte de se recueillir pour l’ennui du lendemain. Alors, le marchand de cuirs ramenait son capital vivant jusqu’à John Street, comme un chien de salon ; aprĂšs quoi, l’ayant emmurĂ© dans la maison, il repartait lui-mĂȘme pour explorer les boutiques des brocanteurs, en quĂȘte de bagues Ă  cachets, l’unique passion de sa vie.
Quant Ă  Joseph, il avait plus que la vanitĂ© d’un homme, – il avait la vanitĂ© d’un confĂ©rencier. Il avouait qu’il avait eu des torts, encore qu’on eĂ»t pĂ©chĂ© contre lui (notamment le « capable » Écossais) plus qu’il n’avait pĂ©chĂ© lui-mĂȘme. Mais il dĂ©clarait que, eĂ»t-il trempĂ© ses mains dans le sang, il n’aurait tout de mĂȘme pas mĂ©ritĂ© d’ĂȘtre ainsi traĂźnĂ© en laisse par un jeune morveux, d’ĂȘtre tenu captif dans le cabinet de sa propre maison de commerce, d’ĂȘtre sans cesse poursuivi de commentaires mortifiants sur toute sa carriĂšre passĂ©e, de voir, chaque matin, son costume examinĂ© de haut en bas, son collet relevĂ©, la prĂ©sence de ses mitaines sur ses mains sĂ©vĂšrement contrĂŽlĂ©e, et d’ĂȘtre promenĂ© dans la rue et reconduit chez lui comme un bĂ©bĂ© aux soins d’une nourrice. À la pensĂ©e de tout cela, so...

Table des matiĂšres

  1. Titre
  2. Chapitre 1 - LA FAMILLE FINSBURY
  3. Chapitre 2 - OÙ MAURICE S’APPRÊTE À AGIR
  4. Chapitre 3 - LE CONFÉRENCIER EN LIBERTÉ
  5. Chapitre 4 - UN MAGISTRAT DANS UN FOURGON À BAGAGES
  6. Chapitre 5 - M. GÉDÉON FORSYTH ET LA CAISSE MONUMENTALE
  7. Chapitre 6 - LES TRIBULATIONS DE MAURICE (PremiĂšre Partie)
  8. Chapitre 7 - OÙ PITMAN PREND CONSEIL D’UN HOMME DE LOI
  9. Chapitre 8 - OÙ MICHEL S’OFFRE UN JOUR DE CONGÉ
  10. Chapitre 9 - COMMENT S’ACHEVA LE JOUR DE CONGÉ DE MICHEL FINSBURY
  11. Chapitre 10 - GÉDÉON FORSYTH ET LE GRAND ÉRARD
  12. Chapitre 11 - LE MAESTRO JIMSON
  13. Chapitre 12 - OÙ LE GRAND ÉRARD APPARAÎT (IRRÉVOCABLEMENT) POUR LA DERNIÈRE FOIS
  14. Chapitre 13 - LES TRIBULATIONS DE MAURICE (Seconde partie)
  15. Chapitre 14 - OÙ WILLIAM BENT PITMAN APPREND QUELQUE CHOSE D’AVANTAGEUX POUR LUI
  16. Chapitre 15 - LE RETOUR DU GRAND VANCE
  17. Chapitre 16 - OÙ LES CUIRS SE TROUVENT HEUREUSEMENT REMIS À FLOT
  18. Notes de bas de page