Je pourrois, suivant un usage assez reçû,
commencer cette histoire par le détail de ma naissance, et de tous
les soins que la Reine Fan-Férédine ma mere prit de mon
Ă©ducation ; câĂ©toit la plus sage et la plus vertueuse
princesse du monde ; et sans vanitĂ©, jâai quelquefois oĂŒi
dire, que par la sagesse de ses instructions elle avoit sçû me
rendre en moins de rien un des princes les plus accomplis que lâon
eĂ»t encore vĂ»s. Je suis mĂȘme persuadĂ© que ce rĂ©cit, ornĂ© de belles
maximes sur lâĂ©ducation des jeunes princes, figureroit assez bien
dans cet ouvrage ; mais comme mon dessein est moins de parler
de moi-mĂȘme, que de raconter les choses admirables que jâai vuĂ«s,
jâai crĂ» devoir omettre ce dĂ©tail, et toute autre circonstance
inutile Ă mon sujet.
La Reine Fan-Férédine aimoit assez peu les
romans ; mais ayant lû par hasard dans je ne sçai quel
ouvrage, composĂ© par un auteur dâun caractere respectable, que rien
nâest plus propre que cette lecture pour former le cĆur et lâesprit
des jeunes personnes, elle se crût obligée en conscience de me
faire lire le plus que je pourrois de romans, pour mâinspirer de
bonne heure lâamour de la vertu et de lâhonneur, lâhorreur du vice,
la fuite des passions, et le goût du vrai, du grand, du solide, et
de tout ce quâil y a de plus estimable. En effet, comme je suis nĂ©,
dit-on, avec dâassez heureuses dispositions, je ressentis bien-tĂŽt
les fruits dâune si loĂŒable Ă©ducation. AgitĂ© de mille mouvemens
inconnus, le cĆur plein de beaux sentimens, et lâesprit rempli de
grandes idées, je commençai à me dégoûter de tout ce qui
mâenvironnoit. Quelle diffĂ©rence, disois-je, de ce que je vois et
de tout ce que jâentends, avec ce que je lis dans les romans !
Je vois ici tout le monde sâoccuper dâobjets dâintĂ©rĂȘt, de fortune,
dâĂ©tablissement, ou de plaisirs frivoles. Nulle avanture
singuliere : nulle entreprise hĂ©roĂŻque. Un amant, si on lâen
croyoit, iroit dâabord au dĂ©nouĂ«ment, sans sâembarrasser dâaucun
préliminaire. Quel procédé ! Pourquoi faut-il que je sois né
dans un climat oĂč les beaux sentimens sont si peu connus ?
Mais pourquoi, ajoĂ»tois-je, me condamner moi-mĂȘme Ă passer
tristement mes jours dans un pays oĂč lâon ne sçait point estimer
les vertus hĂ©roĂŻques ? Jây regne, il est vrai, mais quelle
satisfaction pour un grand cĆur de regner sur des sujets presque
barbares ? Abandonnons-les à leur grossiereté, et allons
chercher quelque glorieux Ă©tablissement dans ce pays merveilleux
des romans, oĂč le peuple mĂȘme nâest composĂ© que de hĂ©ros.
Telles furent les pensĂ©es qui me vinrent Ă
lâesprit, et je ne tardai pas Ă les mettre en exĂ©cution. AprĂšs
mâĂȘtre muni secretement de tout ce que je crĂ»s nĂ©cessaire pour mon
voyage, je partis pendant une belle nuit au clair de la lune, pour
tenter, en parcourant le monde, la découverte que je méditois. Je
traversai beaucoup de plaines, je passai beaucoup de
montagnes ; je rencontrai dans mon chemin des chùteaux et des
villes sans nombre ; mais ne trouvant par-tout que des pays
semblables à ceux que je connoissois déja, et des peuples qui
nâavoient rien de singulier, je commençai enfin Ă mâennuyer de la
longueur de mes recherches. Jâavois beau mâinformer et demander des
nouvelles du pays des romans ; les uns me rĂ©pondoient quâils
ne le connoissoient pas mĂȘme de nom : les autres me disoient
quâĂ la vĂ©ritĂ© ils en avoient entendu parler, mais quâils
ignoroient dans quel lieu du monde il étoit situé. La seule chose
qui soûtenoit mon courage dans la longueur et la difficulté de
lâentreprise, câest la rĂ©flexion que je faisois, quâaprĂšs tout il
falloit bien que la romancie fût quelque part, et que ce ne pouvoit
pas ĂȘtre une chimere. Car enfin, disois-je, si ce pays nâexistoit
pas réellement, il faudroit donc traiter de visions ridicules et de
fables puĂ©riles tout ce quâon lit dans les romans. Quelle
apparence ! Eh ! Que faudroit-il donc penser de tant de
personnes si raisonnables dâailleurs qui ont tant de goĂ»t pour ces
lectures, et de tant de gens dâesprit qui employent leurs talens Ă
composer de pareils ouvrages ? Cependant malgré ces
rĂ©flexions, jâavoue que je fus quelquefois sur le point de me
repentir de mon entreprise, et quâil sâen fallĂ»t peu que je ne
prisse la résolution de retourner sur mes pas. Mais non, me dis-je,
encore une fois Ă moi-mĂȘme : aprĂšs en avoir tant fait, il
seroit honteux de reculer. Que sçais-je si je ne touche pas au
terme tant desirĂ©Â ? Jây touchois en effet sans le sçavoir, et
voici comment la chose arriva par un accident bizare, qui par-tout
ailleurs mâauroit coĂ»tĂ© la vie.
AprÚs avoir monté pendant plusieurs heures les
grandes montagnes de la Troximanie, jâarrivai enfin avec beaucoup
de peine jusquâĂ leur cime, conduisant mon cheval par la bride. LĂ ,
je sentis tout-Ă -coup que la terre me manquoit sous les
pieds ; en effet mon cheval roula dâun cĂŽtĂ© de la montagne, et
je culbutai de lâautre, sans sçavoir ce que je devins depuis ce
moment jusquâĂ celui oĂč je me trouvai au fond dâun affreux
précipice, environné de toutes parts de rochers effroyables. Il est
visible que quelque bon génie me soutint dans ma chûte pour
mâempĂȘcher dây pĂ©rir ; et je mâen serois apperçû dĂšs-lors si
jâavois eĂ» toutes les connoissances que jâai acquises depuis. Mais
la pensĂ©e ne mâen vint point, et jâattribuai Ă un heureux hasard ce
qui Ă©toit lâeffet dâune protection particuliere de quelque fĂ©e, de
quelque gĂ©nie favorable, ou de quelquâune de ces petites divinitĂ©s
qui voltigent dans le pays des romans en plus grand nombre que les
papillons ne volent au printems dans nos campagnes. On nâaura
cependant pas de peine Ă comprendre que dans la situation oĂč je me
trouvai, aprÚs avoir levé les yeux au ciel pour contempler la
hauteur Ă©norme dâoĂč jâĂ©tois tombĂ©, et avoir envisagĂ© toute
lâhorreur des lieux qui mâenvironnoient, je dĂ»s mâabandonner aux
plus tristes réflexions. « pauvre Fan-Férédin, que vas-tu
devenir dans cette horrible solitude⊠par oĂč sortiras-tu de ces
antres profonds⊠tu vas pĂ©rirâŠÂ » O que je dis de choses
touchantes, et que je me plaignis Ă©loquemment du destin, de la
fortune, de mon Ă©toile, et de tout ce qui me vint Ă lâesprit !
Mais on va voir combien jâavois tort de me plaindre ; et par
le droit que jâai acquis dans le pays des romans de faire des
réflexions morales, je voudrois que les hommes apprissent une bonne
fois par mon exemple, Ă respecter les dĂ©crets suprĂȘmes qui reglent
leur sort, et à ne se jamais plaindre des événemens qui leur
semblent les plus contraires Ă leurs desirs. Cependant la nuit qui
approchoit, redoubloit mon inquiétude, et je me hùtai de profiter
du peu de jour et de forces qui me restoient pour sortir, sâil
Ă©toit possible, de lâabĂźme oĂč jâĂ©tois. En vain aurois-je essayĂ© de
gagner les hauteurs : elles étoient trop escarpées. Il ne me
restoit quâĂ chercher dans les fonds une issuĂ« pour me conduire Ă
quelque endroit habité, ou du moins habitable. Nul vestige de
sentier ne sâoffrit Ă ma vûë. Sans doute jâĂ©tois le premier homme
qui fût descendu dans ce précipice. Je fûs ainsi réduit à me faire
une route Ă moi-mĂȘme, et en effet je fis si bien, en grimpant et
sautant de rocher en rocher, tantĂŽt mâaccrochant aux brossailles,
tantĂŽt me laissant couler sur le dos ou sur le ventre, quâaprĂšs
avoir fait quelque chemin de cette maniere, jâarrivai Ă un endroit
plus découvert et plus spatieux.
Le premier objet qui me frappa la vûë, fût une
espece de cimetiere, un charnier, ou un tas dâossemens dâune espece
singuliere. CâĂ©toient des cornes de toutes les figures, de grands
ongles crochus, des peaux seches de dragons ailés, et de longs becs
dâoiseaux de toute espece. Je me rappellai aussi-tĂŽt ce que jâavois
lĂ» dans les romans, des griffons, des centaures, des hippogriffes,
des dragons volans, des harpies, des satyres, et dâautres animaux
semblables, et je commençai Ă me flatter que je nâĂ©tois pas loin du
pays que je cherchois. Ce qui me confirma dans cette idĂ©e, câest
quâun moment aprĂšs je vis sortir de lâouverture dâun antre un
centaure, qui venant droit Ă lâendroit que jâobservois, y jetta une
grande carcasse dâhippogriffe quâil avoit apportĂ©e sur son dos,
aprĂšs quoi il se retira, et sâenfonça dans lâantre dâoĂč il Ă©toit
sorti. Quoique je connusse parfaitement les centaures, par les
lectures que jâavois faites, et que dâailleurs je ne manque point
de courage, jâavoue que cette premiere vûë me causa quelque
Ă©motion ; je me cachai mĂȘme derriere un rocher pour observer
le centaure jusquâĂ ce quâil se fĂ»t retirĂ©Â ; mais alors
reprenant mes esprits, et mâarmant de rĂ©solution : quâai-je Ă
craindre, dis-je en moi-mĂȘme, de ce centaure ? Jâai lĂ» dans
tous les romans que les centaures sont les meilleures gens du
monde. Loin dâĂȘtre ennemis des hommes, ils sont toĂ»jours disposĂ©s Ă
leur rendre service, et Ă leur apprendre mille secrets curieux,
tĂ©moin le centaure Chiron. Peut-ĂȘtre celui-ci me portera-t-il au
pays des romans ; du moins il ne refusera pas de me tirer de
ces horribles lieux. Je marchai aussi-tĂŽt vers lâantre, et
mâarrĂȘtant Ă lâentrĂ©e, je lâappellai Ă haute voix en ces
termes : « charitable centaure, si votre cĆur peut ĂȘtre
touchĂ© par la pitiĂ©, soyez sensible au malheur dâun prince qui
implore votre gĂ©nĂ©rositĂ©. Câest le Prince Fan-FĂ©rĂ©din qui vous
appelle ». Mais jâeus beau appeller et Ă©lever ma voix,
personne ne parut.
Plein dâinquiĂ©tude et dâune frayeur secrete,
jâentrai dans la caverne, et je vis que câĂ©toit un chemin
soĂ»terrain qui sâenfonçoit beaucoup sous la montagne. Quel parti
prendre ? Je nâen trouvai pas dâautre que de suivre le
centaure, jugeant quâil nâĂ©toit pas possible que je ne le
rencontrasse, ou que je ne me fisse bien-tĂŽt entendre Ă lui. Mais
avouerai-je ici ma foiblesse, ou ne lâavouerai-je pas ?
Faut-il parler ou me taire ? Voilà une de ces situations
difficiles, oĂč jâai souvent vĂ» dans les romans les hĂ©ros qui
racontent leurs avantures, et dont on ne connoĂźt bien lâembarras
que lorsquâon lâĂ©prouve soi-mĂȘme. AprĂšs tout, comme jâai remarquĂ©
que tout bien considéré, ces messieurs prennent toûjours le parti
dâavouer de bonne grace, jâavoue donc aussi quâĂ peine jâeus fait
cent pas dans ce profond souterrain, en suivant toûjours le rocher
qui servoit de mur, que saisi dâhorreur de me voir dans un lieu si
affreux sans sçavoir par quelle issuĂ« jâen pourrois sortir, je me
laissai tomber de foiblesse, et presque sans connoissance. Il mâen
resta cependant assez pour me souvenir que dans une situation Ă peu
prĂšs semblable, le cĂ©lebre Cleveland avoit eu lâesprit de
sâendormir ; et trouvant lâexpĂ©dient assez bon, je ne balançai
pas Ă lâimiter. Mais aprĂšs un tel aveu, il est bien juste que je me
dédommage par quelque trait qui fasse honneur à mon courage. Je me
relevai donc bien-tĂŽt aprĂšs, et considĂ©rant quâil falloit me
résoudre à périr dans ces profondes ténebres des entrailles de la
terre, ou trouver le moyen dâen sortir, je rĂ©solus de continuer ma
route jusquâoĂč elle me pourroit conduire. Quâon se reprĂ©sente un
homme marchant sans lumiere dans un boyau Ă©troit de la terre Ă deux
lieuĂ«s peut-ĂȘtre de profondeur, obligĂ© souvent de ramper, de se
replier, de se glisser comme un serpent dans des passages serrés,
sans pouvoir avancer quâen tĂątant de la main, et quâen sondant du
pied le terrain.
Telle Ă©toit ma situation, et on aura sans
doute de la peine Ă en imaginer une plus affreuse. Le souvenir de
cette avanture me fait encore tant dâhorreur, que jâen abrĂ©ge le
rĂ©cit. Mais ce que je ne puis mâempĂȘcher de dire, câest que je nâai
jamais mieux reconnu quâalors la vĂ©ritĂ© de ce que jâai vĂ» dans tous
les romans, quâon nâest jamais plus prĂšs dâobtenir le bien quâon
dĂ©sire, quâau moment que lâon en paroĂźt le plus Ă©loignĂ©Â : car
voici ce qui mâarriva. AprĂšs avoir marchĂ© long-tems de la façon que
je viens de raconter, je crus que je commençois à appercevoir
quelque foible lumiere. Jâeus peine dâabord Ă me le persuader, et
je lâattribuai Ă un effet de mon imagination inquiĂ©te et troublĂ©e.
Cependant jâapperçus bien-tĂŽt que cette lumiere augmentoit
sensiblement, et je nâen pĂ»s plus douter, lorsque je vis que je
commençois à distinguer les objets. Î quelle joye je ressentis dans
ce moment ! Tout mon corps en tressaillit, et je ne connois
point de termes capables de lâexprimer. Je ne comprends pas encore
comment ce passage subit dâune extrĂȘme tristesse Ă un si grand
excĂšs de joye, ne me causa pas une rĂ©volution dangereuse. Quoiquâil
en soit, voyant que le jour augmentoit toûjours, et jugeant que la
sortie que je cherchois ne devoit pas ĂȘtre Ă©loignĂ©e, je doublai le
pas, ou plûtÎt je courus avec empressement pour y arriver. Je la
trouvai en effet, et je vis⊠le dirai-je ? OĂŒi, je vis les
choses les plus Ă©tonnantes, les plus admirables, les plus
charmantes quâon puisse voir. Je vis en un mot le pays des romans.
Câest ce que je vais raconter dans le chapitre suivant.