Combien le lecteur, â tandis que, commodĂ©ment assis au coin de son feu, il sâamuse Ă feuilleter les pages dâun roman, â combien il se rend peu compte des fatigues et des angoisses de lâauteur ! Combien il nĂ©glige de se reprĂ©senter les longues nuits de luttes contre des phrases rĂ©tives, les sĂ©ances de recherches dans les bibliothĂšques, les correspondances avec dâĂ©rudits et illisibles professeurs allemands, en un mot tout lâĂ©norme Ă©chafaudage que lâauteur a Ă©difiĂ© et puis dĂ©moli, simplement pour lui procurer, Ă lui, lecteur, quelques instants de distraction au coin de son feu, ou encore pour lui tempĂ©rer lâennui dâune heure en wagon !
Câest ainsi que je pourrais fort bien commencer ce rĂ©cit par une biographie complĂšte de lâItalien Tonti : lieu de naissance, origine et caractĂšre des parents, gĂ©nie naturel (probablement hĂ©ritĂ© de la mĂšre), exemples remarquables de prĂ©cocitĂ©, etc. AprĂšs quoi je pourrais Ă©galement infliger au lecteur un traitĂ© en rĂšgle sur le systĂšme Ă©conomique auquel le susdit Italien a laissĂ© son nom. Jâai lĂ , dans deux tiroirs de mon cartonnier, tous les matĂ©riaux dont jâaurais besoin pour ces deux paragraphes ; mais je dĂ©daigne de faire Ă©talage dâune science dâemprunt. Tonti est mort ; je dois mĂȘme dire que je nâai jamais rencontrĂ© personne pour le regretter. Et quant au systĂšme de la tontine, voici, en quelques mots, tout ce quâil est nĂ©cessaire quâon en connaisse pour lâintelligence du simple et vĂ©ridique rĂ©cit qui va suivre :
Un certain nombre de joyeux jeunes gens mettent en commun une certaine somme, qui est ensuite dĂ©posĂ©e dans une banque, Ă intĂ©rĂȘts composĂ©s. Les dĂ©posants vivent leur vie, meurent chacun Ă son tour ; et, quand ils sont tous morts Ă lâexception dâun seul, câest Ă ce dernier survivant quâĂ©choit toute la somme, intĂ©rĂȘts compris. Le survivant en question se trouve ĂȘtre alors, suivant toute vraisemblance, si sourd quâil ne peut pas mĂȘme entendre le bruit menĂ© autour de sa bonne aubaine ; et, suivant toute vraisemblance, il a lui-mĂȘme trop peu de temps Ă vivre pour pouvoir en jouir. Le lecteur comprend maintenant ce que le systĂšme a de poĂ©tique, pour ne pas dire de comique : mais il y a en mĂȘme temps, dans ce systĂšme, quelque chose de hasardeux, une apparence de sport, qui, jadis, lâa rendu cher Ă nos grands-parents.
Lorsque Joseph Finsbury et son frĂšre Masterman nâĂ©taient que deux petits garçons en culottes courtes, leur pĂšre, â un marchand aisĂ© de Cheapside, â les avait fait souscrire Ă une petite tontine de trente-sept parts. Chaque part Ă©tait de mille livres sterling. Joseph Finsbury se rappelle, aujourdâhui encore, la visite au notaire : tous les membres de la tontine, â des gamins comme lui, â rassemblĂ©s dans une Ă©tude, et venant, chacun Ă son tour, sâasseoir dans un grand fauteuil pour signer leurs noms, avec lâassistance dâun bon vieux monsieur Ă lunettes chaussĂ© de bottes Ă la Wellington. Il se rappelle comment, aprĂšs la sĂ©ance, il a jouĂ© avec les autres enfants dans une prairie qui se trouvait derriĂšre la maison du notaire, et la magnifique bataille quâil a engagĂ©e contre un de ses co-tontineurs, qui sâĂ©tait permis de lui tirer le nez. Le fracas de la bataille est venu interrompre le notaire pendant quâil sâoccupait, dans son Ă©tude, Ă rĂ©galer les parents de gĂąteaux et de vin : de telle sorte que les combattants ont Ă©tĂ© brusquement sĂ©parĂ©s, et Joseph (qui Ă©tait le plus petit des deux adversaires) a eu la satisfaction dâentendre louer sa bravoure par le vieux monsieur aux bottes Ă la Wellington, comme aussi dâapprendre que celui-ci, Ă son Ăąge, sâĂ©tait comportĂ© de la mĂȘme façon. Sur quoi, Joseph sâest demandĂ© si, Ă son Ăąge, le vieux monsieur avait dĂ©jĂ une petite tĂȘte chauve ; et de petites bottes Ă la Wellington.
En 1840, les trente-sept souscripteurs Ă©taient tous vivants ; en 1850, leur nombre avait diminuĂ© de six ; en 1856 et en 1857, la CrimĂ©e et la grande RĂ©volte des Indes, aidant le cours naturel des choses, nâemportĂšrent pas moins de neuf des tontineurs. En 1870, cinq seulement de ceux-ci restaient en vie ; et, Ă la date de mon rĂ©cit, il nâen restait plus que trois, parmi lesquels Joseph Finsbury et son frĂšre aĂźnĂ©.
Ă cette date, Masterman Finsbury Ă©tait dans sa soixante-treiziĂšme annĂ©e. Ayant depuis longtemps ressenti les fĂącheux effets de lâĂąge, il avait fini par se retirer des affaires, et vivait Ă prĂ©sent dans une retraite absolue, sous le toit de son fils Michel, lâavouĂ© bien connu. Joseph, dâautre part, Ă©tait encore sur pied, et nâoffrait encore quâune figure demi-vĂ©nĂ©rable, dans les rues oĂč il aimait Ă se promener. La chose Ă©tait, â je dois ajouter, â dâautant plus scandaleuse que Masterman avait toujours menĂ© (jusque dans les moindres dĂ©tails) une vie anglaise vĂ©ritablement modĂšle. LâactivitĂ©, la rĂ©gularitĂ©, la dĂ©cence, et un goĂ»t marquĂ© pour le quatre du cent, toutes ces vertus nationales quâon sâaccorde Ă considĂ©rer comme les bases mĂȘmes dâune verte vieillesse, Masterman Finsbury les avait pratiquĂ©es Ă un trĂšs haut degrĂ© : et voilĂ oĂč elles lâavaient conduit, Ă soixante-treize ans ! Tandis que Joseph, Ă peine plus jeune de deux ans, et qui se trouvait dans le plus enviable Ă©tat de conservation, sâĂ©tait toute sa vie disqualifiĂ© Ă la fois par la paresse et lâexcentricitĂ©. EmbarquĂ© dâabord dans le commerce des cuirs, il sâĂ©tait bientĂŽt fatiguĂ© des affaires. Une passion malheureuse pour les notions gĂ©nĂ©rales, faute dâavoir Ă©tĂ© rĂ©primĂ©e Ă temps, avait commencĂ©, dĂšs lors, Ă saper son Ăąge mĂ»r. Il nây a point de passion plus dĂ©bilitante pour lâesprit, si ce nâest peut-ĂȘtre cette dĂ©mangeaison de parler en public qui en est, dâailleurs, un accompagnement ou un succĂ©danĂ© assez ordinaire. Dans le cas de Joseph, du moins, les deux maladies Ă©taient rĂ©unies : peu Ă peu sâĂ©tait dĂ©clarĂ©e la pĂ©riode aiguĂ«, celle oĂč le patient fait des confĂ©rences gratuites ; et, avant que peu dâannĂ©es se fussent passĂ©es, lâinfortunĂ© en Ă©tait arrivĂ© au point dâĂȘtre prĂȘt Ă entreprendre un voyage de cinq heures pour parler devant les moutards dâune Ă©cole primaire.
Non pas que Joseph Finsbury fĂ»t, le moins du monde, un savant ! Toute son Ă©rudition se bornait Ă ce que lui avaient fourni les manuels Ă©lĂ©mentaires et les journaux quotidiens. Il ne sâĂ©levait pas mĂȘme jusquâaux encyclopĂ©dies ; câĂ©tait « la vie, disait-il, qui Ă©tait son livre ». Il Ă©tait prĂȘt Ă reconnaĂźtre que ses confĂ©rences ne sâadressaient pas aux professeurs des universitĂ©s : elles sâadressaient, suivant lui, « au grand cĆur du peuple ». Et son exemple tendrait Ă faire croire que le « cĆur » du peuple est indĂ©pendant de sa tĂȘte : car le fait est que, malgrĂ© leur sottise et leur banalitĂ©, les Ă©lucubrations de Joseph Finsbury Ă©taient, dâordinaire, favorablement accueillies. Il citait volontiers, entre autres, le succĂšs de la confĂ©rence quâil avait faite aux ouvriers sans travail, sur : Comment on peut vivre Ă lâaise avec deux mille francs par an. LâĂducation, ses buts, ses objets, son utilitĂ© et sa portĂ©e, avait valu Ă Joseph, en plusieurs endroits, la considĂ©ration respectueuse dâune foule dâimbĂ©ciles. Et quant Ă son cĂ©lĂšbre discours sur lâAssurance sur la vie envisagĂ©e dans ses rapports avec les masses, la SociĂ©tĂ© dâAmĂ©lioration Mutuelle des Travailleurs de lâĂle des Chiens, Ă qui il fut adressĂ©, en fut si charmĂ©e, â ce qui donne vraiment une triste idĂ©e de lâintelligence collective de cette association, â que, lâannĂ©e suivante, elle Ă©lut Joseph Finsbury pour son prĂ©sident dâhonneur : titre qui, en vĂ©ritĂ©, Ă©tait moins encore que gratuit, puisquâil impliquait, de la part de son titulaire, une donation annuelle Ă la caisse de la SociĂ©tĂ© ; mais lâamour-propre du nouveau prĂ©sident dâhonneur nâen avait pas moins lĂ de quoi se trouver hautement satisfait.
Or, pendant que Joseph se constituait ainsi une rĂ©putation parmi les ignorants dâespĂšce cultivĂ©e, sa vie domestique se trouva brusquement encombrĂ©e dâorphelins. La mort de son plus jeune frĂšre, Jacques, fit de lui le tuteur de deux garçons, Maurice et Jean ; et, dans le courant de la mĂȘme annĂ©e, sa famille sâenfla encore par lâaddition dâune petite demoiselle, la fille de John Henry Hazeltine, Esq., homme de fortune modique, et, apparemment, peu pourvu dâamis. Ce Hazeltine nâavait vu Joseph Finsbury quâune seule fois, dans une salle de confĂ©rence de Holloway ; mais, au sortir de cette salle, il Ă©tait allĂ© chez son notaire, avait rĂ©digĂ© un nouveau testament, et avait lĂ©guĂ© au confĂ©rencier le soin de sa fille, ainsi que de la petite fortune de celle-ci. Joseph Ă©tait ce quâon peut appeler un « bon enfant » : et cependant ce ne fut quâĂ contre-cĆur quâil accepta cette nouvelle responsabilitĂ©, insĂ©ra une annonce pour demander une gouvernante, et acheta, dâoccasion, une voiture de bĂ©bĂ©. Bien plus volontiers il avait accueilli, quelques mois auparavant, ses deux neveux, Maurice et Jean ; et cela non pas autant Ă cause des liens de parentĂ© que parce que le commerce des cuirs (oĂč, naturellement, il sâĂ©tait hĂątĂ© dâengager les trente mille livres qui formaient la fortune de ses neveux) avait manifestĂ©, depuis peu, dâinexplicables symptĂŽmes de dĂ©clin. Un jeune, mais capable Ăcossais, fut ensuite choisi comme gĂ©rant de lâentreprise : et jamais plus, depuis lors, Joseph Finsbury nâeut Ă se prĂ©occuper de lâennuyeux souci des affaires. Laissant son commerce et ses pupilles entre les mains du capable Ăcossais, il entreprit un long voyage sur le continent et jusquâen Asie Mineure.
Avec une Bible polyglotte dans une main et un manuel de conversation dans lâautre, il se fraya successivement son chemin Ă travers les gens de douze langues diffĂ©rentes. Il abusa de la patience des interprĂštes, sauf Ă les payer (le juste prix), quand il ne pouvait pas obtenir leurs services gratuitement ; et je nâai pas besoin dâajouter quâil remplit une foule de carnets du rĂ©sultat de ses observations.
Il employa plusieurs annĂ©es Ă ces fructueuses consultations du grand livre de la vie humaine, et ne revint en Angleterre que lorsque lâĂąge de ses pupilles exigea de sa part un surcroĂźt de soins. Les deux garçons avaient Ă©tĂ© placĂ©s dans une Ă©cole, â Ă bon marchĂ©, cela va de soi, â mais en somme assez bonne, et oĂč ils avaient reçu une saine Ă©ducation commerciale : trop saine mĂȘme, peut-ĂȘtre, Ă©tant donnĂ© que le commerce des cuirs se trouvait alors dans une situation qui aurait gagnĂ© Ă nâĂȘtre pas examinĂ©e de trĂšs prĂšs.
Le fait est que, quand Joseph sâĂ©tait prĂ©parĂ© Ă rendre Ă ses neveux ses comptes de tutelle, il avait dĂ©couvert, Ă son grand chagrin, que lâhĂ©ritage de son frĂšre Jacques ne sâĂ©tait pas agrandi, sous son protectorat. En supposant quâil abandonnĂąt Ă ses deux neveux jusquâau dernier centime de sa fortune personnelle, il avait constatĂ© quâil aurait encore Ă leur avouer un dĂ©ficit de sept mille huit cents livres. Et quand ces faits furent communiquĂ©s aux deux frĂšres, en prĂ©sence dâun avouĂ©, Maurice Finsbury menaça son oncle de toutes les sĂ©vĂ©ritĂ©s de la loi : je crois bien quâil nâaurait pas hĂ©sitĂ© (malgrĂ© les liens du sang) Ă recourir jusquâaux mesures les plus extrĂȘmes, si son avouĂ© ne lâen avait retenu.
â Jamais vous ne parviendrez Ă tirer du sang dâune pierre ! lui avait dit, judicieusement, cet homme de loi.
Et Maurice comprit la justesse du proverbe, et se rĂ©signa Ă passer un compromis avec son oncle. Dâun cĂŽtĂ©, Joseph renonçait Ă tout ce quâil possĂ©dait, et reconnaissait Ă son neveu une forte part dans la tontine, qui commençait Ă devenir une spĂ©culation des plus sĂ©rieuses ; de lâautre cĂŽtĂ©, Maurice sâengageait Ă entretenir Ă ses frais son oncle ainsi que miss Hazeltine (dont la petite fortune avait disparu avec le reste), et Ă leur servir, Ă chacun, une livre sterling par mois, comme monnaie de poche.
Cette subvention Ă©tait plus que suffisante pour les besoins du vieillard. On a peine Ă comprendre comment, au contraire, elle pouvait suffire Ă la jeune fille, qui avait Ă se vĂȘtir, Ă se coiffer, etc., sur ce seul argent ; mais elle y parvenait, Dieu sait par quel moyen, et, chose plus Ă©tonnante encore, elle ne se plaignait jamais. Elle Ă©tait dâailleurs sincĂšrement attachĂ©e Ă son gardien, en dĂ©pit de la parfaite incompĂ©tence de celui-ci Ă veiller sur elle. Du moins ne sâĂ©tait-il jamais montrĂ© dur ni mĂ©chant Ă son Ă©gard, et, en fin de compte, il y avait peut-ĂȘtre quelque chose dâattendrissant dans la curiositĂ© enfantine quâil Ă©prouvait pour toutes les connaissances inutiles, comme aussi dans lâinnocent dĂ©lice que lui procurait le moindre tĂ©moignage dâadmiration quâon lui accordait. Toujours est-il que, bien que lâavouĂ© eĂ»t loyalement prĂ©venu Julia Hazeltine que la combinaison de Maurice constituait pour elle un dommage, lâexcellente fille sâĂ©tait refusĂ©e Ă compliquer encore les embarras de lâoncle Joseph. Et ainsi le compromis Ă©tait entrĂ© en vigueur.
Dans une grande, sombre, lugubre maison de John Street, Bloomsbury, ces quatre personnes demeuraient ensemble : en apparence une famille, en rĂ©alitĂ© une association financiĂšre. Julia et lâoncle Joseph Ă©taient, naturellement, deux esclaves. Jean, tout absorbĂ© par sa passion pour le banjo, le cafĂ©-concert, la buvette dâartistes et les journaux de sport, Ă©tait un personnage condamnĂ© de naissance Ă ne jouer jamais quâun rĂŽle secondaire. Et, ainsi, toutes les peines et toutes les joies du pouvoir se trouvaient entiĂšrement dĂ©volues Ă Maurice.
On sait lâhabitude quâont prise les moralistes de consoler les faibles dâesprit en leur affirmant que, dans toute vie, la somme des peines et celle des joies se balancent, ou Ă peu de chose prĂšs ; mais, certes, sans vouloir insister sur lâerreur thĂ©orique de cette pieuse mystification, je puis affirmer que, dans le cas de Maurice, la somme des amertumes dĂ©passait de beaucoup celle des douceurs. Le jeune homme ne sâĂ©pargnait aucune fatigue Ă lui-mĂȘme, et nâen Ă©pargnait pas non plus aux autres : câĂ©tait lui qui rĂ©veillait les domestiques, qui serrait sous clef les restes des repas, qui goĂ»tait les vins, qui comptait les biscuits. Des scĂšnes pĂ©nibles avaient lieu, chaque samedi, lors de la revision des factures, et la cuisiniĂšre Ă©tait souvent changĂ©e, et souvent les fournisseurs, sur le palier de service, dĂ©versaient tout leur rĂ©pertoire dâinjures, Ă propos dâune diffĂ©rence de trois liards. Aux yeux dâun observateur superficiel, Maurice Finsbury aurait risquĂ© de passer pour un avare ; Ă ses propres yeux, il Ă©tait simplement un homme qui avait Ă©tĂ© volĂ©. Le monde lui devait 7.800 livres sterling, et il Ă©tait bien rĂ©solu Ă se les faire repayer.
Mais câĂ©tait surtout dans sa conduite avec Joseph que se manifestait clairement le caractĂšre de Maurice. Lâoncle Joseph Ă©tait un placement sur lequel le jeune homme comptait beaucoup : aussi ne reculait-il devant rien pour se le conserver. Tous les mois, le vieillard, malade ou non, avait Ă subir lâexamen minutieux dâun mĂ©decin. Son rĂ©gime, son vĂȘtement, ses villĂ©giatures, tout cela lui Ă©tait administrĂ© comme la bouillie aux enfants. Pour peu que le temps fĂ»t mauvais, dĂ©fense de sortir. En cas de beau temps, Ă neuf heures prĂ©cises du matin lâoncle Joseph devait se trouver dans le vestibule ; Maurice voyait sâil avait des gants, et si ses souliers ne prenaient pas lâeau ; aprĂšs quoi, les deux hommes sâen allaient au bureau, bras dessus bras dessous. Promenade qui nâavait sans doute rien de bien gai, car les deux compagnons ne prenaient aucune peine pour affecter vis-Ă -vis lâun de lâautre des sentiments amicaux : Maurice nâavait jamais cessĂ© de reprocher Ă son tuteur le dĂ©ficit des 7.800 livres, ni de dĂ©plorer la charge supplĂ©mentaire constituĂ©e par Miss Hazeltine ; et Joseph, tout bon enfant quâil fĂ»t, Ă©prouvait pour son neveu quelque chose qui ressemblait beaucoup Ă de la haine. Et encore lâaller nâĂ©tait-il rien en comparaison du retour : car la simple vue du bureau, sans compter tous les dĂ©tails de ce qui sây passait, aurait suffi pour empoisonner la vie des deux Finsbury.
Le nom de Joseph Ă©tait toujours inscrit sur la porte, et câĂ©tait toujours encore lui qui avait la signature des chĂšques ; mais tout cela nâĂ©tait que pure manĆuvre politique de la part de Maurice, destinĂ©e Ă dĂ©courager les autres membres de la tontine. En rĂ©alitĂ©, câĂ©tait Maurice lui-mĂȘme qui sâoccupait de lâaffaire des cuirs ; et je dois ajouter que cette affaire Ă©tait pour lui une source inĂ©puisable de chagrins. Il avait essayĂ© de la vendre, mais nâavait reçu que des offres dĂ©risoires. Il avait essayĂ© de lâĂ©tendre, et nâĂ©tait parvenu quâĂ en Ă©tendre les charges ; de la restreindre, et câĂ©tait seulement les profits quâil Ă©tait parvenu Ă restreindre. Personne nâavait jamais su tirer un sou de cette affaire de cuirs, exceptĂ© le « capable » Ăcossais, qui, lorsque Maurice lâavait congĂ©diĂ©, sâĂ©tait installĂ© dans le voisinage de Banff, et sâĂ©tait construit un chĂąteau avec ses bĂ©nĂ©fices. La mĂ©moire de ce fallacieux Ăcossais, Maurice ne manquait pas un seul jour Ă la maudire, tandis que, assis dans son cabinet, il ouvrait son courrier, avec le vieux Joseph assis Ă une autre table, et attendant ses ordres de lâair le plus maussade, ou bien, furieusement, griffonnant sa signature sur il ne savait quoi. Et lorsque lâĂcossais poussa le cynisme jusquâĂ envoyer une annonce de son mariage (avec Davida, fille aĂźnĂ©e du RĂ©vĂ©rend Baruch Mac Craw), le malheureux Maurice crut bien quâil allait avoir une attaque.
Les heures de prĂ©sence au bureau avaient Ă©tĂ©, peu Ă peu, rĂ©duites au minimum honnĂȘtement possible. Si profond que fĂ»t chez Maurice le sentiment de ses devoirs (envers lui-mĂȘme), ce sentiment nâallait pas jusquâĂ lui donner le courage de sâattarder entre les quatre murs de son bureau, avec lâombre de la banqueroute sây allongeant tous les jours. AprĂšs quelques heures dâattente, patron et employĂ©s poussaient un soupir, sâĂ©tiraient, et sortaient, sous prĂ©texte de se recueillir pour lâennui du lendemain. Alors, le marchand de cuirs ramenait son capital vivant jusquâĂ John Street, comme un chien de salon ; aprĂšs quoi, lâayant emmurĂ© dans la maison, il repartait lui-mĂȘme pour explorer les boutiques des brocanteurs, en quĂȘte de bagues Ă cachets, lâunique passion de sa vie.
Quant Ă Joseph, il avait plus que la vanitĂ© dâun homme, â il avait la vanitĂ© dâun confĂ©rencier. Il avouait quâil avait eu des torts, encore quâon eĂ»t pĂ©chĂ© contre lui (notamment le « capable » Ăcossais) plus quâil nâavait pĂ©chĂ© lui-mĂȘme. Mais il dĂ©clarait que, eĂ»t-il trempĂ© ses mains dans le sang, il nâaurait tout de mĂȘme pas mĂ©ritĂ© dâĂȘtre ainsi traĂźnĂ© en laisse par un jeune morveux, dâĂȘtre tenu captif dans le cabinet de sa propre maison de commerce, dâĂȘtre sans cesse poursuivi de commentaires mortifiants sur toute sa carriĂšre passĂ©e, de voir, chaque matin, son costume examinĂ© de haut en bas, son collet relevĂ©, la prĂ©sence de ses mitaines sur ses mains sĂ©vĂšrement contrĂŽlĂ©e, et dâĂȘtre promenĂ© dans la rue et reconduit chez lui comme un bĂ©bĂ© aux soins dâune nourrice. Ă la pensĂ©e de tout cela, so...