Récits inachevés
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Récits inachevés

  1. 256 pages
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À propos de ce livre

Que dire et quoi écrire sur des personnes qui laissent peu de traces ou qui, lorsqu'elles en laissent, les inscrivent souvent en marge des normes? Quand et comment faut-il mettre en narration « scientifique » des discours singuliers se rapportant à des individus qui, eux-mêmes, « échappent » à la fois aux systèmes et aux récits dominants?Comment extraire avec acuité et fidélité l'essence de témoignages des travailleurs du sexe, des personnes vivant avec le VIH/sida ou faisant partie des minorités sexuelles et de genre, et cela, sans modifier leurs propos ni trahir les pensées qu'ils ont consenti à dévoiler? Comment retracer l'itinéraire de patients dans un contexte de déshospitalisation psychiatrique alors que les archives semblent introuvables? Comment rendre compte avec justesse de la parole délirante de ceux qu'on a coutume d'appeler les « fous » (malades mentaux, suicidés, criminels)? Comment faire parler les « derniers » témoignages des suicidés?Voilà quelques-unes des questions auxquelles se heurtent fréquemment les spécialistes des sciences sociales et humaines.Afin de trouver des pistes de réponses, des professeurs et des chercheurs en histoire, en sociologie, en criminologie, en travail social et en santé s'appuient sur des approches méthodologiques variées (analyse documentaire, ethnométhodologie, narration sociologique, histoire orale/entretiens/témoignages, théorisation ancrée), tout en abordant les questions d'éthique et l'importance des affects dans leur travail/pratique professionnelle.

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CHAPITRE 1

Archives mineures et sociologie narrative

Jean-François Laé
Université Paris VIII

INTRODUCTION

Pourquoi les archives mineures et la narration sociologique sont si mal portées dans les sciences sociales ? Quelle est cette disqualification de l’empirie qui récuse cette appartenance au domaine de la culture et des sciences de l’esprit ? Concept contre percept, ce combat est une vieille histoire. Pour dépasser cette éternelle opposition, nous défendons l’idée que raconter des histoires est une manière d’avancer une conceptualisation par le récit lui-même. La description dans un récit peut contenir sa propre théorie par la manière de l’écrire, de la transposer dans une écriture qui la problématise. Il en va ainsi des archives ordinaires. La fine description qui gît dans des « écrits de peu » restitue une expérience sociale, un monde sensible qui parle au lecteur ordinaire et rejoint parfois sa propre théorie pratique de l’existence.
Sans se regarder dans le miroir – un travers de la littérature actuelle – il s’agit pour nous de prendre le temps de décrire un mouvement, une pensée, une humeur, un sentiment, un geste qui parfois en dit plus long que le fameux concept consacré qui met en boîte précipitamment les percepts. Car décrire une scène, un geste, un sentiment, c’est utiliser la langue de celui qui écrit pour être au plus près de celui qui l’accomplit ; et ainsi comprendre et faire comprendre ce qu’il fait, ce qu’il pense, ce qu’il ressent. Expliquer ou comprendre ? Il n’y a pas selon nous de dilemme. Car l’explication, c’est la compréhension dépliée dans un récit. N’est-ce pas ce que font les historiens à tour de bras ?
Depuis dix ans, nous organisons des collectes de documents abandonnés : des écritures éphémères dans des foires à tout, des carnets et livrets de patients dans des hôpitaux, des correspondances aux HLM, des livrets de comptes dans des dossiers de surendettement, des cahiers de liaison venant de professionnels, des dossiers familiaux abandonnés lors de déménagements. Nous faisons feu de tout bois et l’armoire du collectif est pleine de ces archives1.
Puis nous les lisons jusqu’à plus soif. Nous nous interrogeons en nous demandant « comment les prendre ». Lire et relire permet de soulever des problèmes, de comprendre « d’où l’on parle ». Dans cette extrême dispersion, nous essayons de construire des séries, du genre les « écritures de prise en charge », les « écritures de surveillances », les « écritures de soins », les « écritures de coopérations »2. Parce que l’archive mineure donne à voir des pratiques minuscules, on peut penser qu’une fois celles-ci mises bout à bout, elles éclairent une façon de penser et d’agir, de se situer dans un espace-temps donné. Se laisser surprendre par l’archive délaissée, la décrire physiquement, se demander ce qu’elle fait là, sur quoi elle nous informe, qui est le fabricant et à qui elle s’adresse, cela demande du temps.
C’est ainsi que nous nous sommes intéressés aux écritures journalières en institutions. Que ce soit à l’hôpital ou dans une maison de retraite, dans l’espace scolaire ou dans un centre d’hébergement de nuit, des écrits se déposent dans des cahiers de liaison, des livres de retransmission ou de consignes. Chaque lieu a ses mots pour désigner cet espace : le cahier de liaison, le carnet de bord, le minutier, le registre de déclaration, le cahier d’étage ; mais quoi qu’il en soit, ils désignent bien une même activité professionnelle : retranscrire au plus près ce qui vient de se faire ou de se dire, les incidents et les mouvements des corps, les prescriptions et les avertissements.
Ce niveau très pragmatique permet par exemple d’interroger ce qu’écrit le chef de service par rapport à une notation d’un subalterne, qui lui-même décrit un incident avec un patient ou un usager. Quels sont les actes d’écritures obligatoires ou secondaires ? Que doit-on écrire sur un public donné, de sa famille, de son environnement ? Quelles sont les écritures attendues, les écarts, les mots d’humeur ? Comment s’articulent-elles (ou pas) les unes aux autres ? Quels sont les codes employés ? Peut-on déceler les étapes types et concrètes d’une procédure ? Il s’agit alors de rendre compte des permanences, des variations mais aussi des multiples usages professionnels des écritures.
On découvre ainsi que le monde des relations de services et de l’administration est codé et surplombé par le point de vue de l’État, comme une doublure des injonctions juridiques. C’est le monde des dossiers. Mais d’un autre point de vue, on découvre aussi des écritures minuscules des gens ordinaires, des gens pris en charge, avec cette question : et si c’était ces écritures qui alimentaient le dossier de l’usager ?
Dans ce processus, le regard du chercheur sur « le dossier » change. Que dit le professionnel et que fait-il lorsqu’il écrit ; que cherche-t-il à faire en écrivant pour lui et pour l’administration, pour opérer quoi et se conduire comment ? À travers quelle contexture, suivant l’expression de Lapoujade, les auteurs se disent, s’exposent, s’engagent, se regardent en train de faire ou de penser faire ? En quoi ces écrits marquent les relations et les sentiments, le temps et l’action présents ? Avec quel code et sur quel régime d’intensité ?
À condition de comprendre qu’il n’y a pas de dossier administratif sans écriture de patients, de correspondances, de demandes qui résistent, de lettres de protestations venant d’en bas. L’un marche avec l’autre. Voilà une ligne de partage ébranlée. Dans les documents archivés, cotés, enregistrés, on trouve dans le pli des chemises cartonnées des « écritures de soi », des lettres, des appels téléphoniques, des façons de se définir et de se dire. Il s’agit donc d’interroger ces prises subjectives qui activent les documents dits administratifs : les correspondances, les cahiers de comptes, les réclamations, les petits billets de peu. Le dossier dit administratif est le produit d’une double capture, à la fois des injonctions professionnelles et des formes d’expression venant d’en bas. De ce choc se dégage une réflexivité. La source administrative contient une contre-source qui offre un autre visage au dossier.

1. LETTRE AUX PRUD’HOMMES ET CAHIER D’UN GARDIEN

Prenons un dossier prud’homal. C’est une véritable procédure qui transporte sa légitimité, et un flot incroyable de pièces administratives, de certificats divers et de documents d’entreprise, dont la convention collective. Mais en dessous de ces filtres, des écritures manuscrites des salariés surviennent, notamment par des témoignages, des lettres, des écrits dans lesquels il faut toujours avancer « des preuves », attester de la réalité décrite, des dires des uns et des autres, pour affirmer, confirmer, contester, faire du bruit en somme. Si l’on est licencié, n’est-ce pas que l’on est un peu en faute ? Or, comment ces écritures l’évaluent-elles en termes de faute personnelle, de faute patronale, de droit ? Si le litige est une fracture entre différentes interprétations, il ouvre aussi à un no man’s land d’amertume, de plainte, de sentiments d’humiliation, de fatigue, de ressentiment.
Autrement dit, la lecture du chercheur n’a rien à voir avec la lecture du Conseiller Prud’homal ou de l’avocat, car ses questions ne portent pas sur l’issue du procès ni sur « les torts » mais sur des sentiments sociaux, des postures subjectives, des révoltes intimes.
Prenons cette lettre collective de 2008 envoyée au Conseil des Prud’hommes :
Monsieur,
Depuis la reprise de l’entreprise où nous étions tous salariés en août dernier, les tensions avec notre nouvelle hiérarchie ne cessent d’empirer. Différents courriers vous ont déjà été adressés à ce sujet.
Nous travaillons chaque jour avec la peur au ventre d’un faux pas qui sera sujet à un avertissement ou une diminution de notre amplitude horaire sanctionnant ainsi notre salaire en fin de mois. L’ambiance dans laquelle nous exerçons notre activité devient insupportable et n’est en rien comparable à celle que nous connaissions chez nos anciens employeurs. Chaque mois un salarié se sent dans la ligne de mire et devient la bête noire avec moins d’heures, plus de samedi, plus de dimanche, écarté de tout et mis à l’écart sans aucune explication.
Les brimades, les paroles méprisantes, les moqueries et les sous-entendus sur notre place au sein de celle-ci fusent chaque jour. La remarque « la porte est grande ouverte » est répétée à tour de bras à qui veut l’entendre. Le questionnement des clients sur notre façon de rouler, la route que l’on prend, la façon dont nous leur avons parlé, dont nous les avons accompagnés, à la vitesse où nous avons roulé, est sujet à reproches.
Les nouveaux salariés font la garde de nuit et reviennent travailler le lendemain alors qu’une période de repos de 11 heures avant et après est réglementée. La tâche de nettoyage est affaire la plupart du temps des salariés repris et non des autres. Le fait de déposer la voiture devant nous afin que l’on effectue le nettoyage du véhicule qu’ils ont utilisé, alors qu’ils vont dans le bureau boire le café, est de plus en plus dégradant. Toutes ces situations ne sont qu’une partie des faits que nous vivons chaque jour.
C’est pourquoi nous nous permettons de nous retourner auprès de nos services pour savoir les démarches ou les dispositions que nous pouvons mettre en œuvre pour essayer d’améliorer nos conditions de travail et d’envisager un avenir plus serein pour chacun de nous.
En vous souhaitant bonne réception,
Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes salutations distinguées.
Cinq chauffeurs d’une entreprise d’ambulances connaissent une réduction de leur salaire liée à une diminution des heures de travail données. « La peur au ventre », ils se sentent menacés par les nouveaux salariés à qui l’on donne des tâches plus nobles. Écartés du travail des samedis et dimanches, plus rémunérateurs, ils se sentent pénalisés par le nouvel employeur et au bord du précipice. Vont-ils être licenciés ?
La menace couve et les accords d’entreprise partent en breloque. Rien ne va plus, tour à tour ils sont les « têtes de turc » de l’employeur. Ils demandent ce qu’ils pourraient faire pour améliorer les conditions de travail et surtout détendre l’ambiance. Un conflit s’amorce avec les nouveaux salariés qui sont favorisés et entraînés, malgré eux on le devine, par le nouveau patron dans la spirale du mépris des anciens. « La porte est grande ouverte », l’invitation à la démission est telle que la question se pose pour eux. Comment se défendre en ce cas précis ?
Au centre de cette archive mineure, la peur. Elle permet de comprendre pourquoi les salariés n’osent porter plainte en ouvrant une procédure prud’homale. Ils ne donneront pas de suite à cet envoi. On pourrait ainsi constituer un corpus de lettres organisé autour de « la peur au travail ». Et de mener une réflexion sur les espaces d’hostilité où le chantage est au cœur des relations au travail. Car la peur d’être licencié éteint tout appel au droit.
Prenons une main courante d’un gardien d’immeuble que nous avons trouvée par hasard sur le bureau de l’un d’eux. Je discute avec lui et lui demande ce qu’il en fait, à quoi elle lui sert. Son propos permet de sentir comment cette notation est à ses yeux utile.
J’ai ma petite liste. Mais je ne la mets pas dans mon rapport au supérieur HLM. C’est pour moi savoir. On m’a dit dans ma formation que-c’est-utile-que-pour-moi. Faut connaître ses locataires et être proche, m’a-t-on dit. Faut savoir s’ils ont des problèmes sociaux car on peut être interrogé là-dessus. Mais je ne donne pas à la hiérarchie. Il y a des choses qui ne les regardent pas. Mais c’est vrai que depuis que le service militaire a été supprimé, y’a pu d’autorité. Ça dressait l’autorité le service et les jeunes apprenaient à faire des listes. En Algérie j’ai appris à faire des listes, des listes.
Dylan, 18 ans, élève médiocre, manœuvre, liberté surveillée pour vol, foyer de RMistes très pauvres. Nombre de délits plus élevés que ne l’indique le casier judiciaire.
Mohamed, 22 ans, élève médiocre, instable, agent de nettoyage chez Onet. Liberté provisoire pour bagarre. Parents séparés. Père retourné au pays. Auteur de plusieurs délits et chef de bande dans l’immeuble Lafontaine.
Omar, 19 ans, élève médiocre. Machiniste. Vol d’un voisin dans le bâtiment Claudel. Vit avec ses parents. Plusieurs dégâts causés au bâtiment Gagarine.
Diarra. Délinquant. Manœuvre. Liberté surveillée pour vol de scooter. Père gravement malade. S’est soustrait à la police. Ne regarde que les scooters 400 cc.
Soulayam, élève médiocre. Manœuvre. Issu d’une famille à mauvaise réputation. Toujours ivre et drogué. Mais pas méchant. Parfois m’aide pour les poubelles.
Teddy, élève médiocre. Sans travail. Famille d’un immigré algérien arrivé en France en 1970. Impliqué pour divers trucs. Gentil garçon.
C’est mon cahier délinquance à moi, ajoute-t-il. Je sais qu’ils sont des élèves médiocres car leur professeur d’anglais, Jean Bertoli, habite au Lafontaine. Des fois il y a des bons élèves m’a-t-il dit, surtout les filles voilées car elles veulent se distinguer. Pour les délits que je connais, je ne porte jamais plainte. Je donne discrètement un avertissement. On m’a dit de ne pas confondre les incivilités et les délits. Moi je m’occupe que des incivilités, quand y sont pas polis, crachent ou jettent les poubelles par la fenêtre. Ou quand il y a harcèlement moral, alors là je porte plainte pour harcèlement car il faut me respecter, on me l’a dit en formation des gardiens d’immeuble. Ils sont...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Titre de page
  3. Droits d’auteur
  4. Table des matières
  5. Introduction
  6. Chapitre 1: Archives mineures et sociologie narrative
  7. Chapitre 2: Pour une improbable méthode. Et si par hasard on se retrouvait dans des cartons : histoire familiale orale, archives et autres écrits
  8. Chapitre 3: Les dérives épistémologiques d’une criminologue péruvienne au Congo
  9. Chapitre 4: Convergences et diversité. Une interprétation collective des pratiques et usages du témoignage par des communautés sexuelles
  10. Chapitre 5: Quand les sources traditionnelles ne répondent pas… De quelques stratégies pour brosser un portrait sociohistorique de la déshospitalisation en santé mentale dans le Nord ontarien (1950-2010)
  11. Chapitre 6: Travailler « la matière-émotion ». Une approche microhistorienne
  12. Chapitre 7: Peut-on prendre les récits de malades au pied de la lettre ? L’exemple des courriers de patients adressés au Dr Tissot
  13. Chapitre 8: L’Histoire en délires. Usages des écrits délirants dans la pratique historienne
  14. Chapitre 9: Faire parler la mort volontaire. Enjeux épistémologique, méthodologique et éthique
  15. Conclusion – Ce qui reste. Usages des archives